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Rap et Poésie : convergences et divergences
article [ ]
l'exemple de Continuum ou le RAP comme une Révolte en Apesanteur et Poésie


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by [triton ]

2019-01-31  | [This text should be read in francais]    | 








Même si Maurice Druon, avec l’autorité savante que lui conféraient ses beaux habits d’académicien, avait, dans les colonnes du Figaro il y a une vingtaine d’années, fait un aussi surprenant que vibrant éloge de MC Solaar, en qui il n’avait pas hésité à voir l’incarnation du renouveau de la poésie française, le rap et la poésie m’apparaissent comme deux genres distincts qui n’ont pas grand-chose en commun, à part la recherche d’une puissance d’impact à travers le recours au langage. Je ne parle pas ici de la qualité intrinsèque des textes : il y a de très mauvais rappeurs (notamment ceux dont les textes ne font que ressasser leurs frustrations et un besoin obsessionnel de se faire par tous les moyens un maximum de fric) comme il y a de très mauvais poètes (notamment ceux dont l’écriture n’est qu’un laborieux et vain exercice de style pour, au mieux, accéder à une certaine éloquence un peu verbeuse ou prétentieusement égotiste) ! Malgré les passerelles qu’ont tenté de bâtir quelques slameurs et des poètes performeurs privilégiant l’oralité, il s’agit bien, de toute évidence, de deux directions diamétralement divergentes. Alors que la poésie contemporaine, qui se méfie des images et des concepts, vise à apurer l’écriture pour interroger les limites du langage et se confronter à l’indicible des mots en révélant, comme une lumière rasante, les plus infimes variations des nuances que le langage ordinaire peine à exprimer (le poids d’une absence, la densité d’une présence ou encore le désir inassouvi d’être au monde), le rap s’appuie sur un flow fortement rythmé, parfois frénétique, pour prendre d’assaut le langage et utiliser sa puissance comme une arme de contestation politique ou sociale. A priori, la poésie, qui s’écrit au bord du silence, et le rap, qui se scande avec force et rage, n’ont rien à voir…

Pourtant, certains rappeurs revendiquent clairement que leur travail sur l’écriture ressort de la poésie. Ce genre de déclaration est toujours dangereuse car elle est source de malentendu et risque de décevoir simultanément les amateurs de rap et les amateurs de poésie ! Et j’ai souvent trouvé que les rappeurs qui se prétendaient poètes s’enorgueillissaient de peu, ne retenant de la poésie qu’une sorte d’habillage formel (le rythme et les rimes) en oubliant sa quintessence qui est d’être l’expression, intime et personnelle, d’un rapport au monde. En fait, certains rappeurs, comme s’ils éprouvaient le besoin impérieux de légitimer leur approche artistique, donnent le sentiment de rechercher dans la poésie une sorte de caution extérieure, qui semble à première vue inappropriée car les enjeux et les procédés du rap et de la poésie ne sont pas les mêmes, et même contre-productive puisqu’elle avoue implicitement une sorte de complexe d’infériorité par rapport à une culture plus « académique ». Le rap peut-il, malgré tout, parvenir à susciter une émotion proche d’un véritable sentiment poétique ? Cette question, futile à première vue, mérite néanmoins qu’on s’y intéresse car elle touche à l’essence même du rap et de sa reconnaissance en tant qu’art autonome. En fait, le rap me paraît aujourd’hui confronté au même questionnement que le métal (dont je suis amateur) qui, assimilé à sa naissance à une sorte de « vacarme » commis par des sous-musiciens dégénérés accusés de tous les maux (drogués, satanistes, etc.), s’est diversifié en plusieurs écoles qui, en approfondissant toutes les potentialités du genre et en les déclinant du plus subtil au plus brutal, sont devenues des disciplines musicales à part entière dont nul ne conteste plus la dimension artistique, à tel point que des musiciens et des compositeurs de métal travaillent désormais en collaboration d’égal à égal avec des orchestres classiques. Et des groupes comme (pour ne citer que les plus connus) Apocalyptica, Metallica, Linkin Park, Iron Maiden, Dream Theater, Gojira, Amorphis, Rotting Christ, Thérion et surtout Paradise Lost démontrent, avec des textes travaillés et chantés d’une voix claire ou gutturale (le growl), que le sentiment poétique peut naître et s’épanouir sur tous les terrains, sous réserve d’un auditoire à l’esprit suffisamment ouvert pour ne pas être cloisonné par ses préjugés… Ayant cessé depuis longtemps d’écouter du rap (ce que je connais du rap est essentiellement le son produit dans les années 1990/2000 notamment par IAM), c’est par un concours de circonstances hautement improbable que j’ai découvert « Continuum », un album singulier et très original autoproduit par un jeune artiste atypique encore peu connu, Vova, qui, dans le même titre [Partir], se présente et s'affirme poète « je ne fais pas du rap, je fais de la poésie » et rappeur « j’aime le rap et le rap me le rend / si je dérape ils me le rappelleront ». Cet album (où Vova travaille en collaboration avec d’autres artistes du collectif 365) me servira de fil d’Ariane car il illustre parfaitement la démarche d’un rap ambitieux tentant de surmonter la dichotomie entre un texte à l’écriture très travaillée et un chant sous tension respectant, sans aucun compromis, les codes du genre.

