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Les Chants de Maldoror
poetry [ ]

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by [Comte_de_Lautreamont_ ]

2005-10-19  | [This text should be read in francais]    |  Submited by Ionescu Bogdan



Chant premier

Plût au ciel que le lecteur, enhardi et devenu momentanĂ©ment fĂ©roce comme ce qu'il lit, trouve, sans se dĂ©sorienter, son chemin abrupt et sauvage, Ă  travers les marĂ©cages dĂ©solĂ©s de ces pages sombres et pleines de poison; car, Ă  moins qu'il n'apporte dans sa lecture une logique rigoureuse et une tension d'esprit Ă©gale au moins Ă  sa dĂ©fiance, les Ă©manations mortelles de ce livre imbiberont son âme comme l'eau le sucre. Il n'est pas bon que tout le monde lise les pages qui vont suivre; quelques-uns seuls savoureront ce fruit amer sans danger. Par consĂ©quent, âme timide, avant de pĂ©nĂ©trer plus loin dans de pareilles landes inexplorĂ©es, dirige tes talons en arrière et non en avant. Écoute bien ce que je te dis: dirige tes talons en arrière et non en avant, comme les yeux d'un fils qui se dĂ©tourne respectueusement de la contemplation auguste de la face maternelle; ou, plutĂ´t, comme un angle Ă  perte de vue de grues frileuses mĂ©ditant beaucoup, qui, pendant l'hiver, vole puissamment Ă  travers le silence, toutes voiles tendues, vers un point dĂ©terminĂ© de l'horizon, d'où tout Ă  coup part un vent Ă©trange et fort, prĂ©curseur de la tempête. La grue la plus vieille et qui forme Ă  elle seule l'avant-garde, voyant cela, branle la tête comme une personne raisonnable, consĂ©quemment son bec aussi qu'elle fait claquer, et n'est pas contente (moi, non plus, je ne le serais pas Ă  sa place), tandis que son vieux cou, dĂ©garni de plumes et contemporain de trois gĂ©nĂ©rations de grues, se remue en ondulations irritĂ©es qui prĂ©sagent l'orage qui s'approche de plus en plus. Après avoir de sang-froid regardĂ© plusieurs fois de tous les cĂ´tĂ©s avec des yeux qui renferment l'expĂ©rience, prudemment, la première (car, c'est elle qui a le privilège de montrer les plumes de sa queue aux autres grues infĂ©rieures en intelligence), avec son cri vigilant de mĂ©lancolique sentinelle, pour repousser l'ennemi commun, elle vire avec flexibilitĂ© la pointe de la figure gĂ©omĂ©trique (c'est peut-être un triangle, mais on ne voit pas le troisième cĂ´tĂ© que forment dans l'espace ces curieux oiseaux de passage), soit Ă  bâbord, soit Ă  tribord, comme un habile capitaine; et, manoeuvrant avec des ailes qui ne paraissent pas plus grandes que celles d'un moineau, parce qu'elle n'est pas bête, elle prend ainsi un autre chemin philosophique et plus sûr.


*


Lecteur, c'est peut-être la haine que tu veux que j'invoque dans le commencement de cet ouvrage! Qui te dit que tu n'en renifleras pas, baignĂ© dans d'innombrables voluptĂ©s, tant que tu voudras, avec tes narines orgueilleuses, larges et maigres, en te renversant de ventre, pareil Ă  un requin, dans l'air beau et noir, comme si tu comprenais l'importance de cet acte et l'importance non moindre de ton appĂ©tit lĂ©gitime, lentement et majestueusement, les rouges Ă©manations? Je t'assure, elles rĂ©jouiront les deux trous informes de ton museau hideux, Ă´ monstre, si toutefois tu t'appliques auparavant Ă  respirer trois mille fois de suite la conscience maudite de l'Éternel! Tes narines, qui seront dĂ©mesurĂ©ment dilatĂ©es de contentement ineffable, d'extase immobile, ne demanderont pas quelque chose de meilleur Ă  l'espace, devenu embaumĂ© comme de parfums et d'encens; car, elles seront rassasiĂ©es d'un bonheur complet, comme les anges qui habitent dans la magnificence et la paix des agrĂ©ables cieux.


*


J'Ă©tablirai dans quelques lignes comment Maldoror fut bon pendant ses premières annĂ©es, où il vĂ©cut heureux; c'est fait. Il s'aperçut ensuite qu'il Ă©tait nĂ© mĂ©chant: fatalitĂ© extraordinaire! Il cacha son caractère tant qu'il put, pendant un grand nombre d'annĂ©es; mais, Ă  la fin, Ă  cause de cette concentration qui ne lui Ă©tait pas naturelle, chaque jour le sang lui montait Ă  la tête; jusqu'Ă  ce que, ne pouvant plus supporter une pareille vie, il se jeta rĂ©solument dans la carrière du mal... atmosphère douce! Qui l'aurait dit! lorsqu'il embrassait un petit enfant, au visage rose, il aurait voulu lui enlever ses joues avec un rasoir, et il l'aurait fait très souvent, si Justice, avec son long cortège de châtiments, ne l'en eût chaque fois empêchĂ©. Il n'Ă©tait pas menteur, il avouait la vĂ©ritĂ© et disait qu'il Ă©tait cruel. Humains, avez-vous entendu? il ose le redire avec cette plume qui tremble! Ainsi donc, il est d'une puissance plus forte que la volontĂ©... MalĂ©diction! La pierre voudrait se soustraire aux lois de la pesanteur? Impossible. Impossible, si le mal voulait s'allier avec le bien. C'est ce que je disais plus haut.


*


Il y en a qui Ă©crivent pour rechercher les applaudissements humains, au moyen de nobles qualitĂ©s du coeur que l'imagination invente ou qu'ils peuvent avoir. Moi, je fais servir mon gĂ©nie Ă  peindre les dĂ©lices de la cruautĂ©! DĂ©lices non passagères, artificielles; mais, qui ont commencĂ© avec l'homme, finiront avec lui. Le gĂ©nie ne peut-il pas s'allier avec la cruautĂ© dans les rĂ©solutions secrètes de la Providence? ou, parce qu'on est cruel, ne peut-on pas avoir du gĂ©nie? On en verra la preuve dans mes paroles; il ne tient qu'Ă  vous de m'Ă©couter, si vous le voulez bien... Pardon, il me semblait que mes cheveux s'Ă©taient dressĂ©s sur ma tête; mais, ce n'est rien, car, avec ma main, je suis parvenu facilement Ă  les remettre dans leur première position. Celui qui chante ne prĂ©tend pas que ses cavatines soient une chose inconnue; au contraire, il se loue de ce que les pensĂ©es hautaines et mĂ©chantes de son hĂ©ros soient dans tous les hommes.


*


J'ai vu, pendant toute ma vie, sans en excepter un seul, les hommes, aux Ă©paules Ă©troites, faire des actes stupides et nombreux, abrutir leurs semblables, et pervertir les âmes par tous les moyens. Ils appellent les motifs de leurs actions: la gloire. En voyant ces spectacles, j'ai voulu rire comme les autres; mais cela, Ă©trange imitation, Ă©tait impossible. J'ai pris un canif dont la lame avait un tranchant acĂ©rĂ©, et me suis fendu les chairs aux endroits où se rĂ©unissent les lèvres. Un instant je crus mon but atteint. Je regardai dans un miroir cette bouche meurtrie par ma propre volontĂ©! C'Ă©tait une erreur! Le sang qui coulait avec abondance des deux blessures empêchait d'ailleurs de distinguer si c'Ă©tait lĂ  vraiment le rire des autres. Mais, après quelques instants de comparaison, je vis bien que mon rire ne ressemblait pas Ă  celui des humains, c'est-Ă -dire que je ne riais pas. J'ai vu des hommes, Ă  la tête laide et aux yeux terribles enfoncĂ©s dans l'orbite obscur, surpasser la duretĂ© du roc, la rigiditĂ© de l'acier fondu, la cruautĂ© du requin, l'insolence de la jeunesse, la fureur insensĂ©e des criminels, les trahisons de l'hypocrite, les comĂ©diens les plus extraordinaires, la puissance de caractère des prêtres, et les êtres les plus cachĂ©s au-dehors, les plus froids des mondes et du ciel; lasser les moralistes Ă  dĂ©couvrir leur coeur, et faire retomber sur eux la colère implacable d'en haut. Je les ai vus tous Ă  la fois, tantĂ´t, le poing le plus robuste dirigĂ© vers le ciel, comme celui d'un enfant dĂ©jĂ  pervers contre sa mère, probablement excitĂ©s par quelque esprit de l'enfer, les yeux chargĂ©s d'un remords cuisant en même temps que haineux, dans un silence glacial, n'oser Ă©mettre les mĂ©ditations vastes et ingrates que recelait leur sein, tant elles Ă©taient pleines d'injustice et d'horreur, et attrister de compassion le Dieu de misĂ©ricorde; tantĂ´t, Ă  chaque moment du jour, depuis le commencement de l'enfance jusqu'Ă  la fin de la vieillesse, en rĂ©pandant des anathèmes incroyables, qui n'avaient pas le sens commun, contre tout ce qui respire, contre eux-mêmes et contre la providence, prostituer les femmes et les enfants, et dĂ©shonorer ainsi les parties du corps consacrĂ©es Ă  la pudeur. Alors, les mers soulèvent leurs eaux, engloutissent dans leurs abĂ®mes les planches; les ouragans, les tremblements de terre renversent les maisons, la perte, les maladies diverses dĂ©ciment les familles priantes. Mais, les hommes ne s'en aperçoivent pas. Je les ai vus aussi rougissant, pâlissant de honte pour leur conduite sur cette terre; rarement. Tempêtes, soeurs des ouragans; firmament bleuâtre, dont je n'admets pas la beautĂ©; mer hypocrite, image de mon coeur; terre, au sein mystĂ©rieux; habitants des sphères; univers entier; Dieu, qui l'as crĂ©Ă© avec magnificence, c'est toi que j'invoque: montre-moi un homme qui soit bon!... Mais, que ta grâce dĂ©cuple mes forces naturelles; car, au spectacle de ce monstre, je puis mourir d'Ă©tonnement; on meurt Ă  moins.


*


On doit laisser pousser ses ongles pendant quinze jours. Oh! Comme il est doux d'arracher brutalement de son lit un enfant qui n'a rien encore sur la lèvre supĂ©rieure, et, avec les yeux très ouverts, de faire semblant de passer suavement la main sur son front, en inclinant en arrière ses beaux cheveux! Puis, tout Ă  coup, au moment où il s'y attend le moins, d'enfoncer les ongles longs dans sa poitrine molle, de façon qu'il ne meure pas; car, s'il mourait, on n'aurait pas plus tard l'aspect de ses misères. Ensuite, on boit le sang en lĂ©chant les blessures; et, pendant ce temps, qui devrait durer autant que l'Ă©ternitĂ© dure, l'enfant pleure. Rien n'est si bon que son sang, extrait comme je viens de le dire, et tout chaud encore, si ce ne sont ses larmes, amères comme le sel. Homme, n'as-tu jamais goûtĂ© de ton sang, quand par hasard tu t'es coupĂ© le doigt? Comme il est bon, n'est-ce pas; car, il n'a aucun goût. En outre, ne te souviens-tu pas d'avoir un jour, dans tes rĂ©flexions lugubres, portĂ© la main, creusĂ©e au fond, sur ta figure maladive mouillĂ©e par ce qui tombait des yeux; laquelle main ensuite se dirigeait fatalement vers la bouche, qui puisait Ă  longs traits, dans cette coupe, tremblante comme les dents de l'Ă©lève qui regarde obliquement celui qui est nĂ© pour l'oppresser, les larmes? Comme elles sont bonnes, n'est-ce pas; car, elles ont le goût du vinaigre. On dirait les larmes de celle qui aime le plus; mais, les larmes de l'enfant sont meilleures au palais. Lui, ne trahit pas, ne connaissant pas encore le mal: celle qui aime le plus trahit tĂ´t ou tard... je le devine par analogie, quoique j'ignore ce que c'est que l'amitiĂ©, que l'amour (il est probable que je ne les accepterai jamais; du moins, de la part de la race humaine). Donc, puisque ton sang et tes larmes ne te dĂ©goûtent pas, nourris-toi, nourris-toi avec confiance des larmes et du sang de l'adolescent. Bande-lui les yeux, pendant que tu dĂ©chireras ses chairs palpitantes; et, après avoir entendu de longues heures ses cris sublimes, semblables aux râles perçants que poussent dans une bataille les gosiers des blessĂ©s agonisants, alors, t'ayant Ă©cartĂ© comme une avalanche, tu te prĂ©cipiterais de la chambre voisine, et tu feras semblant d'arriver Ă  son secours. Tu lui dĂ©lieras les mains, aux nerfs et aux veines gonflĂ©es, tu rendras ta vue Ă  ses yeux Ă©garĂ©s, en te remettant Ă  lĂ©cher ses larmes et son sang. Comme alors le repentir est vrai! L'Ă©tincelle divine qui est en nous, et paraĂ®t si rarement, se montre; trop tard! Comme le coeur dĂ©borde de pouvoir consoler l'innocent Ă  qui l'on a fait du mal: "Adolescent, qui venez de souffrir des douleurs cruelles, qui donc a pu commettre sur vous un crime que je ne sais de quel nom qualifier! Malheureux que vous êtes! Comme vous devez souffrir! Et si votre mère savait cela, elle ne serait pas plus près de la mort, si abhorrĂ©e par les coupables, que je ne le suis maintenant. HĂ©las! qu'est-ce donc que le bien et le mal! Est-ce une même chose par laquelle nous tĂ©moignons avec rage notre impuissance, et la passion d'atteindre Ă  l'infini par les moyens même les plus insensĂ©s? Ou bien, sont-ce deux choses diffĂ©rentes? Oui... que ce soit plutĂ´t une même chose... car, sinon, que deviendrai-je au jour du jugement! Adolescent, pardonne-moi; c'est celui qui est devant ta figure noble et sacrĂ©e, qui a brisĂ© tes os et dĂ©chirĂ© tes chairs qui pendent Ă  diffĂ©rents endroits de ton corps. Est-ce un dĂ©lire de ma raison malade, est-ce ton instinct secret qui ne dĂ©pend pas de mes raisonnements, pareil Ă  celui de l'aigle dĂ©chirant sa proie, qui m'a poussĂ© Ă  commettre ce crime; et pourtant, autant que ma victime, je souffrais! Adolescent, pardonne-moi. Une fois sortis de cette vie passagère, je veux que nous soyons entrelacĂ©s pendant l'Ă©ternitĂ©; ne former qu'un seul être, ma bouche collĂ©e Ă  ta bouche. Même, de cette manière, ma punition ne sera pas complète. Alors, tu me dĂ©chireras, sans jamais t'arrêter, avec les dents et les ongles Ă  la fois. Je parerai mon corps de guirlandes embaumĂ©es, pour cet holocauste expiatoire; et nous souffrirons tous les deux, moi, d'être dĂ©chirĂ©, toi, de me dĂ©chirer... ma bouche collĂ©e Ă  ta bouche. O adolescent, aux cheveux blonds, aux yeux si doux, feras-tu maintenant ce que je te conseille? MalgrĂ© toi, je veux que tu le fasses, et tu rendras heureuse ma conscience." Après avoir parlĂ© ainsi, en même temps tu auras fait le mal Ă  un être humain, et tu seras aimĂ© du même être: c'est le bonheur le plus grand que l'on puisse concevoir. Plus tard, tu pourras le mettre Ă  l'hĂ´pital; car, le perclus ne pourra pas gagner sa vie. On t'appellera bon, et couronnes de laurier et les mĂ©dailles d'or cacheront tes pieds nus, Ă©pars sur la grande tombe, Ă  la figure vieille. O toi, dont je ne veux pas Ă©crire le nom sur cette page qui consacre la saintetĂ© du crime, je sais que ton pardon fut immense comme l'univers. Mais, moi, j'existe encore!