Dans cet album concept, dont les titres (que je précise entre crochets quand je fais une citation) sont toutefois parfaitement indépendants et autonomes, Vova, observant la Terre depuis un vaisseau en orbite, se met en retrait d’un monde qui l’écoeure :

** [Le roi et l’oiseau] : « leur monde me dégoûte frère / et le sang est rouge / sur les bouts de verre »

et adopte une position d’observateur invisible pour faire le bilan désabusé de nos impasses :

** [J’ai vu le monde] : « de là-haut j’ai vu le monde / calme juste un jour / appuyé sur pause / comme si la guerre était juste un jeu »

** [Petit humain] : « tu te demandes comment te faire à l’idée que la finalité n’était que vanité / petit humain dépense tout ça dans le but de se racheter »

Le propos est ambitieux mais n’est pas non plus totalement novateur. J’ai ainsi songé à « Gravité Zéro », un album de rap indépendant sorti en 2003 (dont le CD doit traîner quelque part au fond de mes étagères…), qui décrivait des scènes de vie dans un avenir futuriste dont les contours n’étaient, au fond, qu’une projection à peine déformée de notre univers quotidien et de nos futurs possibles (tensions sociales, guerres, désastres écologiques, etc.). A l’écoute, la volonté évidente de Vova de porter un discours lucide et cohérent à l’échelle du monde m’a également fait songer à IAM, et plusieurs titres de « Continuum », notamment « J’ai vu le monde », ont éveillé des réminiscences de « La fin de leur monde », le titre phare de l’album « Saison 5 » d’IAM. Mais l’album de Vova se démarque nettement par un travail sur l’écriture parfois presque virtuose, notamment dans la recherche des doubles sens et des rimes qui n’apparaissent, sauf ci et là, jamais maladroitement forcées et parviennent à susciter plusieurs niveaux de lecture ou, pour parler plus justement, de compréhension car le danger est grand, à trop se focaliser sur le texte, d’oublier que le rap n’est pas un genre littéraire (mais c’est une confusion que certains rappeurs aiment eux-mêmes entretenir !) mais bien une musique dont les codes s’imposent au texte.