*


J'ai fait un pacte avec la prostitution afin de semer le dĂ©sordre dans les familles. Je me rappelle la nuit qui prĂ©cĂ©da cette dangereuse liaison. Je vis devant moi un tombeau. J'entendis un ver luisant, grand comme une maison, qui me dit: "Je vais t'Ă©clairer. Lis l'inscription. Ce n'est pas de moi que vient cet ordre suprême." Une vaste lumière couleur de sang, Ă  laquelle mes mâchoires claquèrent et mes bras tombèrent inertes, se rĂ©pandit dans les airs jusqu'Ă  l'horizon. Je m'appuyai contre une muraille en ruine, car j'allais tomber, et je lus: "Ci-gĂ®t un adolescent qui mourut poitrinaire: vous savez pourquoi. Ne priez pas pour lui." Beaucoup d'hommes n'auraient peut-être pas eu autant de courage que moi. Pendant ce temps, une belle femme nue vint se coucher Ă  mes pieds. Moi, Ă  elle, avec une figure triste: "Tu peux te relever." Je lui tendis la main avec laquelle le fratricide Ă©gorge sa soeur. Le ver luisant, Ă  moi: "Toi, prends une pierre et tue-la. - Pourquoi? lui dis-je." Lui, Ă  moi: "Prends garde Ă  toi; les plus faible, parce que je suis le plus fort. Celle-ci s'appelle Prostitution." Les larmes dans les yeux, la rage dans le coeur, je sentis naĂ®tre en moi une force inconnue. Je pris une grosse pierre; après bien des efforts, je la soulevai avec peine jusqu'Ă  la hauteur de ma poitrine; je la mis sur l'Ă©paule avec les bras. Je gravis une montagne jusqu'au sommet: de lĂ , j'Ă©crasai le ver luisant. Sa tête s'enfonça sous le sol d'une grandeur d'homme; la pierre rebondit jusqu'Ă  la hauteur de six Ă©glises. Elle alla retomber dans un lac, dont les eaux s'abaissèrent un instant, tournoyantes, en creusant un immense cĂ´ne renversĂ©." Le calme reparut Ă  la surface; la lumière de sang ne brilla plus. "HĂ©las! HĂ©las! s'Ă©cria la belle femme nue; qu'as-tu fait?" Moi, Ă  elle; "Je te prĂ©fère Ă  lui; parce que j'ai pitiĂ© des malheureux. Ce n'est pas ta faute, si la justice Ă©ternelle t'a crĂ©Ă©e." Elle, Ă  moi: "un jour, les hommes me rendront justice; je ne t'en dis pas davantage. Laisse-moi partir, pour aller cacher au fond de la mer ma tristesse infinie. Il n'y a que toi et les monstres hideux qui grouillent dans ces noirs abĂ®mes, qui ne me mĂ©prisent pas. Tu es bon. Adieu, toi qui m'as aimĂ©e." Moi, Ă  elle: "Adieu! encore une fois: adieu! Je t'aimerai toujours!... Dès aujourd'hui, j'abandonne la vertu." C'est pourquoi, Ă´ peuples, quand vous entendrez le vent d'hiver gĂ©mir sur la mer et près de ses bords, ou au-dessus des grandes villes, qui, depuis longtemps, ont pris le deuil pour moi, ou Ă  travers les froides rĂ©gions polaires, dites: "Ce n'est pas l'esprit de Dieu qui passe: ce n'est que le soupir aigu de la prostitution, uni avec les gĂ©missements graves du MontĂ©vidĂ©en." Enfants, c'est moi qui vous le dis. Alors, pleins de misĂ©ricorde, agenouillez-vous; et que les hommes, plus nombreux que les poux, fassent de longues prières.


*


Au clair de la lune, près de la mer, dans les endroits isolĂ©s des campagnes, l'on voit, plongĂ© dans d'amères rĂ©flexions, toutes les choses revêtir des formes jaunes, indĂ©cises, fantastiques. L'ombre des arbres, tantĂ´t vite, tantĂ´t lentement, court, vient, revient, par diverses formes, en s'aplatissant, en se collant contre la terre. Dans le temps, lorsque j'Ă©tais emportĂ© sur les ailes de la jeunesse, cela me faisait rêver, me paraissait Ă©trange; maintenant, j'y suis habituĂ©. Le vent gĂ©mit Ă  travers les feuilles ses notes langoureuses, et le hibou chante sa grave complainte, qui fait dresser les cheveux Ă  ceux qui l'entendent. Alors, les chiens, rendus furieux, brisent leurs chaĂ®nes, s'Ă©chappent des fermes lointaines; ils courent dans la campagne, ça et lĂ , en proie Ă  la folie. Tout Ă  coup, ils s'arrêtent, regardent de tous les cĂ´tĂ©s avec une inquiĂ©tude farouche, l'oeil en feu; et, de même que les Ă©lĂ©phants, avant de mourir, jettent dans le dĂ©sert un dernier regard au ciel, Ă©levant dĂ©sespĂ©rĂ©ment leur trompe, laissant leurs oreilles inertes, de même les chiens laissent leurs oreilles inertes, Ă©lèvent la tête, gonflent le cou terrible, et se mettent Ă  aboyer, tour Ă  tour, soit comme un enfant qui crie de faim, soit comme un chat blessĂ© au ventre au-dessus d'un toit, soit comme une femme qui va enfanter, soit comme un moribond atteint de la peste Ă  l'hĂ´pital, soit comme une jeune fille qui chante un air sublime, contre les Ă©toiles au nord, contre les Ă©toiles au sud, contre les Ă©toiles Ă  l'ouest; contre la lune; contre les montagnes, semblables au loin Ă  des roches gĂ©antes, gisantes dans l'obscuritĂ©; contre l'air froid qu'ils aspirent Ă  pleins poumons, qui rend l'intĂ©rieur de leur narine, rouge, brûlant; contre le silence de la nuit, contre les chouettes, dont le vol oblique leur rase le museau, emportant un rat ou une grenouille dans le bec, nourriture vivante, douce pour les petits; contre les lièvres, qui disparaissent en un clin d'oeil; contre le voleur, qui s'enfuit au galop de son cheval après avoir commis un crime; contre les serpents, remuant les bruyères, qui leur font trembler la peau, grincer des dents; contre leurs propres aboiements, qui leur font peur Ă  eux-mêmes; contre les crapauds, qu'ils broient d'un coup sec de mâchoire (pourquoi se sont-ils Ă©loignĂ©s du marais?); contre les arbres, dont les feuilles, mollement bercĂ©es, sont autant de mystères qu'ils ne comprennent pas, qu'ils veulent dĂ©couvrir avec leurs yeux fixes, intelligents; contre les araignĂ©es, suspendues entre leurs longues pattes, qui grimpent sur les arbres pour se sauver; contre les corbeaux, qui n'ont pas trouvĂ© de quoi manger pendant la journĂ©e, et qui s'en reviennent au gĂ®te l'aile fatiguĂ©e; contre les rochers du rivage; contre les feux, qui paraissent aux mâts des navires invisibles; contre le bruit sourd des vagues; contre les grands poissons, qui, nageant, montrent leur dos noir, puis s'enfoncent dans l'abĂ®me; et contre l'homme qui les rend esclaves. Après quoi, ils se mettent de nouveau Ă  courir dans la campagne, en sautant, de leurs pattes sanglantes par dessus les fossĂ©s, les chemins, les champs, les herbes et les pierres escarpĂ©es. On les dirait atteints de la rage, cherchant un vaste Ă©tang pour apaiser leur soif. Leurs hurlements prolongĂ©s Ă©pouvantent la nature. Malheur au voyageur attardĂ©! Les amis des cimetières se jetteront sur lui, le dĂ©chireront, le mangeront avec leur bouche d'où tombe du sang; car, ils n'ont pas les dents gâtĂ©es. Les animaux sauvages, n'osant pas s'approcher pour prendre part au repas de chair, s'enfuient Ă  perte de vue, tremblants. Après quelques heures, les chiens, harassĂ©s de courir ça et lĂ , presque morts, la langue en dehors de la bouche, se prĂ©cipitent les uns sur les autres, sans savoir ce qu'ils font, et se dĂ©chirent en mille lambeaux, avec une rapiditĂ© incroyable. Ils n'agissent pas ainsi par cruautĂ©. Un jour, avec des yeux vitreux, ma mère me dit: "Lorsque tu seras dans ton lit, que tu entendras les aboiements des chiens dans la campagne, cache-toi dans ta couverture, ne tourne pas en dĂ©rision ce qu'ils font: ils ont soif insatiable de l'infini, comme toi, comme moi, comme le reste des humains, Ă  la figure pâle et longue. Même, je te permets de te mettre devant la fenêtre pour contempler ce spectacle, qui est assez sublime." Depuis ce temps, je respecte le voeu de la morte. Moi, comme les chiens, j'Ă©prouve le besoin de l'infini... Je ne puis, je ne puis contenter ce besoin! Je suis fils de l'homme et de la femme, d'après ce qu'on m'a dit. Ça m'Ă©tonne...je croyais être davantage! Au reste, que m'importe d'où je viens? Moi, si cela avait pu dĂ©pendre de ma volontĂ©, j'aurais voulu être plutĂ´t le fils de la femelle du requin, dont la faim est amie des tempêtes, et du tigre, Ă  la cruautĂ© reconnue: je ne serais pas si mĂ©chant. Vous, qui me regardez, Ă©loignez-vous de moi, car mon haleine exhale un souffle empoisonnĂ©. Nu n'a encore vu les rides vertes de mon front; ni les os en saillie de ma figure maigre, pareils aux arêtes de quelque grand poisson, ou au rochers couvrant les rivages de la mer, ou aux abruptes montagnes alpestres, que je parcourus souvent, quand j'avais sur ma tête des cheveux d'une autre couleur. Et, quand je rĂ´de autour des habitations des hommes, pendant les nuits orageuses, les yeux ardents, les cheveux flagellĂ©s par le vent des tempêtes, isolĂ© comme une pierre au milieu du chemin, je couvre ma face flĂ©trie, avec un morceau de velours, noir comme la suie qui remplit l'intĂ©rieur des cheminĂ©es: il ne faut pas que mes yeux soient tĂ©moins de la laideur que l'Être suprême, avec un sourire de haine puissante, a mise sur moi. Chaque matin, quand le soleil se lève pour les autres, en rĂ©pandant la joie et la chaleur dans toute la nature, tandis qu'aucun de mes traits ne bouge, en regardant fixement l'espace plein de tĂ©nèbres, accroupi vers le fond de ma caverne aimĂ©e, dans un dĂ©sespoir qui m'enivre comme le vin, je meurtris de mes puissantes mains ma poitrine en lambeaux. Pourtant, je sens que je ne suis pas atteint de la rage! Pourtant, je sens que je ne suis pas le seul qui souffre! Pourtant, je sens que je respire! Comme un condamnĂ© qui essaie ses muscles, en rĂ©flĂ©chissant sur leur sort, et qui va bientĂ´t mener Ă  l'Ă©chafaud, debout, sur mon lit de paille, les yeux fermĂ©s, je tourne lentement mon col de droite Ă  gauche, de gauche Ă  droite, pendant des heures entières; je ne tombe pas raide mort. De moment en moment, lorsque mon col ne peut plus continuer de tourner dans un même sens, qu'il s'arrête, pour se remettre Ă  tourner dans un sens opposĂ©, je regarde subitement Ă  l'horizon, Ă  travers les rares interstices laissĂ©s par les broussailles Ă©paisses qui recouvrent l'entrĂ©e: je ne vois rien! Rien... si ce ne sont les campagnes qui dansent en tourbillons avec les arbres et avec les longues files d'oiseaux qui traversent les airs. Cela me trouble le sang et le cerveau... Qui donc, sur la tête, me donne des coups de barre de fer, comme un marteau frappant l'enclume?


*


Je me propose, sans être Ă©mu, de dĂ©clamer Ă  grande voix la strophe sĂ©rieuse et froide que vous allez entendre. Vous, faites attention Ă  ce qu'elle contient, et gardez-vous de l'impression pĂ©nible qu'elle ne manquera pas de laisser, comme une flĂ©trissure, dans vos imaginations troublĂ©es. Ne croyez pas que je sois sur le point de mourir, car je ne suis pas encore un squelette, et la vieillesse n'est pas collĂ©e Ă  mon front. Écartons en consĂ©quence toute idĂ©e de comparaison avec le cygne, au moment où son existence s'envole, et ne voyez devant vous qu'un monstre, dont je suis heureux que vous ne puissiez apercevoir la figure; mais moins horrible est-elle que son âme. Cependant, je ne suis pas un criminel... Assez sur ce sujet. Il n'y pas si longtemps que j'ai revu la mer et foulĂ© le pont des vaisseaux, et mes souvenirs sont vivaces comme si je l'avais quittĂ©e la veille. Soyez nĂ©anmoins, si vous le pouvez, aussi calmes que moi, dans cette lecture que je me repens dĂ©jĂ  de vous offrir, et ne rougissez pas Ă  la pensĂ©e de ce qu'est le coeur humain. O poulpe, au regard de soie! toi, dont l'âme est insĂ©parable de la mienne; toi, le plus beau des habitants du globe terrestre, et qui commandes Ă  un sĂ©rail de quatre cents ventouses; toi, en qui siègent noblement, comme dans leur rĂ©sidence naturelle, par un commun accord, d'un lien indestructible, la douce vertu communicative et les grâces divines, pourquoi n'es-tu pas avec moi, ton ventre de mercure contre ma poitrine d'aluminium, assis tous les deux sur quelque rocher du rivage, pour contempler ce spectacle que j'adore!

Vieil ocĂ©an, aux vagues de cristal, tu ressembles proportionnellement Ă  ces marques azurĂ©es que l'on voit sur le dos meurtri des mousses; tu es un immense bleu, appliquĂ© sur le corps de la terre: j'aime cette comparaison. Ainsi, Ă  ton premier aspect, un souffle prolongĂ© de tristesse, qu'on croirait être le murmure de ta brise suave, passe, en laissant des ineffables traces, sur l'âme profondĂ©ment Ă©branlĂ©e, et tu rappelles au souvenir de tes amants, sans qu'on s'en rende toujours compte, les rudes commencements de l'homme, où il fait connaissance avec la douleur, qui ne le quitte plus. Je te salue, vieil ocĂ©an!

Vieil ocĂ©an, ta forme harmonieusement sphĂ©rique, qui rĂ©jouit la face grave de la gĂ©omĂ©trie, ne me rappelle que trop les petits yeux de l'homme, pareils Ă  ceux du sanglier pour la petitesse, et Ă  ceux des oiseaux de nuit pour la perfection circulaire du contour. Cependant, l'homme s'est cru beau dans les siècles. Moi, je suppose plutĂ´t que l'homme ne croit Ă  sa beautĂ© que par amour-propre; mais, qu'il n'est pas beau rĂ©ellement et qu'il s'en doute; car, pourquoi regarde-t-il la figure de son semblable avec tant de mĂ©pris? Je te salue, vieil ocĂ©an!

Vieil ocĂ©an, tu es le symbole de l'identitĂ©: toujours Ă©gal Ă  toi-même. Tu ne varies pas d'une manière essentielle, et, si tes vagues sont quelque part en furie, dans quelque autre zone elles sont dans le calme le plus complet. Tu n'es pas comme l'homme qui s'arrête dans la rue, pour voir deux bouledogues s'empoigner au cou, mais, qui ne s'arrête pas, quand un enterrement passe; qui est ce matin accessible et ce soir de mauvaise humeur; qui rit aujourd'hui et pleure demain. Je te salue, vieil ocĂ©an!

Vieil océan, il n'y aurait rien d'impossible à ce que tu caches dans ton sein de futures utilités pour l'homme. Tu lui as déjà donné la baleine. Tu ne laisses pas facilement deviner aux yeux avides des sciences naturelles les mille secrets de ton intime organisation: tu es modeste. L'homme se vante sans cesse, et pour des minuties. Je te salue, vieil océan!

Vieil ocĂ©an, les diffĂ©rentes espèces de poissons que tu nourris n'ont pas jurĂ© fraternitĂ© entre elles. Chaque espèce vit de son cĂ´tĂ©. Les tempĂ©raments et les conformations qui varient dans chacune d'elles, expliquent, d'une manière insatisfaisante, ce qui ne paraĂ®t d'abord qu'une anomalie. Il en est ainsi de l'homme, qui n'a pas les mêmes motifs d'excuse. Un morceau de terre est-il occupĂ© par trente millions d'êtres humains, ceux-ci se croient obligĂ©s de ne pas se mêler de l'existence de leurs voisins, fixĂ©s comme des racines sur le morceau de terre qui suit. En descendant du grand au petit, chaque homme vit comme un sauvage dans sa tanière, et en sort rarement pour visiter son semblable, accroupi pareillement dans une autre tanière. La grande famille universelle des humains est une utopie digne de la logique la plus mĂ©diocre. En outre, du spectacle de tes mamelles fĂ©condes, se dĂ©gage la notion d'ingratitude; car, on pense aussitĂ´t Ă  ces parents nombreux, assez ingrats envers le CrĂ©ateur, pour abandonner le fruit de leur misĂ©rable union. Je te salue, vieil ocĂ©an!

Vieil ocĂ©an, ta grandeur matĂ©rielle ne peut se comparer qu'Ă  la mesure qu'on se fait de ce qu'il a fallu de puissance active pour engendrer la totalitĂ© de ta masse. On ne peut pas t'embrasser d'un coup d'oeil. Pour te contempler, il faut que la vue tourne son tĂ©lescope, par un mouvement continu, vers les quatre points de l'horizon, de même qu'un mathĂ©maticien, afin de rĂ©soudre une Ă©quation algĂ©brique, est obligĂ© d'examiner sĂ©parĂ©ment les divers cas possibles, avant de trancher la difficultĂ©. L'homme mange des substances nourrissantes, et fait d'autres efforts, dignes d'un meilleur sort, pour paraĂ®tre gras. Qu'elle se gonfle tant qu'elle voudra, cette adorable grenouille. Sois tranquille, elle ne t'Ă©galera pas en grosseur; je le suppose, du moins. Je te salue, vieil ocĂ©an!

Vieil ocĂ©an, tes eaux sont amères. C'est exactement le même goût que le fiel que distille la critique sur les beaux-arts, sur les sciences, sur tout. Si quelqu'un a du gĂ©nie, on le fait passer pour un idiot; si quelque autre est beau de corps, c'est un bossu affreux. Certes, il faut que l'homme sente avec force son imperfection, dont les trois quarts d'ailleurs ne sont dus qu'Ă  lui-même, pour la critiquer ainsi! Je te salue, vieil ocĂ©an!

Vieil ocĂ©an, les hommes, malgrĂ© l'excellence de leurs mĂ©thodes, ne sont pas encore parvenus, aidĂ©s par les moyens d'investigation de la science, Ă  mesurer la profondeur vertigineuse de tes abĂ®mes; tu en as que les sondes les plus longues, les plus pesantes, ont reconnu inaccessibles. Aux poissons... ça leur est permis: pas aux hommes. Souvent, je me suis demandĂ© quelle chose Ă©tait la plus facile Ă  reconnaĂ®tre: la profondeur de l'ocĂ©an ou la profondeur du coeur humain! Souvent, la main portĂ©e au front, debout sur les vaisseaux, tandis que la lune se balançait entre les mâts d'une façon irrĂ©gulière, je me suis surpris, faisant abstraction de tout ce qui n'Ă©tait pas le but que je poursuivais, m'efforçant de rĂ©soudre ce difficile problème! Oui, quel est le plus profond, le plus impĂ©nĂ©trable des deux: l'ocĂ©an ou le coeur humain. Si trente ans d'expĂ©rience de la vie peuvent jusqu'Ă  un certain point pencher la balance vers l'une ou l'autre de ces solutions, il me sera permis de dire que, malgrĂ© la profondeur de l'ocĂ©an, il ne peut pas se mettre en ligne, quant Ă  la comparaison sur cette propriĂ©tĂ©, avec la profondeur du coeur humain. J'ai Ă©tĂ© en relation avec des hommes qui ont Ă©tĂ© vertueux. Ils mouraient Ă  soixante ans, et chacun ne manquait pas de s'Ă©crier: "Ils ont fait le bien sur cette terre, c'est-Ă -dire qu'ils ont pratiquĂ© la charitĂ©: voilĂ  tout, ce n'est pas malin, chacun peut en faire autant." Qui comprendra pourquoi deux amants qui s'idolâtraient la veille, pour un mot mal interprĂ©tĂ©, s'Ă©cartent, l'un vers l'orient, l'autre vers l'occident, avec les aiguillons de la haine, de la vengeance, de l'amour et du remords, et ne se revoient plus, chacun drapĂ© dans sa fiertĂ© solitaire. C'est un miracle qui se renouvelle chaque jour et qui n'en est pas moins miraculeux. Qui comprendra pourquoi l'on savoure non seulement les disgrâces gĂ©nĂ©rales de ses semblables, mais encore les particulières de ses amis les plus chers, tandis que l'ont est affligĂ© en même temps? Un exemple incontestable pour clore la sĂ©rie: l'homme dit hypocritement oui et pense non. C'est pour cela que les marcassins de l'humanitĂ© ont tant de confiance les uns dans les autres et ne sont pas Ă©goïstes. Il reste Ă  la psychologie beaucoup de progrès Ă  faire. Je te salue, vieil ocĂ©an!

Vieil ocĂ©an, tu es si puissant, que les hommes l'ont appris Ă  leurs propres dĂ©pens. Ils ont beau employer toutes les ressources de leur gĂ©nie...incapables de te dominer. Ils ont trouvĂ© leur maĂ®tre. Je dis qu'ils ont trouvĂ© quelque chose de plus fort qu'eux. Ce quelque chose a un nom. Ce nom est: l'ocĂ©an! La peur que tu leur inspires est telle, qu'ils te respectent. MalgrĂ© cela, tu fais valser leurs plus lourdes machines avec grâce, Ă©lĂ©gance et facilitĂ©. Tu leur fais faire des sauts gymnastiques jusqu'au ciel, et des plongeons admirables jusqu'au fond de tes domaines: un saltimbanque en serait jaloux. Bienheureux sont-ils, quand tu ne les enveloppes pas dĂ©finitivement dans tes plis bouillonnants, pour aller voir, sans chemin de fer, dans tes entrailles aquatiques, comment se portent les poissons, et surtout comment ils se portent eux-mêmes. L'homme dit: "Je suis plus intelligent que l'ocĂ©an." C'est possible; c'est même assez vrai; mais l'ocĂ©an lui est plus redoutable que lui Ă  l'ocĂ©an: c'est ce qu'il n'est pas nĂ©cessaire de prouver. Ce patriarche observateur, contemporain des premières Ă©poques de notre globe suspendu, sourit de pitiĂ©, quand il assiste aux combats navals des nations. VoilĂ  une centaine de lĂ©viathans qui sont sortis des mains de l'humanitĂ©. Les ordres emphatiques des supĂ©rieurs, les cris des blessĂ©s, les coups de canon, c'est du bruit fait exprès pour anĂ©antir quelques secondes. Il paraĂ®t que le drame est fini, que l'ocĂ©an a tout mis dans son ventre. La gueule est formidable. Elle doit être grande vers le bas, dans la direction de l'inconnu! Pour couronner enfin la stupide comĂ©die, qui n'est même pas intĂ©ressante, on voit, au milieu des airs, quelque cigogne, attardĂ©e par la fatigue, qui se met Ă  crier, sans arrêter l'envergure de son vol : "Tiens!... Je la trouve mauvaise! Il y avait en bas des points noirs; j'ai fermĂ© les yeux, ils ont disparu." Je te salue, vieil ocĂ©an!

Vieil ocĂ©an, Ă´ grand cĂ©libataire, quand tu parcours la solitude solennelle de tes royaumes flegmatiques, tu t'enorgueillis Ă  juste titre de ta magnificence native, et des Ă©loges vrais que je m'empresse de te donner. BalancĂ© voluptueusement par les mols effluves de ta lenteur majestueuse, qui est le plus grandiose parmi les attributs dont le souverain pouvoir t'a gratifiĂ©, tu dĂ©roules, au milieu d'un sombre mystère, sur toute ta surface sublime, tes vagues incomparables, avec le sentiment calme de ta puissance Ă©ternelle. Elles se suivent parallèlement, sĂ©parĂ©es par de courts intervalles. À peine l'une diminue, qu'une autre va Ă  sa rencontre en grandissant, accompagnĂ©es du bruit mĂ©lancolique de l'Ă©cume qui se fond, pour nous avertir que tout est Ă©cume. (Ainsi, les êtres humains, ces vagues vivantes, meurent l'un après l'autre, d'une manière monotone; mais, sans laisser de bruit Ă©cumeux). L'oiseau de passage se repose sur elles avec confiance, et se laisse abandonner Ă  leurs mouvements, pleins d'une grâce fière, jusqu'Ă  ce que les os de ses ailes aient recouvrĂ© leur vigueur accoutumĂ©e pour continuer le pèlerinage aĂ©rien. Je voudrais que la majestĂ© humaine ne fût que l'incarnation du reflet de la tienne. Je demande beaucoup, et ce souhait sincère est glorieux pour toi. Ta grandeur morale, image de l'infini, est immense comme la rĂ©flexion du philosophe, comme l'amour de la femme, comme la beautĂ© divine de l'oiseau, comme les mĂ©ditations du poète. Tu es plus beau que la nuit. RĂ©ponds-moi, ocĂ©an, veux-tu être mon frère? Remue-toi avec impĂ©tuositĂ©... plus... plus encore, si tu veux que je te compare Ă  la vengeance de Dieu; allonge tes griffes livides, en te frayant un chemin sur ton propre sein... c'est bien. DĂ©roule tes vagues Ă©pouvantables, ocĂ©an hideux, compris par moi seul, et devant lequel je tombe, prosternĂ© Ă  tes genoux. La majestĂ© de l'homme est empruntĂ©e; il ne m'imposera point: toi, oui. Oh! quand tu t'avances, la crête haute et terrible, entourĂ© de tes replis tortueux comme d'une cour, magnĂ©tiseur et farouche, roulant tes ondes les unes sur les autres, avec la conscience de ce que tu es, pendant que tu pousses, des profondeurs de ta poitrine, comme accablĂ© d'un remords intense que je ne puis pas dĂ©couvrir, ce sourd mugissement perpĂ©tuel que les hommes redoutent tant, même quand ils te contemplent, en sûretĂ©, tremblants sur le rivage, alors, je vois qu'il ne m'appartient pas, le droit insigne de me dire ton Ă©gal. C'est pourquoi, en prĂ©sence de ta supĂ©rioritĂ©, je te donnerais tout mon amour (et nul ne sait la quantitĂ© d'amour que contiennent mes aspirations vers le beau), si tu ne me faisais douloureusement penser Ă  mes semblables, qui forment avec toi le plus ironique contraste, l'antithèse la plus bouffonne que l'on ait jamais vue dans la crĂ©ation: je ne puis pas t'aimer, je te dĂ©teste. Pourquoi reviens-je Ă  toi, pour la millième fois, vers les bras amis, qui s'entr'ouvrent, pour caresser mon front brûlant, qui voit disparaĂ®tre la fièvre Ă  leur contact! Je ne connais pas ta destinĂ©e cachĂ©e; tout ce qui te concerne m'intĂ©resse. Dis-moi donc si tu es la demeure du prince des tĂ©nèbres. Dis-le moi... dis-le moi, ocĂ©an (Ă  moi seul, pour ne pas attrister ceux qui n'ont encore connu que les illusions), et si le souffle de Satan crĂ©e les tempêtes qui soulèvent tes eaux salĂ©es jusqu'aux nuages. Il faut que tu me le dises, parce que je me rĂ©jouirais de savoir l'enfer si près de l'homme. Je veux que celle-ci soit la dernière strophe de mon invocation. Par consĂ©quent, une seule fois encore, je veux te saluer et te faire mes adieux! Vieil ocĂ©an, aux vagues de cristal... Mes yeux se mouillent de larmes abondantes, et je n'ai pas la force de poursuivre; car, je sens que le moment est venu de revenir parmi les hommes, Ă  l'aspect brutal; mais... courage! Faisons un grand effort, et accomplissons, avec le sentiment du devoir, notre destinĂ©e sur cette terre. Je te salue, vieil ocĂ©an!


*


On ne me verra pas, Ă  mon heure dernière (j'Ă©cris ceci sur mon lit de mort), entourĂ© de prêtres. Je veux mourir, bercĂ© par la vague de la mer tempĂ©tueuse, ou debout sur la montagne... les yeux en haut, non: je sais que mon anĂ©antissement sera complet. D'ailleurs, je n'aurais pas de grâce Ă  espĂ©rer. Qui ouvre la porte de ma chambre funĂ©raire? J'avais dit que personne n'entrât. Qui que vous soyez, Ă©loignez-vous; mais, si vous croyez apercevoir quelque marque de douleur ou de crainte sur mon visage d'hyène (j'use de cette comparaison, quoique l'hyène soit plus belle que moi, et plus agrĂ©able Ă  voir), soyez dĂ©trompĂ©: qu'il s'approche. Nous sommes dans une nuit d'hiver, alors que les Ă©lĂ©ments s'entre-choquent de toutes parts, que l'homme a peur, et que l'adolescent mĂ©dite quelque crime sur un de ses amis, s'il est ce que je fus dans ma jeunesse. Que le vent, dont les sifflements plaintifs attristent l'humanitĂ©, depuis que le vent, l'humanitĂ© existent, quelques moments avant l'agonie dernière, me porte sur les os de ses ailes, Ă  travers le monde, impatient de ma mort. Je jouirai encore, en secret, des exemples nombreux de la mĂ©chancetĂ© humaine (un frère, sans être vu, aime Ă  voir les actes de ses frères). L'aigle, le corbeau, l'immortel pĂ©lican, le canard sauvage, la grue voyageuse, Ă©veillĂ©s, grelottant de froid, me verront passer Ă  la lueur des Ă©clairs, spectre horrible et content. Ils sauront ce que cela signifie. Sur la terre, la vipère, l'oeil gros du crapaud, le tigre, l'Ă©lĂ©phant; dans la mer, la baleine, le requin, le marteau, l'informe raie, la dent du phoque polaire, se demanderont quelle est cette dĂ©rogation Ă  la loi de la nature. L'homme, tremblant, collera son front contre la terre, au milieu de ses gĂ©missements. "Oui, je vous surpasse tous par ma cruautĂ© innĂ©e, cruautĂ© qu'il n'a pas dĂ©pendu de moi d'effacer. Est-ce pour ce motif que vous vous montrez devant moi dans cette prosternation? ou bien, est-ce parce que vous me voyez parcourir, phĂ©nomène nouveau, comme une comète effrayante, l'espace ensanglantĂ©? (Il me tombe une pluie de sang de mon vaste corps, pareil Ă  un nuage noirâtre que pousse l'ouragan devant soi). Ne craignez rien, enfants, je ne veux pas vous maudire. Le mal que vous m'avez fait est trop grand, trop grand le mal que je vous ai fait, pour qu'il soit volontaire. Vous autres, vous avez marchĂ© dans votre voie, moi, dans la mienne, pareilles toutes les deux, toutes les deux perverses. NĂ©cessairement, nous avons dû nous rencontrer, dans cette similitude de caractère; le choc qui en est rĂ©sultĂ© nous a Ă©tĂ© rĂ©ciproquement fatal." Alors, les hommes relèveront peu Ă  peu la tête, en reprenant courage, pour voir celui qui parle ainsi, allongeant le cou comme l'escargot. Tout Ă  coup, leur visage brûlant, dĂ©composĂ©, montrant les plus terribles passions, grimacera de telle manière que les loups auront peur. Ils se dresseront Ă  la fois comme un ressort immense. Quelles imprĂ©cations! quels dĂ©chirements de voix! Ils m'ont reconnu. VoilĂ  que les animaux de la terre se rĂ©unissent aux hommes, font entendre leurs bizarres clameurs. Plus de haine rĂ©ciproque; les deux haines sont tournĂ©es contre l'ennemi commun, moi; on se rapproche par un assentiment universel. Vents, qui me soutenez, Ă©levez-moi plus haut; je crains la perfidie. Oui, disparaissons peu Ă  peu de leurs yeux, tĂ©moin, une fois de plus, des consĂ©quences des passions, complètement satisfait... Je te remercie, Ă´ rhinolophe, de m'avoir rĂ©veillĂ© avec le mouvement de tes ailes, toi, dont le nez est surmontĂ© d'une crête en forme de fer Ă  cheval: je m'aperçois, en effet, que ce n'Ă©tait malheureusement qu'une maladie passagère, et je me sens avec dĂ©goût renaĂ®tre Ă  la vie. Les uns disent que tu arrivais vers moi pour me sucer le peu de sang qui se trouve dans mon corps: pourquoi cette hypothèse n'est-elle pas la rĂ©alitĂ©!