Et l’album de Vova est bien, pleinement et viscéralement, un album de rap. Il n’y a pas tromperie sur la marchandise : le texte est d’abord scandé et soutenu par le rythme d’une musique au tempo souvent assez lent, qui fait la part belle au flow ou au chant. On est loin des procédés de la poésie contemporaine qui cherche à prendre source dans un peu de paroles capable de provoquer, aux limites du silence, la résonance des mots et la condensation du sentiment poétique. En revanche, ce rap est très proche d’une poésie férocement virulente et fortement politisée, apparue au 19ème siècle et qui s’est poursuivie tout au long du 20ème siècle. En fait, il y aurait contresens à vouloir inscrire le rap, tel que le pratique Vova et d’autres rappeurs, en filiation de la poésie actuelle. Il serait plutôt un retour aux sources de la poésie contestataire et idéologique telle qu’elle fut pratiquée à la fin du 19ème siècle, époque de grands clivages qui n’ont jamais vraiment disparu. Les socialistes et les anarchistes (je mets de côté les proto-fascistes qui furent également « poétiquement » très actifs comme Paul Déroulède) multipliaient alors les déclarations véhémentes contre la République bourgeoise née sur les décombres du second Empire et ces invectives prenaient souvent l’allure de poèmes ou de chansons dénonçant la misère et les injustices. Même si ce n'est pas pour cette partie de leur œuvre qu'on les connait, la plupart des penseurs et théoriciens, qu’ils fussent anarchistes ou socialistes (de Karl Marx à Jean Jaurès en passant par Joseph Déjacque) ont commencé, quand ils étaient jeunes, par écrire de la poésie engagée et je suis sûr que Vova, s'il était né plus tôt, aurait lui aussi écrit des poèmes ou des chants pour encourager les révolutionnaires de 1848 ou de 1870. La plupart des titres de « Continuum » sont porteurs de revendications, issues de faits d’actualité explicitement mentionnés mais aussi, avec des accents utopistes, d’attentes envers un futur espéré plus beau que le présent auquel il est enchaîné :

** [Time to go] : « Il n’y a rien à faire quand le temps presse / Les hommes et leurs affaires me tiennent en laisse »

** [Balle perdue] : « comment prendre ton destin en mains quand t’es menotté ? »

** [J’attends] : « j’espère pouvoir dire à mes enfants moi j’ai lutté / toi tu as une belle montre / moi j’ai le temps j’attends »

** [J’ai vu le monde] : « j’ai vu beaucoup d’amour et pas de terreur / compter sur ses frères plutôt que compter les billets / dans ma tête j’ai vu un monde sans drapeaux ni frontière / parade au paradis bien loin de l’enfer / la fin de Monsanto et le meilleur pour nos santés »

Le constat est parfois formulé de manière un peu simpliste, avec quelques clichés qui me semblent hélas être des figures de style imposées, dont le rap devra apprendre à se débarrasser pour arriver à une critique sociale aussi percutante dans le fond que sur la forme. Néanmoins, Vova a le grand mérite de s’efforcer de délivrer un discours construit et lucide, tout en restant profondément engagé. Son rap se démarque très nettement des messages sommaires du genre « on est dans la galère mais on va tous vous niquer et vous faire cracher », portés par des textes et des clips où éclate une sorte de fascination grotesque et presque risiblement pitoyable pour les signes extérieurs de puissance ou de richesse (les flingues, les liasses de billets, les grosses bagnoles, les marques de luxe, le bling-bling du succès, etc.) ou franchement malsaine par des relents racistes (via une culture de clan fondée sur des appartenances ethniques) et/ou misogynes clairement assumés. Comme si ces rappeurs considéraient que le respect s’impose dans un rapport de force et se fichaient éperdument des injustices sociales, qui sont pourtant bien réelles, et s’avouaient simplement frustrés de ne pas avoir leur part du gâteau… IAM, dans « Rap de droite », avait brossé un portrait, à la fois drôle et désolant, en tout cas terriblement efficace, de cette tendance qui décrédibilise le rap en permettant à ses détracteurs de le confondre avec sa propre caricature. Erreur que j’ai moi-même longtemps commise et il a fallu qu’une amie me fasse écouter « Suicide social » ou « Notes pour trop tard » pour que je découvre qu’Orelsan valait infiniment mieux que la polémique suscitée par « Sale pute ». Or il est en fait profondément injuste de dénigrer le rap pour sa vacuité ou sa vulgarité, tout en louant la radicalité d’autres groupes ou musiciens qui ont porté, dans d’autres genres musicaux, les mêmes colères et les mêmes espoirs que le rap authentique. Je pense évidemment à Renaud (notamment ses chansons des années 70/80 : Hexagone / Société / Mon HLM / 2ème génération / etc. dont les textes avaient été édités par Gérard Lebovici dans sa collection de littérature anarchiste), à Noir Désir (Un jour en France / A l’envers à l’endroit / L’homme pressé, etc.), à Damien Saez (J’accuse / Mon terroriste / Jeunesse lève-toi / Les cours des lycées / etc.) mais on peut aussi songer à Jacques Brel, à Georges Brassens et à Maxime Le Forestier qui ont chanté, aussi joliment que tranquillement, des charges admirables contre la bien-pensance ou l’ordre bourgeois. Maxime Le Forestier n’a pas l’aura de Brassens ou de Brel mais il me plaît de souligner l’intelligence caustique et acérée de « Le steak ou complainte de ceux qui ont le ventre vide, considérée comme une gaudriole par ceux qui ont le ventre plein » et, surtout, de « J’m’en fous de la France », où il questionne la réalité de la devise Liberté / Egalité / Fraternité dans des termes qui n’ont pas trop mal vieilli ! Cela dit, il est évident que la portée revendicatrice d’un rap ou d’une chanson n’atteindra jamais la profondeur de l’écrit qui, seul, permet à une pensée de pleinement se déployer dans toute son intensité et sa radicalité. Je reste fasciné par des poètes comme Arthur Rimbaud, Armand Robin, André Laude ou Ilarie Voronca pour leur volonté de liberté absolue et de clairvoyance, dont ils ont payé le prix fort en acceptant d’aller jusqu’à crever dans la solitude et la misère par refus des compromis…

Mais si l’album de Vova appartient bien au rap, il se caractérise par le soin méticuleux apporté à une écriture travaillée à la syllabe près. A l’écoute, il me semble assez évident, mais je n’en ai pas la certitude, que l’écriture des textes précède celle de la musique et que le rythme est ajusté pour caler sur les mots et non l’inverse.

** [Partir] : « mon arme c’est mon livre coup de barillet / (…) sur un bout de parchemin je trace mon chemin »

Le danger d’une écriture trop travaillée serait d’intellectualiser le message et d’étouffer la spontanéité d’une parole qui doit venir du cœur ou des tripes pour toucher vraiment. Vova en est visiblement conscient car l’écriture se renouvelle sans cesse, avec de brusques variations de style et de niveau syntaxique qui alternent parfois au sein d’un même morceau. Les textes oscillent entre des phrases au vocabulaire précis et maîtrisé ([Espace] : « la vie n’est que rencontre les connexions se créent / je communique sans fil juste par photons intriqués »), des formulations recherchées aux images souvent originales et non dénuées d'humour ([J’attends] : « profite de ta vie / ne regarde pas défiler les heures comme si c’était des mannequins ») à défaut d’être toujours heureuses (j’avoue que certaines références, notamment celles aux manga auxquels je n’ai jamais accrochés, me laissent totalement indifférent), et des invectives, dont la violence déchire soudain la trame du texte par un éclair de rage comme dans [Le roi et l’oiseau] : « Monte monte monte sur leur pyramide de merde ! ».

Néanmoins, c’est dans la recherche des rimes et doubles sens que le talent d’écriture que Vova se manifeste avec le plus d’éclat. Les rimes sont parfois d’une grande richesse, comme par exemple à la fin du titre [Le roi et l’oiseau] qui, au-delà de la référence inattendue au dessin animé de Grimault et Prévert, est un très beau morceau de musique où la mélodie du thème principal (au piano) est mise en contrepoint de la violence inhérente au rap :

** [Le roi et l’oiseau] : « faites les monter monter montez les vos tours / montez jusqu’à percer les nuages croiser les vautours / ville basse est abyssale / le prince en costume regarde en bas les habits sales »