*


Une famille entoure une lampe posée sur la table:

- Mon fils, donne-moi les ciseaux qui sont placés sur cette chaise.

- Ils n'y sont pas, mère.

- Va les chercher alors dans l'autre chambre. Te rappelles-tu cette Ă©poque, mon doux maĂ®tre, où nous faisions des voeux, pour avoir un enfant, dans lequel nous renaĂ®trions une seconde fois, et qui serait le soutien de notre vieillesse?

- Je me la rappelle, et Dieu nous a exaucĂ©s. Nous n'avons pas Ă  nous plaindre de notre lot sur cette terre. Chaque jour nous bĂ©nissons la Providence de ses bienfaits. Notre Édouard possède toutes les grâces de sa mère.

- Et les mâles qualitĂ©s de son père.

- Voici les ciseaux, mère; je les ai enfin trouvĂ©s.

Il reprend son travail... Mais quelqu'un s'est présenté à la porte d'entrée, et contemple, pendant quelques instants, le tableau qui s'offre à ses yeux:

- Que signifie ce spectacle! Il y a beaucoup de gens qui sont moins heureux que ceux-là. Quel est le raisonnement qu'ils se font pour aimer l'existence? Éloigne-toi, Maldoror, de ce foyer paisible; ta place n'est pas ici.

Il s'est retiré!

- Je ne sais comment cela se fait; mais, je sens les facultĂ©s humaines qui se livrent des combats dans mon coeur. Mon âme est inquiète, et sans savoir pourquoi; l'atmosphère est lourde.

- Femme, je ressens les mêmes impressions que toi; je tremble qu'il ne nous arrive quelque malheur. Ayons confiance en Dieu, en lui est le suprême espoir.

- Mère, je respire Ă  peine; j'ai mal Ă  la tête.

- Toi aussi, mon fils! Je vais te mouiller le front et les tempes avec du vinaigre.

- Bon, bonne mère...

Voyez, il appuie son corps sur le revers de la chaise, fatigué.

- Quelque chose se retourne en moi, que je ne saurais expliquer. Maintenant, le moindre objet me contrarie.

- Comme tu es pâle! La fin de cette veillée ne se passera pas sans que quelque événement funeste nous plonge tous les trois dans le lac du désespoir!

J'entends dans le lointain des cris prolongés de la douleur la plus poignante.

- Mon fils!

- Ah! mère... j'ai peur!

- Dis-moi vite si tu souffres.

- Mère, je ne souffre pas... Je ne dis pas la vĂ©ritĂ©.

Le père ne revient pas de son Ă©tonnement:

- VoilĂ  des cris que l'on entend quelquefois, dans le silence des nuits sans Ă©toiles. Quoique nous entendions ces cris, nĂ©anmoins, celui qui les pousse n'est pas près d'ici; car, on peut entendre ces gĂ©missements Ă  trois lieues de distance, transportĂ©s par le vent d'une citĂ© Ă  une autre. On m'avait souvent parlĂ© de ce phĂ©nomène; mais, je n'avais jamais eu l'occasion de juger par moi-même de sa vĂ©racitĂ©. Femme, tu me parlais de malheur; si malheur plus rĂ©el exista dans la longue spirale du temps, c'est le malheur de celui qui trouble maintenant le sommeil de ses semblables...

J'entends dans le lointain des cris prolongés de la douleur la plus poignante.

- Plût au ciel que sa naissance ne soit pas une calamitĂ© pour son pays, qui l'a repoussĂ© de son sein. Il va de contrĂ©e en contrĂ©e, abhorrĂ© partout. Les uns disent qu'il est accablĂ© d'une espèce de folie originelle, depuis son enfance. D'autres croient savoir qu'il est d'une cruautĂ© extrême et instinctive, dont il a honte lui-même, et que ses parents en sont morts de douleur. Il y en a qui prĂ©tendent qu'on l'a flĂ©tri d'un surnom dans sa jeunesse; qu'il en est restĂ© inconsolable le reste de son existence, parce que sa dignitĂ© blessĂ©e voyait lĂ  une preuve flagrante de la mĂ©chancetĂ© des hommes, qui se montre aux premières annĂ©es, pour augmenter ensuite. Ce surnom Ă©tait le vampire!...

J'entends dans le lointain des cris prolongés de la douleur la plus poignante.

- Ils ajoutent que, les jours, les nuits, sans trêve ni repos, des cauchemars horribles lui font saigner le sang par la bouche et les oreilles; et que des spectres s'assoient au chevet de son lit, et lui jettent Ă  la face, poussĂ©s malgrĂ© eux par une force inconnue, tantĂ´t d'une voix douce, tantĂ´t d'une voix pareille aux rugissements des combats, avec une persistance implacable, ce surnom toujours vivace, toujours hideux, et qui ne pĂ©rira qu'avec l'univers. Quelques-uns mêmes ont affirmĂ© que l'amour l'a rĂ©duit dans cet Ă©tat; ou que ces cris tĂ©moignent du repentir de quelque crime enseveli dans la nuit de son passĂ© mystĂ©rieux. Mais le plus grand nombre pense qu'un incommensurable orgueil le torture, comme jadis Satan, et qu'il voudrait Ă©galer Dieu...

J'entends dans le lointain des cris prolongés de la douleur la plus poignante.

- Mon fils, ce sont lĂ  des confidences exceptionnelles; je plains ton âge de les avoir entendues, et j'espère que tu n'imiteras jamais cet homme.

- Parle, ô mon Édouard; réponds que tu n'imiteras jamais cet homme.

- O mère, bien-aimĂ©e, Ă  qui je dois le jour, je te promets, si ta sainte promesse d'un enfant a quelque valeur, de ne jamais imiter cet homme.

- C'est parfait, mon fils; il faut obĂ©ir Ă  sa mère, en quoi que ce soit.

On n'entend plus les gémissements.

- Femme, as-tu fini ton travail?

- Il me manque quelques points à cette chemise, quoique nous ayons prolongé la veillée bien tard.

- Moi, aussi, je n'ai pas fini un chapitre commencĂ©. Profitons des dernières lueurs de la lampe; car, il n'y a presque plus d'huile, et achevons chacun notre travail...

L'enfant s'est écrié:

- Si Dieu nous laisse vivre!

- Ange radieux, viens Ă  moi; tu te promèneras dans la prairie, du matin jusqu'au soir; tu ne travailleras point. Mon palais magnifique est construit avec des murailles d'argent, des colonnes d'or et des portes de diamant. Tu te coucheras quand tu voudras, au son d'une musique cĂ©leste, sans faire la prière. Quand, au matin, le soleil montrera ses rayons resplendissants et que l'alouette joyeuse emportera avec elle, son cri, Ă  perte de vue, dans les airs, tu pourras rester encore au lit, jusqu'Ă  ce que cela te fatigue. Tu marcheras sur les tapis les plus prĂ©cieux; tu seras constamment enveloppĂ© dans une atmosphère composĂ©e des essences parfumĂ©es des fleurs les plus odorantes.

- Il est temps de reposer le corps et l'esprit. Lève-toi, mère de famille, sur tes chevilles musculeuses. Il est juste que tes doigts raidis n'abandonnent l'aiguille du travail exagĂ©rĂ©. Les extrêmes n'ont rien de bon.


- Oh! que ton existence sera suave! Je te donnerai une bague enchantée; quand tu en retourneras le rubis, tu seras invisible, comme les princes, dans les contes de fées.

- Remets tes armes quotidiennes dans l'armoire protectrice, pendant que, de mon côté, j'arrange mes affaires.

- Quand tu le replaceras dans sa position ordinaire, tu reparaîtras tel que la nature t'a formé, ô jeune magicien. Cela, parce que je t'aime et que j'aspire à faire ton bonheur.

- Va-t'en, qui que tu sois; ne me prends pas par les Ă©paules.

- Mon fils, ne t'endors point, bercĂ© par les rêves de l'enfance: la prière en commun n'est pas commencĂ©e et tes habits ne sont pas encore soigneusement placĂ©s sur une chaise... À genoux! Éternel crĂ©ateur de l'univers, tu montres ta bontĂ© inĂ©puisable jusque dans les plus petites choses.

- Tu n'aimes donc pas les ruisseaux limpides, où glissent des milliers de petits poissons rouges, bleus et argentĂ©s? Tu les prendras avec un filet si beau, qu'il les attirera de lui-même, jusqu'Ă  ce qu'il soit rempli. De la surface, tu verras des cailloux luisants, plus polis que le marbre.

- Mère, vois ces griffes: je me mĂ©fie de lui; mais ma conscience est calme, car je n'ai rien Ă  me reprocher.

- Tu nous vois prosternés à tes pieds, accablés du sentiment de ta grandeur. Si quelque pensée orgueilleuse s'insinue dans notre imagination, nous la rejetons aussitôt avec la salive du dédain et nous t'en faisons le sacrifice irrémissible.

- Tu t'y baigneras avec de petites filles, qui t'enlaceront de leurs bras. Une fois sortis du bain, elles te tresseront des couronnes de roses et d'oeillets. Elles auront des ailes transparentes de papillon et des cheveux d'une longueur ondulée, qui flottent autour de la gentillesse de leur front.

- Quand même ton palais serait plus beau que le cristal, je ne sortirais pas de cette maison pour te suivre. Je crois que tu n'es qu'un imposteur, puisque tu me parles si doucement, de crainte de te faire entendre. Abandonner ses parents est une mauvaise action. Ce n'est pas moi qui serais fils ingrat. Quant Ă  tes petites filles, elles ne sont pas si belles que les yeux de ma mère.

- Toute notre vie s'est Ă©puisĂ©e dans les cantiques de ta gloire. Tels nous avons Ă©tĂ© jusqu'ici, tels nous serons, jusqu'au moment où nous recevrons de toi l'ordre de quitter cette terre.


- Elles t'obĂ©iront Ă  ton moindre signe et ne songeront qu'Ă  te plaire. Si tu dĂ©sires l'oiseau qui ne se repose jamais, elles te l'apporteront. Si tu dĂ©sires la voiture de neige, qui transporte au soleil en un clin d'oeil, elles te l'apporteront. Que ne t'apporteraient-elles pas! Elles t'apporteraient même le cerf-volant, grand comme une tour, qu'on a cachĂ© dans la lune, et Ă  la queue duquel sont suspendus, par des liens de soie, des oiseaux de toute espèce. Fais attention Ă  toi... Ă©coute mes conseils.

- Fais ce que tu voudras; je ne veux pas interrompre la prière, pour appeler au secours. Quoique ton corps s'Ă©vapore, quand je veux l'Ă©carter, sache que je ne te crains pas.

- Devant toi, rien n'est grand, si ce n'est la flamme exhalée d'un coeur pur.

- Réfléchis à ce que je t'ai dit, si tu ne veux pas t'en repentir.

- Père cĂ©leste, conjure, conjure les malheurs qui peuvent fondre sur notre famille.

- Tu ne veux donc pas te retirer, mauvais esprit?

- Conserve cette épouse chérie, qui m'a consolé dans mes découragements...

- Puisque tu me refuses, je te ferai pleurer et grincer des dents comme un pendu.

- Et ce fils aimant, dont les chastes lèvres s'entr'ouvrent Ă  peine aux baisers de l'aurore de vie.

- Mère, il m'Ă©trangle... Père, secourez-moi... Je ne puis plus respirer... Votre bĂ©nĂ©diction!

Un cri d'ironie immense s'est Ă©levĂ© dans les airs. Voyez comme les aigles, Ă©tourdis, tombent du haut des nuages, en roulant sur eux-mêmes, littĂ©ralement foudroyĂ©s par la colonne d'air.

- Son coeur ne bat plus...Et celle-ci est morte, en même temps que le fruit de ses entrailles, fruit que je ne reconnais plus, tant il est dĂ©figurĂ©... Mon Ă©pouse! Mon fils!... Je me rappelle un temps lointain où je fus Ă©poux et père.

Il s'Ă©tait dit, devant le tableau qui s'offrit Ă  ses yeux, qu'il ne supporterait pas cette injustice. S'il est efficace, le pouvoir que lui ont accordĂ© les esprits infernaux, ou plutĂ´t qu'il tirer de lui-même, cet enfant, avant que la nuit s'Ă©coule, ne devait plus être.


*


Celui qui ne sait pas pleurer (car il a toujours refoulĂ© la souffrance en dedans) remarqua qu'il se trouvait en Norvège. Aux Ă®les FoeroĂ©, il assista Ă  la recherche des nids d'oiseaux de mer, dans les crevasses Ă  pic, et s'Ă©tonna que la corde de trois cents mètres, qui retient l'explorateur au-dessus du prĂ©cipice, fût choisie d'une telle soliditĂ©. Il voyait lĂ , quoi qu'on dise, un exemple frappant de la bontĂ© humaine, et il ne pouvait en croire ses yeux. Si c'Ă©tait lui qui eût dû prĂ©parer la corde, il aurait fait des entailles en plusieurs endroits, afin qu'elle se coupât, et prĂ©cipitât le chasseur dans la mer! Un soir, il se dirigea vers un cimetière, et les adolescents qui trouvent du plaisir Ă  violer les cadavres de belles femmes mortes depuis peu, purent, s'ils le voulurent, entendre la conversation suivante, perdue dans le tableau d'une action qui va se dĂ©rouler en même temps.

- N'est-ce pas, fossoyeur, que tu voudras creuser avec moi? Un cachalot s'Ă©lève peu Ă  peu du fond de la mer, et montre sa tête au-dessus des eaux, pour voir le navire qui passe dans ces parages solitaires. La curiositĂ© naquit avec l'univers.

- Ami, il m'est impossible d'Ă©changer des idĂ©es avec toi. Il y a longtemps que les doux rayons de la lune font briller le marbre des tombeaux. C'est l'heure silencieuse où plus d'un être humain rêve qu'il voit apparaĂ®tre des femmes enchaĂ®nĂ©es, traĂ®nant leurs linceuls, couverts de taches de sang, comme un ciel noir, d'Ă©toiles. Celui qui dort pousse des gĂ©missements, pareils Ă  ceux d'un condamnĂ© Ă  mort, jusqu'Ă  ce qu'il se rĂ©veille, et s'aperçoive que la rĂ©alitĂ© est trois fois pire que le rêve. Je dois finir de creuser cette fosse, avec ma bêche infatigable, afin qu'elle soit prête demain matin. Pour faire un travail sĂ©rieux, il ne faut pas faire deux choses Ă  la fois.

- Il croit que creuser une fosse est un travail sérieux! Tu crois que creuser une fosse est un travail sérieux!

- Lorsque le sauvage pĂ©lican se rĂ©sout Ă  donner sa poitrine Ă  dĂ©vorer Ă  ses petits, n'ayant pour tĂ©moin que celui qui sut crĂ©er un pareil amour, afin de faire honte aux hommes, quoique le sacrifice soit grand, cet acte se comprend. Lorsqu'un jeune homme voit, dans les bras de son ami, une femme qu'il idolâtrait, il se met alors Ă  fumer un cigare; il ne sort pas de la maison, et se noue d'une amitiĂ© indissoluble avec la douleur; cet acte se comprend. Quand un Ă©lève interne, dans un lycĂ©e, est gouvernĂ©, pendant des annĂ©es qui sont des siècles, du matin jusqu'au soir et du soir jusqu'au lendemain, par un paria de la civilisation, qui a constamment les yeux sur lui, il sent les flots tumultueux d'une haine vivace monter, comme une Ă©paisse fumĂ©e, Ă  son cerveau, qui lui paraĂ®t près d'Ă©clater. Depuis le moment où on l'a jetĂ© dans la prison, jusqu'Ă  celui, qui s'approche, où il en sortira, une fièvre intense lui jaunit la face, rapproche ses sourcils, et lui creuse les yeux. La nuit, il rĂ©flĂ©chit, parce qu'il ne veut pas dormir. Le jour, sa pensĂ©e s'Ă©lance au-dessus des murailles de la demeure de l'abrutissement, jusqu'au moment où il s'Ă©chappe, ou qu'on le rejette, comme un pestifĂ©rĂ©, de ce cloĂ®tre Ă©ternel; cet acte se comprend. Creuser une fosse dĂ©passe souvent les forces de la nature. Comment veux-tu, Ă©tranger, que la pioche remue cette terre, qui d'abord nous nourrit, et puis nous donne un lit commode, prĂ©servĂ© du vent de l'hiver soufflant avec furie dans ces froides contrĂ©es, lorsque celui qui tient la pioche, de ses tremblantes mains, après avoir toute la journĂ©e palpĂ© convulsivement les joues des anciens vivants qui rentrent dans son royaume, voit, le soir, devant lui, Ă©crit en lettres de flamme, sur chaque croix de bois, l'Ă©noncĂ© du problème effrayant que l'humanitĂ© n'a pas encore rĂ©solu: la mortalitĂ© ou l'immortalitĂ© de l'âme. Le crĂ©ateur de l'univers, je lui ai toujours conservĂ© mon amour; mais si, après la mort, nous ne devons plus exister, pourquoi vois-je, la plupart des nuits, chaque tombe s'ouvrir, et leurs habitants soulever doucement les couvercles de plomb, pour aller respirer l'air frais.