Le titre [Time to go] contient aussi quelques jolies rimes bien trouvées :

« je fuis la France à l’heure qu’il est / la grande aiguille avance / moi je vais la reculer »

« je suis venu là pour rêver l’ennui / je dors le jour je vis la nuit »


On sent aussi chez Vova, notamment quand il avoue sans détour, dans [Balle perdue] : « J’écris des textes prise de tête style rébus », une sorte de jubilation à truffer ses textes de passages gigognes, où le sens se ramifie parfois à la limite du jeu de mots en approfondissant un champ lexical ou en jouant des homophonies :

** [Equinoxe] : « Dans ma tête ça tourne pas rond / Comme la planète je t’emmène dans ma révolution »

** [Petit humain] : « Y a pas le temps pour le marchand de sable peut-être qu’on a tous un grain »

** [Equinoxe] : « Chaque mois je disparais comme la Lune et (ça les fait marrer/c’est l’effet marée) »

** [Equinoxe] : « Le temps fait mon humeur et le pire c’est que je suis toujours (à l’heure/râleur) »

** [Espace] : « Il n’y a qu’au-dessus des nuages que j’ai la (voie/voix) lactée »

Cette écriture est parfois difficile à suivre car le phrasé est rapide et ne laisse pas de répit, imposant alors une deuxième écoute pour bien comprendre le sens. Certains jeux de langage apparaissent un peu gratuits, comme si Vova n’avait pas résisté à l’envie d’épater son public, mais, pour la plupart, ils font sens. Par exemple :

** [Espace] : « t’es dans l’espace pourtant t’es rien pour tenter rien / (…) Et mes doigts touchent l’espace et les étoiles sur un clavier azerty »

Ce petit passage, dont le début m’a un peu rappelé « Terrien t’es rien » d’Hubert-Félix Thiéfaine, chanteur génial pour sa capacité à varier les ambiances et à partir en roue libre dans des délires verbaux maîtrisés aux sens multiples (dont l’un des plus beaux exemples est « Alligator 427 » sur l’apocalypse nucléaire), est riche de multiples résonances et il faut espérer que Vova parvienne à toujours maintenir ce niveau d’écriture qui, en quelques mots, évoque tout à la fois la vanité de nos efforts d’êtres englués à la Terre, tentant d’accéder à une réalité supérieure, et le chemin possible ouvert par le recours au langage. L’espace cosmique, qui se refuse à nous par son immensité incommensurable à l’échelle humaine, est à portée de main sur un clavier. Le langage établit entre les choses, même les plus lointaines, des ponts qui peuvent enjamber le temps et l’espace (le continuum, qui donne son titre à l’album) et constituent la seule voie d’approche possible vers ce qui, sans les mots, resteraient hors d’atteinte… Et c’est là que se révèle vraiment la singularité de Vova : son rapport à l’écriture structure son rap et justifie un chant qui s’assimile à un rapport au monde, intime et personnel. Or c’est là l’essence même de la poésie !