- Arrête-toi dans ton travail. L'Ă©motion t'enlève tes forces; tu me parais faible comme le roseau; ce serait une grande folie de continuer. Je suis fort; je vais prendre ta place. Toi, mets-toi Ă  l'Ă©cart; tu me donneras des conseils, si je ne fais pas bien.

- Que tes bras sont musculeux, et qu'il y a du plaisir Ă  te regarder bêcher la terre avec tant de facilitĂ©.

- Il ne faut pas qu'un doute inutile tourmente ta pensĂ©e: toutes ces tombes, qui sont Ă©parses dans un cimetière, comme les fleurs dans une prairie, comparaison qui manque de vĂ©ritĂ©, sont dignes d'être mesurĂ©es avec le compas serein du philosophe. Les hallucinations dangereuses peuvent venir le jour; mais elles viennent surtout la nuit. Par consĂ©quent, ne t'Ă©tonne pas des visions fantastiques que tes yeux semblent apercevoir. Pendant le jour, lorsque l'esprit est en repos, interroge ta conscience; elle te dira, avec sûretĂ©, que le Dieu qui a crĂ©Ă© l'homme avec une parcelle de sa propre intelligence possède une bontĂ© sans limites, et recevra, après la mort terrestre, ce chef-d'oeuvre dans son sein. Fossoyeur, pourquoi pleures-tu? Pourquoi ces larmes, pareilles Ă  celles d'une femme? Rappelle-toi-le bien; nous sommes sur ce vaisseau dĂ©mâtĂ© pour souffrir. C'est un mĂ©rite, pour l'homme, que Dieu l'ait jugĂ© capable de vaincre ses souffrances les plus graves. Parle, et puisque, d'après tes voeux les plus chers, l'on ne souffrirait pas, dis en quoi consisterait alors la vertu, idĂ©al que chacun s'efforce d'atteindre, si ta langue est faite comme celle des autres hommes.

- Où suis-je? N'ai-je pas changĂ© de caractère? Je sens un souffle puissant de consolation effleurer mon front rassĂ©rĂ©nĂ©, comme la brise du printemps ranime l'espĂ©rance des vieillards. Quel est cet homme dont le langage sublime a dit des choses que le premier venu n'aurait pas prononcĂ©es? Quelle beautĂ© de musique dans la mĂ©lodie incomparable de sa voix! Je prĂ©fère l'entendre parler, que chanter d'autres. Cependant, plus je l'observe, plus sa figure n'est pas franche. L'expression gĂ©nĂ©rale de ses traits contraste singulièrement avec ces paroles que l'amour de Dieu seul a pu inspirer. Son front, ridĂ© de quelques plis, est marquĂ© d'un stigmate indĂ©lĂ©bile. Ce stigmate, qui l'a vieilli avant l'âge, est-il honorable ou est-il infâme? Ses rides doivent-elles être regardĂ©es avec vĂ©nĂ©ration? Je l'ignore, et je crains de le savoir. Quoiqu'il dise ce qu'il ne pense pas, je crois nĂ©anmoins qu'il a des raisons pour agir comme il l'a fait, excitĂ© par les restes en lambeaux d'une charitĂ© dĂ©truite en lui. Il est absorbĂ© dans des mĂ©ditations qui me sont inconnues, et il redouble d'activitĂ© dans un travail ardu qu'il n'a pas l'habitude d'entreprendre. La sueur mouille sa peau; il ne s'en aperçoit pas. Il est plus triste que les sentiments qu'inspire la vue d'un enfant au berceau. Oh! comme il est sombre!... D'où sors-tu?... Étranger, permets que je te touche, et que mes mains, qui Ă©treignent rarement celles des vivants, s'imposent sur la noblesse de ton corps. Quoi qu'il en arrive, je saurais Ă  quoi m'en tenir. Ces cheveux sont les plus beaux que j'aie touchĂ©s dans ma vie. Qui serait assez audacieux pour constater que je ne connais pas la qualitĂ© des cheveux?

- Que me veux-tu, quand je creuse une tombe? Le lion ne souhaite pas qu'on l'agace, quand il se repaĂ®t. Si tu ne le sais pas, je te l'apprends. Allons, dĂ©pêche-toi; accomplis ce que tu dĂ©sires.

- Ce qui frissonne Ă  mon contact, en me faisant frissonner moi-même, est de la chair, Ă  n'en pas douter. Il est vrai... je ne rêve pas! Qui donc es-tu, toi, qui te penches lĂ  pour creuser une tombe, tandis que, comme un paresseux qui mange le pain des autres, je ne fais rien. C'est l'heure de dormir, ou de sacrifier son repos Ă  la science. En tout cas, nul n'est absent de sa maison, et se garde de laisser la porte ouverte, pour ne pas laisser entrer les voleurs. Il s'enferme dans sa chambre, le mieux qu'il peut, tandis que les ombres de la vieille cheminĂ©e savent encore rĂ©chauffer la salle d'un reste de chaleur. Toi, tu ne fais pas comme les autres; tes habits indiquent un habitant de quelque pays lointain.

- Quoique je ne sois pas fatigué, il est inutile de creuser la fosse davantage. Maintenant, déshabille-moi; puis, tu me mettras dedans.

- La conversation, que nous avons tous les deux, depuis quelques instants, est si étrange, que je ne sais que te répondre... Je crois qu'il veut rire.

- Oui, oui, c'est vrai, je voulais rire; ne fais plus attention Ă  ce que j'ai dit.

Il s'est affaissé, et le fossoyeur s'est empressé de le soutenir!

- Qu'as-tu?

- Oui, oui, c'est vrai, j'avais menti... j'Ă©tais fatiguĂ© quand j'ai abandonnĂ© la pioche... c'est la première fois que j'entreprenais ce travail... ne fais plus attention Ă  ce que j'ai dit.

- Mon opinion prend de plus en plus de la consistance: c'est quelqu'un qui a des chagrins Ă©pouvantables. Que le ciel m'Ă´te la pensĂ©e de l'interroger. Je prĂ©fère rester dans l'incertitude, tant il m'inspire de la pitiĂ©. Puis, il ne voudrait pas me rĂ©pondre, cela est certain: c'est souffrir deux fois que de communiquer son coeur en cet Ă©tat anormal.

- Laisse-moi sortir de ce cimetière; je continuerai ma route.

- Tes jambes ne te soutiennent point; tu t'égarerais, pendant que tu cheminerais. Mon devoir est de t'offrir un lit grossier; je n'en ai pas d'autre. Aie confiance en moi; car, l'hospitalité ne demandera point la violation de tes secrets.

- O pou vĂ©nĂ©rable, toi dont le corps est dĂ©pourvu d'Ă©lytres, tu me reprocheras avec aigreur de ne pas aimer suffisamment ta sublime intelligence, qui ne se laisse pas lire; peut-être avais-tu raison, puisque je ne sens même pas de la reconnaissance pour celui-ci. Fanal de Maldoror, où guides-tu ses pas?

- Chez moi. Que tu sois un criminel, qui n'a pas eu la prĂ©caution de laver sa main droite, avec du savon, après avoir commis son forfait, et facile Ă  reconnaĂ®tre, par l'inspection de cette main; ou un frère qui a perdu sa soeur; ou quelque monarque dĂ©possĂ©dĂ©, fuyant de ses royaumes, mon palais vraiment grandiose, est digne de te recevoir. Il n'a pas Ă©tĂ© construit avec du diamant et des pierres prĂ©cieuses, car ce n'est qu'une pauvre chaumière, mal bâtie; mais, cette chaumière cĂ©lèbre a un passĂ© historique que le prĂ©sent renouvelle et continue sans cesse. Si elle pouvait parler, elle t'Ă©tonnerait, toi, qui me parais ne t'Ă©tonner de rien. Que de fois, en même temps qu'elle, j'ai vu dĂ©filer, devant moi, les bières funĂ©raires, contenant des os bien plus vermoulus que le bois de ma porte, contre laquelle je m'appuyai. Mes innombrables sujets augmentent chaque jour. Je n'ai pas besoin de faire, Ă  des pĂ©riodes fixes, aucun recensement pour m'en apercevoir. Ici, c'est comme chez les vivants; chacun paie un impĂ´t, proportionnel Ă  la richesse de la demeure qu'il s'est choisie; et, si quelque avare refusait de dĂ©livrer sa quote-part, j'ai ordre, en parlant Ă  sa personne, de faire comme les huissiers: il ne manque pas de chacals et de vautours qui dĂ©sireraient faire un bon repas. J'ai vu se ranger, sous les drapeaux de la mort, celui qui fut beau; celui qui, après sa vie, n'a pas enlaidi; l'homme, la femme, le mendiant, les fils de rois; les illusions de la jeunesse; les squelettes des vieillards; le gĂ©nie, la folie; la paresse, son contraire; celui qui fut faux, celui qui fut vrai; le masque de l'orgueilleux, la modestie de l'humble; le vice couronnĂ© de fleurs et l'innocence trahie.

- Non certes, je ne refuse pas ta couche, qui est digne de moi, jusqu'à ce que l'aurore vienne, qui ne tardera point. Je te remercie de ta bienveillance... Fossoyeur, il est beau de contempler les ruines des cités; mais, il est plus beau de contempler les ruines des humains!


*


Le frère de la sangsue marchait Ă  pas lents dans la forêt. Il s'arrête Ă  plusieurs reprises, en ouvrant la bouche pour parler. Mais, chaque fois, sa gorge se resserre, et refoule en arrière l'effort avortĂ©. Enfin, il s'Ă©crie: "Homme, lorsque tu rencontres un chien mort retournĂ©, appuyĂ© contre une Ă©cluse qui l'empêche de partir, n'aille pas, comme les autres, prendre avec ta main, les vers qui sortent de son ventre gonflĂ©, les considĂ©rer avec Ă©tonnement, ouvrir un couteau, puis en dĂ©pecer un grand nombre, en te disant que, toi aussi, tu ne seras pas plus que ce chien. Quel mystère cherches-tu? Ni moi, ni les quatre pattes nageoires de l'ours marin de l'ocĂ©an BorĂ©al, n'avons pu trouver le problème de la vie. Prends garde, la nuit s'approche, et tu es lĂ  depuis le matin. Que dira ta famille, avec ta petite soeur, de te voir si tard arriver? Lave tes mains, reprends ta route, qui va où tu dors... Quel est cet être, lĂ -bas, Ă  l'horizon, et qui ose approcher de moi, sans peur, Ă  sauts obliques et tourmentĂ©s; et quelle majestĂ©, mêlĂ©e d'une douceur sereine! Son regard, quoique doux, est profond. Ses paupières Ă©normes jouent avec la brise, et paraissent vivre. En fixant ses yeux monstrueux, mon corps tremble; et c'est la première fois, depuis que j'ai sucĂ© les sèches mamelles de ce qu'on appelle une mère. Il y a comme une aurĂ©ole de lumière Ă©blouissante autour de lui. Quand il a parlĂ©, tout s'est tu dans la nature, et a Ă©prouvĂ© un grand frisson. Puisqu'il te plaĂ®t de venir Ă  moi, comme attirĂ© par un aimant, je ne m'y opposerai pas. Qu'il est beau! Ça me fait de la peine de te le dire. Tu dois être puissant; car, tu as une figure plus qu'humaine, triste comme l'univers, belle comme le suicide. Je t'abhorre autant que je le peux; et je prĂ©fère voir un serpent, entrelacĂ© autour de mon cou depuis le commencement des siècles, que non pas tes yeux... Comment!... c'est toi, crapaud!... gros crapaud!... infortunĂ© crapaud!... Pardonne!... Pardonne!... pardonne!... que viens-tu faire sur cette terre où sont les maudits? Mais, qu'as-tu donc fait de tes pustules visqueuses et fĂ©tides, pour avoir l'air si doux? Quand tu descendis d'en haut, par un ordre supĂ©rieur, avec la mission de consoler les diverses races d'êtres existants, tu t'abattis sur la terre, avec la rapiditĂ© du milan, les ailes non fatiguĂ©es de cette longue, magnifique course; je te vis! Pauvre crapaud! Comme alors je pensais Ă  l'infini, en même temps qu'Ă  ma faiblesse. " Un de plus qui est supĂ©rieur Ă  ceux de la terre, me disais-je: cela, par la volontĂ© divine. Moi, pourquoi pas aussi? À quoi bon l'injustice, dans les dĂ©crets suprêmes? Est-il insensĂ©, le CrĂ©ateur; cependant le plus fort, dont la colère est terrible!" Depuis que tu m'es apparu, monarque des Ă©tangs et des marĂ©cages! couvert d'une gloire qui n'appartient qu'Ă  Dieu, tu m'as en partie consolĂ©; mais, ma raison chancelante s'abĂ®me devant tant de grandeur! Qui es-tu donc? Reste... oh! Reste encore sur cette terre! Replie tes blanches ailes, et ne regarde pas en haut, avec des paupières inquiètes...Si tu pars, partons ensemble!" Le crapaud s'assit sur ses cuisses de derrière (qui ressemblent tant Ă  celles de l'homme!) et, pendant que les limaces, les cloportes et les limaçons s'enfuyaient Ă  la vue de leur ennemi mortel, prit la parole en ces termes: "Maldoror, Ă©coute-moi. Remarque ma figure, calme comme un miroir, et je crois avoir une intelligence Ă©gale Ă  la tienne. Un jour, tu m'appelas le soutien de ta vie. Depuis lors, je n'ai pas dĂ©menti la confiance que tu m'avais vouĂ©e. Je ne suis qu'un simple habitant des roseaux, c'est vrai; mais, grâce Ă  ton propre contact, ne prenant que ce qu'il y avait de beau en toi, ma raison s'est agrandie, et je puis te parler. Je suis venu vers toi, afin de te retirer de l'abĂ®me. Ceux qui s'intitulent tes amis te regardent, frappĂ©s de consternation, chaque fois qu'ils te rencontrent, pâle et voûtĂ©, dans les théâtres, dans les places publiques, ou pressant, de deux cuisses nerveuses, ce cheval qui ne galope que pendant la nuit, tandis qu'il porte son maĂ®tre-fantĂ´me, enveloppĂ© dans un long manteau noir. Abandonne ces pensĂ©es, qui rendent ton coeur vide comme un dĂ©sert; elles sont plus brûlantes que le feu. Ton esprit est tellement malade que tu ne t'en aperçois pas, et que tu crois être dans ton naturel, chaque fois qu'il sort de ta bouche des paroles insensĂ©es, quoique pleines d'une infernale grandeur. Malheureux! qu'as-tu dit depuis le jour de ta naissance? O triste reste d'une intelligence immortelle, que Dieu avait crĂ©Ă©e avec tant d'amour! Tu n'as engendrĂ© que des malĂ©dictions, plus affreuses que la vue de panthères affamĂ©es! Moi, je prĂ©fĂ©rerais avoir les paupières collĂ©es, mon corps manquant des jambes et des bras, avoir assassinĂ© un homme, que ne pas être toi! Parce que je te hais. Pourquoi avoir ce caractère qui m'Ă©tonne? De quel droit viens-tu sur cette terre, pour tourner en dĂ©rision ceux qui l'habitent, Ă©pave pourrie, ballottĂ©e par le scepticisme? Si tu ne t'y plais pas, il faut retourner dans les sphères d'où tu viens. Un habitant des citĂ©s ne doit pas rĂ©sider dans les villages, pareil Ă  un Ă©tranger. Nous savons que, dans les espaces, il existe des sphères plus spacieuses que la nĂ´tre, et donc les esprits ont une intelligence que nous ne pouvons même pas concevoir. Eh bien, va-t'en!... retire-toi de ce sol mobile!... montre enfin ton essence divine, que tu as cachĂ©e jusqu'ici; et, le plus tĂ´t possible, dirige ton vol ascendant vers la sphère, que nous n'envions point, orgueilleux que tu es! Car, je ne suis pas parvenu Ă  reconnaĂ®tre si tu es un homme ou plus qu'un homme! Adieu donc; n'espère plus retrouver le crapaud sur ton passage. Tu es la cause de ma mort. Moi, je pars pour l'Ă©ternitĂ©, afin d'implorer ton pardon!"


*


S'il est quelquefois logique de s'en rapporter Ă  l'apparence des phĂ©nomènes, ce premier chant finit ici. Ne soyez pas sĂ©vère pour celui qui ne fait encore qu'essayer sa lyre: elle rend un son si Ă©trange! Cependant, si vous voulez être impartial, vous reconnaĂ®trez dĂ©jĂ  une empreinte forte, au milieu des imperfections. Quand moi, je vais me remettre au travail, pour faire paraĂ®tre un deuxième chant, dans un laps de temps qui ne soit pas trop retardĂ©. La fin du dix-neuvième siècle verra son poète (cependant, au dĂ©but, il ne doit pas commencer par un chef d'oeuvre, mais suivre la loi de la nature); il est nĂ© sur les rives amĂ©ricaines, Ă  l'embouchure de la Plata, lĂ  où deux peuples, jadis rivaux, s'efforcent actuellement de se surpasser par le progrès matĂ©riel et moral. Buenos-Ayres, la reine du Sud, et Montevideo, la coquette, se tendent une main amie, Ă  travers les eaux argentines du grand estuaire. Mais, la guerre Ă©ternelle a placĂ© son empire destructeur sur les campagnes, et moissonne avec joie des victimes nombreuses. Adieu, vieillard, et pense Ă  moi, si tu m'as lu. Toi, jeune homme, ne dĂ©sespère point; car, tu as un ami dans le vampire, malgrĂ© ton opinion contraire. En comptant l'acarus sarcopte qui produit la gale, tu auras deux amis!



Fin du premier chant



Chant deuxième



Où est-il passĂ© ce premier chant de Maldoror, depuis que sa bouche, pleine des feuilles de la belladone, le laissa Ă©chapper, Ă  travers les royaumes de la colère, dans un moment de rĂ©flexion? Où est passĂ© ce chant... On ne le sait pas au juste. Ce ne sont pas les arbres, ni les vents qui l'ont gardĂ©. Et la morale, qui passait dans cet endroit, ne prĂ©sageant pas qu'elle avait, dans ces pages incandescentes, un dĂ©fenseur Ă©nergique, l'a vu se diriger, d'un pas ferme et droit, vers les recoins obscurs et les fibres secrètes des consciences. Ce qui est du moins acquis Ă  la science, c'est que, depuis ce temps, l'homme, Ă  la figure de crapaud, ne se reconnaĂ®t plus lui-même, et tombe souvent dans des accès de fureur qui le font ressembler Ă  une bête des bois. Ce n'est pas sa faute. Dans tous les temps, il avait cru, les paupières ployant sous les rĂ©sĂ©das de la modestie, qu'il n'Ă©tait composĂ© que de bien et d'une quantitĂ© minime de mal. Brusquement je lui ai appris, en dĂ©couvrant au plein jour son coeur et ses trames, qu'au contraire il n'est composĂ© que de mal, et d'une quantitĂ© minime de bien que les lĂ©gislateurs ont de la peine Ă  ne pas laisser Ă©vaporer. Je voudrais qu'il ne ressente pas, moi, qui ne lui apprends rien de nouveau, une honte Ă©ternelle pour mes amères vĂ©ritĂ©s; mais, la rĂ©alisation de ce souhait ne serait pas conforme aux lois de la nature. En effet, j'arrache le masque Ă  sa figure traĂ®tresse et pleine de boue, et je fais tomber un Ă  un, comme des boules d'ivoire sur un bassin d'argent, les mensonges sublimes avec lesquels il se trompe lui-même: il est alors comprĂ©hensible qu'il n'ordonne pas au calme d'imposer les mains sur son visage, même quand la raison disperse les tĂ©nèbres de l'orgueil. C'est pourquoi, le hĂ©ros que je mets en scène s'est attirĂ© une haine irrĂ©conciliable, en attaquant l'humanitĂ©, qui se croyait invulnĂ©rable, par la brèche d'absurdes tirades philanthropiques; elles sont entassĂ©es, comme des grains de sable, dans ses livres, dont je suis quelquefois sur le point, quand la raison m'abandonne, d'estimer le comique si cocasse, mais ennuyant. Il l'avait prĂ©vu. Il ne suffit pas de sculpter la statue de la bontĂ© sur le fronton des parchemins que contiennent les bibliothèques. O être humain! te voilĂ  maintenant, nu comme un ver, en prĂ©sence de mon glaive de diamant! Abandonne ta mĂ©thode; il n'est plus temps de faire l'orgueilleux: j'Ă©lance vers toi ma prière, dans l'attitude de la prosternation. Il y a quelqu'un qui observe les moindres mouvements de ta coupable vie; tu es enveloppĂ© par les rĂ©seaux subtils de sa perspicacitĂ© acharnĂ©e. Ne te fie pas Ă  lui, quand il tourne les reins; car, il te regarde; ne te fie pas Ă  lui, quand il ferme les yeux; car, il te regarde encore. Il est difficile de supposer que, touchant les ruses et la mĂ©chancetĂ©, ta redoutable rĂ©solution soit de surpasser l'enfant de mon imagination. Ses moindres coups portent. Avec des prĂ©cautions, il est possible d'apprendre Ă  celui qui croit l'ignorer que les loups et les brigands ne se dĂ©vorent pas entre eux: ce n'est peut-être pas leur coutume. Par consĂ©quent, remets sans peur, entre ses mains, le soin de ton existence: il la conduira d'une manière qu'il connaĂ®t. Ne crois pas Ă  l'intention qu'il fait reluire au soleil de te corriger; car, tu l'intĂ©resses mĂ©diocrement, pour ne pas dire moins; encore n'approchĂ©-je pas, de la vĂ©ritĂ© totale, la bienveillante mesure de ma vĂ©rification. Mais, c'est qu'il aime Ă  te faire du mal, dans la lĂ©gitime persuasion que tu deviennes aussi mĂ©chant que lui, et que tu l'accompagnes dans le gouffre bĂ©ant de l'enfer, quand cette heure sonnera. Sa place est depuis longtemps marquĂ©e, Ă  l'endroit où l'on remarque une potence en fer, Ă  laquelle sont suspendus des chaĂ®nes et des carcans. Quand la destinĂ©e l'y portera, le funèbre entonnoir n'aura jamais goûtĂ© de proie plus savoureuse, ni lui contemplĂ© de demeure plus convenable. Il me semble que je parle d'une manière intentionnellement paternelle, et que l'humanitĂ© n'a pas le droit de se plaindre.


*


Je saisis la plume qui va construire le deuxième chant...instrument arrachĂ© aux ailes de quelque pygargue roux! Mais... qu'ont-ils donc mes doigts? Les articulations demeurent paralysĂ©es, dès que je commence mon travail. Cependant, j'ai besoin d'Ă©crire... C'est impossible! Eh bien, je rĂ©pète que j'ai besoin d'Ă©crire ma pensĂ©e: j'ai le droit, comme un autre, de me soumettre Ă  cette loi naturelle... Mais non, mais non, la plume reste inerte!... Tenez, voyez, Ă  travers les campagnes, l'Ă©clair qui brille au loin. L'orage parcourt l'espace. Il pleut... Il pleut toujours. Comme il pleut!... La foudre a Ă©clatĂ©... elle s'est abattue sur ma fenêtre entr'ouverte, et m'a Ă©tendu sur le carreau, frappĂ© au front. Pauvre jeune homme! ton visage Ă©tait dĂ©jĂ  assez maquillĂ© par les rides prĂ©coces et la difformitĂ© de naissance, pour ne pas avoir besoin, en outre, de cette longue cicatrice sulfureuse! (Je viens de supposer que la blessure est guĂ©rie, ce qui n'arrivera pas de sitĂ´t.) Pourquoi cet orage, et pourquoi la paralysie de mes doigts? Est-ce un avertissement d'en haut pour m'empêcher d'Ă©crire, et de mieux considĂ©rer ce Ă  quoi je m'expose, en distillant la bave de ma bouche carrĂ©e? Mais, cet orage ne m'a pas causĂ© la crainte. Que m'importerait une lĂ©gion d'orages! Ces agents de la police cĂ©leste accomplissent avec zèle leur pĂ©nible devoir, si j'en juge sommairement par mon front blessĂ©. Je n'ai pas Ă  remercier le Tout-Puissant de son adresse remarquable; il a envoyĂ© la foudre de manière Ă  couper prĂ©cisĂ©ment mon visage en deux, Ă  partir du front, endroit où la blessure a Ă©tĂ© la plus dangereuse: qu'un autre le fĂ©licite! Mais, les orages attaquent quelqu'un de plus fort qu'eux. Ainsi donc, horrible Éternel, Ă  la figure de vipère, il a fallu que, non content d'avoir placĂ© mon âme entre les frontières de la folie et les pensĂ©es de fureur qui tuent d'une manière lente, tu aies cru, en outre, convenable Ă  ta majestĂ©, après un mûr examen, de faire sortir de mon front une coupe de sang!... Mais, enfin, qui te dit quelque chose? Tu sais que je ne t'aime pas, et qu'au contraire je te hais: pourquoi insistes-tu? Quand ta conduite voudra-t-elle cesser de s'envelopper des apparences de la bizarrerie? Parle-moi franchement, comme Ă  un ami: est-ce que tu ne te doutes pas, enfin, que tu montres, dans ta persĂ©cution odieuse, un empressement naïf, dont aucun de tes sĂ©raphins n'oserait faire ressortir le complet ridicule? Quelle colère te prend? Sache que, si tu me laissais vivre Ă  l'abri de tes poursuites, ma reconnaissance t'appartiendrait... Allons, Sultan, avec ta langue, dĂ©barrasse-moi de ce sang qui salit le parquet. Le bandage est fini: mon front Ă©tanchĂ© a Ă©tĂ© lavĂ© avec de l'eau salĂ©e, et j'ai croisĂ© des bandelettes Ă  travers mon visage. Le rĂ©sultat n'est pas infini: quatre chemises, pleines de sang et deux mouchoirs. On ne croirait pas, au premier abord, que Maldoror contĂ®nt tant de sang dans ses artères; car, sur sa figure, ne brillent que les reflets du cadavre. Mais, enfin, c'est comme ça. Peut-être que c'est Ă  peu près tout le sang que pût contenir son corps, et il est assez probable qu'il n'en reste pas beaucoup. Assez, assez, chien avide; laisse le parquet tel qu'il est; tu as le ventre rempli. Il ne faut pas continuer de boire; car, tu ne tarderais pas Ă  vomir. Tu es convenablement repu, va te coucher dans le chenil; estime-toi nager dans le bonheur; car, tu ne penseras pas Ă  la faim, pendant trois jours immenses, grâce aux globules que tu as descendus dans ton gosier avec une satisfaction solennellement visible. Toi, LĂ©man, prends un balai; je voudrais aussi en prendre un, mais je n'en ai pas la force. Remets tes pleurs dans le fourreau; sinon, je croirais que tu n'as pas le courage de contempler, avec sang-froid, la grande balafre, occasionnĂ©e par un supplice dĂ©jĂ  perdu pour moi dans la nuit des temps passĂ©s. Tu iras chercher Ă  la fontaine deux seaux d'eau. Une fois le parquet lavĂ©, tu mettras ces linges dans la chambre voisine. Si la blanchisseuse revient ce soir, comme elle doit le faire, tu les lui remettras; mais, comme il a plu beaucoup depuis une heure, et qu'il continue de pleuvoir, je ne crois pas qu'elle sorte de chez elle; alors, elle viendra demain matin. Si elle te demande d'où vient tout ce sang, tu n'es pas obligĂ© de lui rĂ©pondre. Oh! que je suis faible! N'importe; j'aurai cependant la force de soulever le porte-plume, et le courage de creuser ma pensĂ©e. Qu'a-t-il rapportĂ© le CrĂ©ateur de me tracasser, comme si j'Ă©tais un enfant, par un orage qui porte la foudre? Je n'en persiste pas moins dans ma rĂ©solution d'Ă©crire. Ces bandelettes m'embêtent, et l'atmosphère de ma chambre respire le sang...


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Qu'il n'arrive pas le jour où, Lohengrin et moi, nous passerons dans la rue, l'un Ă  cĂ´tĂ© de l'autre, sans nous regarder, en nous frĂ´lant le coude, comme deux passants pressĂ©s! Oh! qu'on me laisse fuir Ă  jamais loin de cette supposition! L'Éternel a crĂ©Ă© le monde tel qu'il est: il montrerait beaucoup de sagesse si, pendant le temps strictement nĂ©cessaire pour briser d'un coup de marteau la tête d'une femme, il oubliait sa majestĂ© sidĂ©rale, afin de nous rĂ©vĂ©ler les mystères au milieu desquels notre existence Ă©touffe, comme un poisson au fond d'une barque. Mais, il est grand et noble; il l'emporte sur nous par la puissance de ses conceptions; s'il parlementait avec les hommes, toutes les hontes rejailliraient jusqu'Ă  son visage. Mais... misĂ©rable que tu es! pourquoi ne rougis-tu pas? Ce n'est pas assez que l'armĂ©e des douleurs physiques et morales, qui nous entoure, ait Ă©tĂ© enfantĂ©e: le secret de notre destinĂ©e en haillons ne nous est pas distinguĂ©. Je le connais, le Tout-Puissant... et lui, aussi, doit me connaĂ®tre. Si, par hasard, nous marchons sur le même sentier, sa vue perçante me voit arriver de loin: il prend un chemin de traverse, afin d'Ă©viter le triple dard de platine que la nature me donna comme une langue! Tu me feras plaisir, Ă´ CrĂ©ateur, de me laisser Ă©pancher mes sentiments. Maniant les ironies terribles, d'une main ferme et froide, je t'avertis que mon coeur en contiendra suffisamment, pour m'attaquer Ă  toi, jusqu'Ă  la fin de mon existence. Je frapperai ta carcasse creuse; mais, si fort, que je me charge d'en faire sortir les parcelles restantes d'intelligence que tu n'as pas voulu donner Ă  l'homme, parce que tu aurais Ă©tĂ© jaloux de le faire Ă©gal Ă  toi, et que tu avais effrontĂ©ment cachĂ© dans tes boyaux, rusĂ© bandit, comme si tu ne savais pas qu'un jour ou l'autre je les aurais dĂ©couvertes de mon oeil toujours ouvert, les aurais enlevĂ©es, et les aurais partagĂ©es avec mes semblables. J'ai fait ainsi que je parle, et, maintenant, ils ne te craignent plus; ils traitent de puissance Ă  puissance avec toi. Donne-moi la mort, pour faire repentir mon audace: je dĂ©couvre ma poitrine et j'attends avec humilitĂ©. Apparaissez donc, envergures dĂ©risoires de châtiments Ă©ternels!... dĂ©ploiements emphatiques d'attributs trop vantĂ©s! Il a manifestĂ© l'incapacitĂ© d'arrêter la circulation de mon sang qui le nargue. Cependant, j'ai des preuves qu'il n'hĂ©site pas d'Ă©teindre, Ă  la fleur de l'âge, le souffle d'autres humains, quand ils ont Ă  peine goûtĂ© les jouissances de la vie. C'est simplement atroce; mais, seulement, d'après la faiblesse de mon opinion! J'ai vu le CrĂ©ateur, aiguillonnant sa cruautĂ© inutile, embraser des incendies où pĂ©rissaient les vieillards et les enfants! Ce n'est pas moi qui commence l'attaque; c'est lui qui me force Ă  le faire tourner, ainsi qu'une toupie, avec le fouet aux cordes d'acier. N'est-ce pas lui qui me fournit des accusations contre lui-même? Ne tarira point ma verve Ă©pouvantable! Elle se nourrit des cauchemars insensĂ©s qui tourmentent mes insomnies. C'est Ă  cause de Lohengrin que ce qui prĂ©cède a Ă©tĂ© Ă©crit; revenons donc Ă  lui. Dans la crainte qu'il ne devĂ®nt plus tard comme les autres hommes, j'avais d'abord rĂ©solu de le tuer Ă  coups de couteau, lorsqu'il aurait dĂ©passĂ© l'âge d'innocence. Mais, j'ai rĂ©flĂ©chi, et j'ai abandonnĂ© sagement ma rĂ©solution Ă  temps. Il ne se doute pas que sa vie a Ă©tĂ© en pĂ©ril pendant un quart d'heure. Tout Ă©tait prêt, et le couteau avait Ă©tĂ© achetĂ©. Ce stylet Ă©tait mignon, car j'aime la grâce et l'Ă©lĂ©gance jusque dans les appareils de la mort; mais il Ă©tait long et pointu. Une seule blessure au cou, en perçant avec soin une des artères carotides, et je crois que ç'aurait suffi. Je suis content de ma conduite; je me serais repenti plus tard. Donc, Lohengrin, fais ce que tu voudras, agis comme il te plaira, enferme-moi toute la vie dans une prison obscure, avec des scorpions pour compagnons de ma captivitĂ©, ou arrache-moi un oeil jusqu'Ă  ce qu'il tombe Ă  terre, je ne te ferai jamais le moindre reproche; je suis Ă  toi, je t'appartiens, je ne vis plus pour moi. La douleur que tu me causeras ne sera pas comparable au bonheur de savoir, que celui qui me blesse, de ses mains meurtrières, est trempĂ© dans une essence plus divine que celle de ses semblables! Oui, c'est encore beau de donner sa vie pour un être humain, et de conserver ainsi l'espĂ©rance que tous les hommes ne sont pas mĂ©chants, puisqu'il y en a eu un, enfin, qui a su attirer, de force, vers soi, les rĂ©pugnances dĂ©fiantes de ma sympathie amère!...