Néanmoins, le langage est aussi un piège car il fait reposer notre rapport au monde sur un ensemble de règles et de représentations conventionnelles. La condition sine qua non du sentiment poétique est l’expression d’une expérience de l’être au-delà des illusions conceptuelles du langage, qui nous isolent de la réalité du monde. La fameuse phrase de Rimbaud « Nous ne sommes pas au monde » naît du constat que (comme les hommes dans la caverne de Platon) nous vivons dans un monde de concepts et non dans la réalité du monde. En mettant à part la poésie d’inspiration religieuse, la poésie est, à la fois, l’aveu d’un sentiment de déréliction, ce sentiment d’exil existentiel à la source du spleen qui hante la poésie française depuis « Les fleurs du mal », et l’espoir d’une plénitude dans l’ici et le maintenant, ce qu’Yves Bonnefoy appelait la quête du « vrai lieu », comme une sorte d’extase matérielle parmi les choses et les êtres qu’illumine le miracle de leur fragile beauté mortelle. Pour cette raison, il ne me semble pas anodin que le premier titre de Continuum s’intitule « Partir » et que le rapport au temps soit aussi prégnant dans plusieurs morceaux de l’album (notamment dans [Time to go] et [J’attends]) car la fascination de l’inconnu et le désir d’ailleurs, hors d’un quotidien morne enlisé dans la misère ou la banalité des jours, ainsi que la fuite des heures, qui nous mène à une mort inéluctable qui ne laissera rien subsister de nous, sont les deux ressorts essentiels du sentiment poétique. Il serait sans doute plus pertinent d’évoquer ici des poètes (et Rimbaud en premier lieu, qui dénonça les pièges du bonheur domestique et d’une vie si bien rangée qu’elle n’était plus la vie) mais peu importe, à la limite, la manière de faire éclore et cristalliser le sentiment poétique… Comme l’écrivit Baudelaire, peu importe le flacon pourvu qu’on ait l’ivresse ! Et il y a des chansons de Nicolas Peyrac, de Miossec, de Denez Prigent, de Damien Saez, de Gérard Manset, d’Alain Bashung (à partir de son album « L’imprudence »), de Yann Tiersen, et de bien d’autres encore mais surtout de Dominique A (notamment « Monochrome » et « L’horizon ») qui me soulèvent le cœur ainsi que des poèmes et que je trouve si poignantes qu’elles me font tout arrêter, en me plongeant dans une sorte de sidération qui m’absorbe tout entier dans l’écoute. Pour citer (enfin !) de plus jeunes artistes et une femme, je trouve également que Stromae, Bigflo & Oli ou Angèle, cette dernière avec des chansons comme « Tout oublier » et « Nombreux » qui est une déclaration belle à faire pleurer celui qui la recevrait, illustrent eux aussi la volonté de ne pas s’engluer dans une vie médiocre et d’accéder à une vie plus haute et plus belle, intensément vécue et non plus subie, où l’amour serait la clef pour ré-enchanter le monde dans l’instant présent…

Pour être très honnête, je ne connais pas d’album de rap, et Continuum ne fait pas exception, capable de provoquer en moi le sentiment poétique mais le rap de Vova dépasse indéniablement la seule dimension de la contestation sociale et démontre, avec des accents personnels que je trouve très inhabituels, une sensibilité à vif qui pourrait être un terrain fertile pour le sentiment poétique. Vova se dévoile beaucoup dans ses textes : on ressent, derrière les mots, la densité de présence d’un être humain dont la sincérité et la révolte, qui semble avant tout le désir désintéressé de cette vie plus belle qui transparaît dans tout vrai poème, suscitent l’empathie. Le rap n’est pour lui ni un passe-temps ni une manière de flatter son ego en rêvant d’argent ou de gloire, mais une nécessité intérieure :

** [Time to go] : « le son c’est comme le sang je l’ai dans la peau (…) Je dors le jour je vis la nuit (…) Je me relève en couchant mes idées sur du papier »

Ce faisant, Vova ressemble à ces écrivains et poètes, qu’Aragon avait appelé des hommes doubles, qui mènent une vie marquée par une dichotomie entre l’être social et l’être intime.

** [Vu venir] : « J’aime le rap je déteste les rappeurs / tu fais du rap seulement pour qu’on t’adore // moi je reste sincère // une main dans le rap une autre dans le boulot j’ai tout fait dans l’ombre »

Cultivant (jusqu’à la mort s’ils ne renoncent pas au bout de quelques années, vaincus par la lassitude et l’indifférence) un jardin secret avec l’espoir inavoué de rencontrer, un jour, des âmes sœurs qui deviendront des amis auxquels ils pourront se révéler dans la totalité de leur être, ces êtres aux facettes multiples sont souvent des écorchés qui n’ont pas renoncé à tenter de surmonter la contradiction entre la vie vécue et la vie rêvée. Je laisse donc à Vova le mot de la fin :

** [J’attends] : « j’espère pouvoir dire à mes enfants moi j’ai lutté »

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