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Il est minuit; on ne voit plus un seul omnibus de la Bastille Ă  la Madeleine. Je me trompe; en voilĂ  un qui apparaĂ®t subitement, comme s'il sortait de dessous terre. Les quelques passants attardĂ©s le regardent attentivement; car, il paraĂ®t ne ressembler Ă  aucun autre. Sont assis, Ă  l'impĂ©riale, des hommes qui ont l'oeil immobile, comme celui d'un poisson mort. Ils sont pressĂ©s les uns contre les autres, et paraissent avoir perdu la vie; au reste, le nombre rĂ©glementaire n'est pas dĂ©passĂ©. Lorsque le cocher donne un coup de fouet Ă  ses chevaux, on dirait que c'est le fouet qui fait remuer son bras, et non son bras le fouet. Que doit être cet assemblage d'êtres bizarres et muets? Sont-ce des habitants de la lune? Il y a des moments où on serait tentĂ© de le croire; mais, ils ressemblent plutĂ´t Ă  des cadavres. L'omnibus, pressĂ© d'arriver Ă  la dernière station, dĂ©vore l'espace, et fait craquer le pavĂ©... Il s'enfuit!... Mais une masse informe le poursuit avec acharnement, sur ses traces, au milieu de la poussière. "Arrêtez, je vous en supplie; arrêtez... mes jambes sont gonflĂ©es d'avoir marchĂ© pendant la journĂ©e...je n'ai pas mangĂ© depuis hier... mes parents m'ont abandonnĂ©...je ne sais plus que faire... je suis rĂ©solu de retourner chez moi, et j'y serais vite arrivĂ©, si vous m'accordiez une place... je suis un petit enfant de huit ans, et j'ai confiance en vous!" Il s'enfuit!... Il s'enfuit!... Mais, une masse informe le poursuit avec acharnement, sur ses traces, au milieu de la poussière. Un de ces hommes, Ă  l'oeil froid, donne un coup de coude Ă  son voisin, et paraĂ®t lui exprimer son mĂ©contentement de ces gĂ©missements, au timbre argentin, qui parviennent jusqu'Ă  son oreille. L'autre baisse la tête d'une manière imperceptible, en forme d'acquiescement, et se replonge ensuite dans l'immobilitĂ© de son Ă©goïsme, comme une tortue dans sa carapace. Tout indique dans les traits des autres voyageurs les mêmes sentiments que ceux des deux premiers. Les cris se font entendre pendant deux ou trois minutes, plus perçants de seconde en seconde. L'on voit des fenêtres s'ouvrir sur le boulevard, et une figure effarĂ©e, une lumière Ă  la main, après avoir jetĂ© les yeux sur la chaussĂ©e, refermer le volet avec impĂ©tuositĂ©, pour ne plus reparaĂ®tre...Il s'enfuit!... Il s'enfuit!... Mais, une masse informe le poursuit avec acharnement, sur ces traces, au milieu de la poussière. Seul, un jeune homme, plongĂ© dans la rêverie, au milieu de ces personnages de pierre, paraĂ®t ressentir de la pitiĂ© pour le malheur. En faveur de l'enfant, qui croit pouvoir l'atteindre, avec ses petites jambes endolories, il n'ose pas Ă©lever la voix; car les autres hommes lui jettent des regards de mĂ©pris et d'autoritĂ©, et il sait qu'il ne peut rien faire contre tous. Le coude appuyĂ© sur ses genoux et la tête entre ses mains, il se demande, stupĂ©fait, si c'est lĂ  vraiment ce qu'on appelle la charitĂ© humaine. Il reconnaĂ®t alors que ce n'est qu'un vain mot, qu'on ne trouve plus même dans le dictionnaire de la poĂ©sie, et avoue avec franchise son erreur. Il se dit: "En effet, pourquoi s'intĂ©resser Ă  un petit enfant? Laissons-le de cĂ´tĂ©." Cependant, une larme brûlante a roulĂ© sur la joue de cet adolescent, qui vient de blasphĂ©mer. Il passe pĂ©niblement la main sur son front, comme pour un Ă©carter un nuage, dont l'opacitĂ© obscurcit son intelligence. Il se dĂ©mène, mais en vain, dans le siècle où il a Ă©tĂ© jetĂ©; il sent qu'il n'y est pas Ă  sa place, et cependant il ne peut en sortir. Prison terrible! FatalitĂ© hideuse! Lombano, je suis content de toi depuis ce jour! Je ne cessais pas de t'observer, pendant que ma figure respirait la même indiffĂ©rence que celle des autres voyageurs. L'adolescent se lève, dans un mouvement d'indignation, et veut se retirer, pour ne pas participer, même involontairement, Ă  une mauvaise action. Je lui fais un signe, et il se remet Ă  mon cĂ´tĂ©... Il s'enfuit! Il s'enfuit!... Mais, une masse informe le poursuit avec acharnement, sur ses traces, au milieu de la poussière. Les cris cessent subitement; car, l'enfant a touchĂ© du pied un pavĂ© en saillie, et s'est fait une blessure Ă  la tête, en tombant. L'omnibus a disparu Ă  l'horizon, et l'on ne voit plus que la rue silencieuse... Il s'enfuit!... Il s'enfuit!... Mais, une masse informe ne le poursuit plus avec acharnement, sur ses traces, au milieu de la poussière. Voyez ce chiffonnier qui passe, courbĂ© sur sa lanterne pâlotte; il y a en lui plus de coeur que dans tous ses pareils de l'omnibus. Il vient de ramasser l'enfant; soyez sûr qu'il le guĂ©rira, et ne l'abandonnera pas, comme ont fait ses parents. Il s'enfuit!... Il s'enfuit!... Mais, de l'endroit où il se trouve, le regard perçant du chiffonnier le poursuit avec acharnement, sur ses traces, au milieu de la poussière!... Race stupide et idiote! Tu te repentiras de te conduire ainsi. C'est moi qui te le dis. Tu t'en repentiras, va! tu t'en repentiras. Ma poĂ©sie ne consistera qu'Ă  attaquer, par tous les moyens, l'homme, cette bête fauve, et le CrĂ©ateur, qui n'aurait pas dû engendrer une pareille vermine. Les volumes s'entasseront sur les volumes, jusqu'Ă  la fin de ma vie, et, cependant, l'on n'y verra que cette seule idĂ©e, toujours prĂ©sente Ă  ma conscience!


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Faisant ma promenade quotidienne, chaque jour je passais dans une rue Ă©troite; chaque jour, une jeune fille svelte de dix ans me suivait, Ă  distance, respectueusement, le long de cette rue, en me regardant avec des paupières sympathiques et curieuses. Elle Ă©tait grande pour son âge et avait la taille Ă©lancĂ©e. D'abondants cheveux noirs, sĂ©parĂ©s en deux sur la tête, tombaient en tresses indĂ©pendants sur des Ă©paules marmorĂ©ennes. Un jour, elle me suivait comme de coutume; les bras musculeux d'une femme du peuple la saisirent par les cheveux, comme le tourbillon saisit la feuille, appliqua deux gifles brutales sur une joue fière et muette, et ramena dans la maison cette conscience Ă©garĂ©e. En vain, je faisais l'insouciant; elle ne manquait jamais de me poursuivre de sa prĂ©sence devenue inopportune. Lorsque j'enjambai une autre rue, pour continuer mon chemin elle s'arrêtait, faisant un violent effort sur elle-même, au terme de cette rue Ă©troite, immobile comme la statue du Silence, et ne cessait de regarder devant elle, jusqu'Ă  ce que je disparusse. Une fois, cette jeune fille me prĂ©cĂ©da dans la rue, et emboĂ®ta le pas devant moi. Si j'allais vite pour la dĂ©passer, elle courait presque pour maintenir la distance Ă©gale; mais, si je ralentissais le pas, pour qu'il y eût un intervalle de chemin, assez grand entre elle et moi, alors, elle le ralentissait aussi, et y mettait la grâce de l'enfance. ArrivĂ©e au terme de la rue, elle se retourna lentement, de manière Ă  me barrer le passage. Je n'eus pas le temps de m'esquiver, et je me trouvai devant sa figure. Elle avait les yeux gonflĂ©s et rouges. Je voyais facilement qu'elle voulait me parler, et qu'elle ne savait comment s'y prendre. Devenue subitement pâle comme un cadavre, elle me demanda: "Auriez-vous la bontĂ© de me dire quelle heure est-il?" Je lui dis que je ne portais pas de montre, et je m'Ă©loignai rapidement. Depuis ce jour, enfant Ă  l'imagination inquiète et prĂ©coce, tu n'as plus revu dans la rue Ă©troite, le jeune homme mystĂ©rieux qui battait pĂ©niblement, de sa sandale lourde, le pavĂ© des carrefours tortueux. L'apparition de cette comète enflammĂ©e ne reluira plus, comme un triste sujet de curiositĂ© fanatique, sur la façade de ton observation déçue; et, tu penseras souvent, trop souvent, peut-être toujours, Ă  celui qui ne paraissait pas s'inquiĂ©ter des maux, ni des biens de la vie prĂ©sente, et s'en allait au hasard, avec une figure horriblement morte, les cheveux hĂ©rissĂ©s, la dĂ©marche chancelante, et les bras nageant aveuglĂ©ment dans les eaux ironiques de l'Ă©ther, comme pour y chercher la proie sanglante de l'espoir, ballottĂ©e continuellement, Ă  travers les immenses rĂ©gions de l'espace, par le chasse-neige implacable de la fatalitĂ©. Tu ne me verras plus, et je ne te verrai plus!... Qui sait? Peut-être que cette fille n'Ă©tait pas ce qu'elle se montrait. Sous une enveloppe naïve, elle cachait peut-être une immense ruse, le poids de dix-huit annĂ©es, et le charme du vice. On a vu des vendeuses d'amour s'expatrier avec gaĂ®tĂ© des Ă®les Britanniques, et franchir le dĂ©troit. Elles rayonnaient leurs ailes, en tournoyant, en essaims dorĂ©s, devant la lumière parisienne; et, quand vous les aperceviez, vous disiez: "Mais elles sont encore enfants; elles n'ont pas plus de dix ou douze ans." En rĂ©alitĂ© elles en avaient vingt. Oh! dans cette supposition, maudits soient-ils les dĂ©tours de cette rue obscure! Horrible! horrible! ce qui s'y passe. Je crois que sa mère la frappa parce qu'elle ne faisait pas son mĂ©tier avec assez d'adresse. Il est possible que ce ne fût qu'un enfant, et alors la mère est plus coupable encore. Moi, je ne veux pas croire Ă  cette supposition, qui n'est qu'une hypothèse, et je prĂ©fère aimer, dans ce caractère romanesque, une âme qui se dĂ©voile trop tĂ´t... Ah! vois-tu, jeune fille, je t'engage Ă  ne plus reparaĂ®tre devant mes yeux, si jamais je repasse dans la rue Ă©troite. Il pourrait t'en coûter cher! DĂ©jĂ  le sang et la haine me montent vers la tête, Ă  flots bouillants. Moi, être assez gĂ©nĂ©reux pour aimer mes semblables! Non, non! Je l'ai rĂ©solu depuis le jour de ma naissance! Ils ne m'aiment pas, eux! On verra les mondes se dĂ©truire, et le granit glisser, comme un cormoran, sur la surface des flots, avant que je touche la main infâme d'un être humain. Arrière... arrière, cette main!... Jeune fille, tu n'es pas un ange, et tu deviendras, en somme, comme les autres femmes. Non, non, je t'en supplie; ne reparais plus devant mes sourcils froncĂ©s et louches. Dans un moment d'Ă©garement, je pourrais te prendre les bras, les tordre comme un linge lavĂ© dont on exprime l'eau, ou les casser avec fracas, comme deux branches sèches, et te les faire ensuite manger, en employant la force. Je pourrais, en prenant ta tête entre mes mains, d'un air caressant et doux, enfoncer mes doigts avides dans les lobes de ton cerveau innocent, pour en extraire, le sourire aux lèvres, une graisse efficace qui lave les yeux, endoloris par l'insomnie Ă©ternelle de la vie. Je pourrais, cousant tes paupières avec une aiguille, te priver du spectacle de l'univers, et te mettre dans l'impossibilitĂ© de trouver ton chemin; ce n'est pas moi qui te servirai de guide. Je pourrais, soulevant ton corps vierge avec un bras de fer, te saisir par les jambes, te faire rouler autour de moi, comme une fronde, concentrer mes forces en dĂ©crivant la dernière circonfĂ©rence, et te lancer contre la muraille. Chaque goutte de sang rejaillira sur une poitrine humaine, pour effrayer les hommes, et mettre devant eux l'exemple de ma mĂ©chancetĂ©! Ils s'arracheront sans trêve des lambeaux et des lambeaux de chair; mais, la goutte de sang reste ineffaçable, Ă  la même place, et brillera comme un diamant. Sois tranquille, je donnerai Ă  une demi-douzaine de domestiques l'ordre de garder les restes vĂ©nĂ©rĂ©s de ton corps, et de les prĂ©server de la faim des chiens voraces. Sans doute, le corps est restĂ© plaquĂ© sur la muraille, comme une poire mûre, et n'est pas tombĂ© Ă  terre; mais, les chiens savent accomplir des bonds Ă©levĂ©s, si l'on n'y prend garde.


*


Cet enfant, qui est assis sur un banc du jardin des Tuileries, comme il est gentil! Ses yeux hardis dardent quelque objet invisible, au loin, dans l'espace. Il ne doit pas avoir plus de huit ans et, cependant, il ne s'amuse pas, comme il serait convenable. Tout au moins il devrait rire et se promener avec quelque camarade, au lieu de rester seul; mais, ce n'est pas son caractère.

Cet enfant, qui est assis sur un banc du jardin des Tuileries, comme il est gentil! Un homme, mû par un dessein cachĂ©, vient s'asseoir Ă  cĂ´tĂ© de lui, sur le même banc, avec des allures Ă©quivoques. Qui est-ce? Je n'ai pas besoin de vous le dire; car, vous le reconnaĂ®trez Ă  sa conversation tortueuse. Écoutons-les, ne les dĂ©rangeons pas:

- À quoi pensais-tu, enfant?

- Je pensais au ciel.

- Il n'est pas nécessaire que tu penses au ciel.

- Eh bien, pas moi. Car, puisque le ciel a Ă©tĂ© fait par Dieu, ainsi que la terre, sois sûr que tu y rencontreras les mêmes maux qu'ici-bas. Après ta mort, tu ne seras pas rĂ©compensĂ© d'après tes mĂ©rites; car, si l'on te commet des injustices sur cette terre (comme tu l'Ă©prouveras, par expĂ©rience, plus tard), il n'y a pas de raison pour que, dans l'autre vie, on ne t'en commette pas non plus. Ce que tu as de mieux Ă  faire, c'est de ne pas penser Ă  Dieu, et de te faire justice toi-même, puisqu'on te la refuse. Si un de tes camarades t'offensait, est-ce que tu ne serais pas heureux de le tuer?

- Mais, c'est défendu.

- Ce n'est pas si défendu que tu crois. Il s'agit seulement de ne pas se laisser attraper. La justice qu'apportent les lois ne vaut rien; c'est la jurisprudence de l'offensé qui compte. Si tu détestais un de tes camarades, est-ce que tu ne serais pas malheureux de songer qu'à chaque instant tu aies sa pensée devant tes yeux?

- C'est vrai.

- VoilĂ  donc un de tes camarades qui te rendrait malheureux toute ta vie; car, voyant que ta haine n'est que passive, il ne continuera pas moins de se narguer de toi, et de te causer du mal impunĂ©ment. Il n'y a donc qu'un moyen de faire cesser la situation; c'est de se dĂ©barrasser de son ennemi. VoilĂ  où je voulais en venir, pour te faire comprendre sur quelles bases est fondĂ©e la sociĂ©tĂ© actuelle. Chacun doit se faire justice lui-même, sinon il n'est qu'un imbĂ©cile. Celui qui remporte la victoire sur ses semblables, celui-lĂ  est le plus rusĂ© et le plus fort. Est-ce que tu ne voudrais pas un jour dominer tes semblables?

- Oui, oui.

- Sois donc le plus fort et le plus rusĂ©. Tu es encore trop jeune pour être le plus fort; mais, dès aujourd'hui, tu peux employer la ruse, le plus bel instrument des hommes de gĂ©nie. Lorsque le berger David atteignait au front le gĂ©ant Goliath d'une pierre lancĂ©e par la fronde, est-ce qu'il n'est pas admirable de remarquer que c'est seulement par la ruse que David a vaincu son adversaire, et que si, au contraire, ils s'Ă©taient pris Ă  bras-le-corps, le gĂ©ant l'aurait Ă©crasĂ© comme une mouche? Il en est de même pour toi. À guerre ouverte, tu ne pourras jamais vaincre les hommes, sur lesquels tu es dĂ©sireux d'Ă©tendre ta volontĂ©; mais, avec la ruse, tu pourras lutter seul contre tous. Tu dĂ©sires les richesses, les beaux palais et la gloire? ou m'as-tu trompĂ© quand tu m'as affirmĂ© ces nobles prĂ©tentions?

- Non, non, je ne vous trompais pas. Mais, je voudrais acquérir ce que je désire par d'autres moyens.

- Alors, tu n'acquerras rien du tout. Les moyens vertueux et bonasses ne mènent Ă  rien. Il faut mettre Ă  l'oeuvre des leviers plus Ă©nergiques et des trames plus savantes. Avant que tu deviennes cĂ©lèbre par ta vertu et que tu atteignes le but, cent autres auront le temps de faire des cabrioles par dessus ton dos, et d'arriver au bout de ta carrière avant toi, de telle manière qu'il ne s'y trouvera plus de place pour tes idĂ©es Ă©troites. Il faut savoir embrasser, avec plus de grandeur, l'horizon du temps prĂ©sent. N'as-tu jamais entendu parler, par exemple, de la gloire immense qu'apportent les victoires? Et, cependant, les victoires ne se font pas seules. Il faut verser du sang, beaucoup de sang, pour les engendrer et les dĂ©poser aux pieds des conquĂ©rants. Sans les cadavres et les membres Ă©pars que tu aperçois dans la plaine, où s'est opĂ©rĂ© sagement le carnage, il n'y aurait pas de guerre, et, sans guerre, il n'y aurait pas de victoire. Tu vois que, lorsqu'on veut devenir cĂ©lèbre, il faut se plonger avec grâce dans des fleuves de sang, alimentĂ©s par de la chair Ă  canon. Le but excuse le moyen. La première chose, pour devenir cĂ©lèbre, est d'avoir de l'argent. Or, comme tu n'en as pas, il faudra assassiner pour en acquĂ©rir; mais, comme tu n'es pas assez fort pour manier le poignard, fais-toi voleur, en attendant que tes membres aient grossi. Et, pour qu'ils grossissent plus vite, je te conseille de faire de la gymnastique deux fois par jour, une heure le matin, une heure le soir. De cette manière, tu pourras essayer le crime, avec un certain succès, dès l'âge de quinze ans, au lieu d'attendre jusqu'Ă  vingt. L'amour de la gloire excuse tout, et peut-être, plus tard, maĂ®tre de tes semblables, leur feras-tu presque autant de bien que tu leur as fait du mal au commencement!...

Maldoror s'aperçoit que le sang bouillonne dans la tête de son jeune interlocuteur; ses narines sont gonflĂ©es, et ses lèvres rejettent une lĂ©gère Ă©cume blanche. Il lui tâte le pouls; les pulsations sont prĂ©cipitĂ©es. La fièvre a gagnĂ© ce corps dĂ©licat. Il craint les suites de ses paroles; il s'esquive, le malheureux, contrariĂ© de n'avoir pas pu entretenir cet enfant pendant plus longtemps. Lorsque, dans l'âge mûr, il est si difficile de maĂ®triser les passions, balancĂ© entre le bien et le mal, qu'est-ce dans un esprit, encore plein d'inexpĂ©rience? et quelle somme d'Ă©nergie relative ne lui faut-il pas en plus? L'enfant en sera quitte pour garder le lit trois jours. Plût au ciel que le contact maternel amène la paix dans cette fleur sensible, fragile enveloppe d'une belle âme!


*


LĂ , dans un bosquet entourĂ© de fleurs, dort l'hermaphrodite, profondĂ©ment assoupi sur le gazon, mouillĂ© de ses pleurs. La lune a dĂ©gagĂ© son disque de la masse des nuages, et caresse avec ses pâles rayons cette douce figure d'adolescent. Ses traits expriment l'Ă©nergie la plus virile, en même temps que la grâce d'une vierge cĂ©leste. Rien ne paraĂ®t naturel en lui, pas même les muscles de son corps, qui se fraient un passage Ă  travers les contours harmonieux de formes fĂ©minines. Il a le bras recourbĂ© sur le front, l'autre main appuyĂ©e contre la poitrine, comme pour comprimer les battements d'un coeur fermĂ© Ă  toutes les confidences, et chargĂ© du pesant fardeau d'un secret Ă©ternel. FatiguĂ© de la vie, et honteux de marcher parmi des êtres qui ne lui ressemblent pas, le dĂ©sespoir a gagnĂ© son âme, et il s'en va seul, comme le mendiant de la vallĂ©e. Comment se procure-t-il les moyens d'existence? Des âmes compatissantes veillent de près sur lui, sans qu'il se doute de cette surveillance, et ne l'abandonnent pas: il est si bon! il est si rĂ©signĂ©! Volontiers il parle quelquefois avec ceux qui ont le caractère sensible, sans leur toucher la main, et se tient Ă  distance, dans la crainte d'un danger imaginaire. Si on lui demande pourquoi il a pris la solitude pour compagne, ses yeux se lèvent vers le ciel, et retiennent avec peine une larme de reproche contre la Providence; mais, il ne rĂ©pond pas Ă  cette question imprudente, qui rĂ©pand, dans la neige de ses paupières, la rougeur de la rose matinale. Si l'entretien se prolonge, il devient inquiet, tourne les yeux vers les quatre points de l'horizon, comme pour chercher Ă  fuir la prĂ©sence d'un ennemi invisible qui s'approche, fait de la main un adieu brusque, s'Ă©loigne sur les ailes de sa pudeur en Ă©veil, et disparaĂ®t dans la forêt. On le prend gĂ©nĂ©ralement pour un fou. Un jour, quatre hommes masquĂ©s, qui avaient reçu des ordres, se jetèrent sur lui et le garrottèrent solidement, de manière qu'il ne pût remuer que les jambes. Le fouet abattit ses rudes lanières sur son dos, et ils lui dirent qu'il se dirigeât sans dĂ©lai vers la route qui mène Ă  Bicêtre. Il se mit Ă  sourire en recevant les coups, et leur parla avec tant de sentiment, d'intelligence sur beaucoup de sciences humaines qu'il avaient Ă©tudiĂ©es et qui montraient une grande instruction dans celui qui n'avait pas encore franchi le seuil de la jeunesse, et sur les destinĂ©es de l'humanitĂ© où il dĂ©voila entière la noblesse poĂ©tique de son âme, que ses gardiens, Ă©pouvantĂ©s jusqu'au sang de l'action qu'ils avaient commise, dĂ©lièrent ses membres brisĂ©s, se traĂ®nèrent Ă  ses genoux, en demandant un pardon qui fut accordĂ©, et s'Ă©loignèrent, avec les marques d'une vĂ©nĂ©ration qui ne s'accorde pas ordinairement aux hommes. Depuis cet Ă©vĂ©nement, dont on parla beaucoup, son secret fut devinĂ© par chacun, mais on paraĂ®t l'ignorer, pour ne pas augmenter ses souffrances; et le gouvernement lui accorde une pension honorable, pour lui faire oublier qu'un instant on voulut l'introduire par force, sans vĂ©rification prĂ©alable, dans un hospice d'aliĂ©nĂ©s. Lui, il emploie la moitiĂ© de son argent; le reste, il le donne aux pauvres. Quand il voit un homme et une femme qui se promènent dans quelque allĂ©e de platanes, il sent son corps se fendre en deux de bas en haut, et chaque partie nouvelle aller Ă©treindre un des promeneurs; mais, ce n'est qu'une hallucination, et la raison ne tarde pas Ă  reprendre son empire. C'est pourquoi, il ne mêle sa prĂ©sence, ni parmi les hommes, ni parmi les femmes; car, sa pudeur excessive, qui a pris un jour dans cette idĂ©e qu'il n'est qu'un monstre, l'empêche d'accorder sa sympathie brûlante Ă  qui que ce soit. Il croirait se profaner, et il croirait profaner les autres. Son orgueil lui rĂ©pète cet axiome: "Que chacun reste dans sa nature." Son orgueil, ai-je dit, parce qu'il craint qu'en joignant sa vie Ă  un homme ou une femme, on ne lui reproche tĂ´t ou tard, comme une faute Ă©norme, la conformation de organisme. Alors, il se retranche dans son amour-propre, offensĂ© par cette supposition impie qui ne vient que de lui, et il persĂ©vère Ă  rester seul, au milieu des tourments, et sans consolation. LĂ , dans un bosquet entourĂ© de fleurs, dort l'hermaphrodite, profondĂ©ment assoupi sur le gazon, mouillĂ© de ses pleurs. Les oiseaux, Ă©veillĂ©s, contemplent avec ravissement cette figure mĂ©lancolique, Ă  travers les branches des arbres, et le rossignol ne veut pas faire entendre ses cavatines de cristal. Le bois est devenu auguste comme une tombe, par la prĂ©sence nocturne de l'hermaphrodite infortunĂ©. O voyageur Ă©garĂ©, par ton esprit d'aventure qui t'a fait quitter ton père et ta mère, dès l'âge le plus tendre; par les souffrances que la soif t'a causĂ©es, dans le dĂ©sert; par ta patrie que tu cherches peut-être, après avoir longtemps errĂ©, proscrit, dans des contrĂ©es Ă©trangères; par ton coursier, ton fidèle ami, qui a supportĂ©, avec toi, l'exil et l'intempĂ©rie des climats que te faisait parcourir ton humeur vagabonde; par la dignitĂ© que donnent Ă  l'homme les voyages sur les terres lointaines et les mers inexplorĂ©es, au milieu des glaçons polaires, ou sous l'influence d'un soleil torride, ne touche pas avec ta main, comme avec un frĂ©missement de la brise, ces boucles de cheveux, rĂ©pandues sur le sol, et qui se mêlent Ă  l'herbe verte. Écarte-toi de plusieurs pas, et tu agiras mieux ainsi. Cette chevelure est sacrĂ©e; c'est l'hermaphrodite lui-même qui l'a voulu. Il ne veut pas que des lèvres humaines embrassent religieusement ses cheveux, parfumĂ©s par le souffle de la montagne, pas plus que son front, qui resplendit, en cet instant, comme les Ă©toiles du firmament. Mais, il vaut mieux croire que c'est une Ă©toile elle-même qui est descendue de son orbite, en traversant l'espace, sur ce front majestueux, qu'elle entoure avec sa clartĂ© de diamant, comme une aurĂ©ole. La nuit Ă©cartant du doigt sa tristesse, se revêt de tous ses charmes pour fêter le sommeil de cette incarnation de la pudeur, de cette image parfaite de l'innocence des anges: le bruissement des insectes est moins perceptible. Les branches penchent sur lui leur Ă©lĂ©vation touffue, afin de le prĂ©server de la rosĂ©e, et la brise, faisant rĂ©sonner les cordes de sa harpe mĂ©lodieuse, envoie ses accords joyeux, Ă  travers le silence universel, vers ses paupières baissĂ©es, qui croient assister, immobiles, au concert cadencĂ© des mondes suspendus. Il rêve qu'il est heureux; que sa nature corporelle a changĂ©; ou que, du moins, il s'est envolĂ© sur un nuage pourpre, vers une autre sphère, habitĂ©e par des êtres de même nature que lui. HĂ©las! que son illusion se prolonge jusqu'au rĂ©veil de l'aurore! Il rêve que les fleurs dansent autour de lui en rond, comme d'immenses guirlandes folles, et l'imprègnent de leurs parfums suaves, pendant qu'il chante un hymne d'amour, entre les bras d'un être humain d'une beautĂ© magique. Mais, ce n'est qu'une vapeur crĂ©pusculaire que ses bras entrelacent; et quand ils se rĂ©veillera, ses bras ne l'entrelaceront plus. Ne te rĂ©veille pas, hermaphrodite; ne te rĂ©veille pas encore, je t'en supplie. Pourquoi ne veux-tu pas me croire? Dors... dors toujours. Que ta poitrine se soulève, en poursuivant l'espoir chimĂ©rique du bonheur, je te le permets; mais, n'ouvre pas tes yeux. Ah! n'ouvre pas tes yeux! Je veux te quitter ainsi pour ne pas être tĂ©moin de ton rĂ©veil. Peut-être un jour, Ă  l'aide d'un livre volumineux, dans des pages Ă©mues, raconterai-je ton histoire, Ă©pouvantĂ© de ce qu'elle contient, et des enseignements qui s'en dĂ©gagent. Jusqu'ici, je n'ai pas pu; car, chaque fois que je l'ai voulu, d'abondantes larmes tombaient sur le papier, et mes doigts tremblaient, sans que ce fût de vieillesse. Mais, je veux avoir Ă  la fin ce courage. Je suis indignĂ© de n'avoir pas plus de nerfs qu'une femme, et de m'Ă©vanouir, comme une petite fille, chaque fois que je rĂ©flĂ©chis Ă  ta grande misère. Dors... dors toujours; mais, n'ouvre pas tes yeux. Ah! n'ouvre pas tes yeux! Adieu, hermaphrodite! Chaque jour, je ne manquerai pas de prier le ciel pour toi (si c'Ă©tait pour moi, je ne le prierais point). Que la paix soit dans ton sein!


*


Quand une femme, Ă  la voix de soprano, Ă©met ses notes vibrantes et mĂ©lodieuses, Ă  l'audition de cette harmonie humaine, mes yeux se remplissent d'une flamme latente et lancent des Ă©tincelles douloureuses, tandis que dans mes oreilles semble retentir le tocsin de la canonnade. D'où peut venir cette rĂ©pugnance profonde pour tout ce qui tient Ă  l'homme? Si les accords s'envolent des fibres d'un instrument, j'Ă©coute avec voluptĂ© ces notes perlĂ©es qui s'Ă©chappent en cadence Ă  travers les ondes Ă©lastiques de l'atmosphère. La perception ne transmet Ă  mon ouïe qu'une impression d'une douceur Ă  fondre les nerfs et la pensĂ©e; un assoupissement ineffable enveloppe de ses pavots magiques, comme d'un voile qui tamise la lumière du jour, la puissance active de mes sens et les forces vivaces de mon imagination. On raconte que je naquis entre les bras de la surditĂ©! Aux premières Ă©poques de mon enfance, je n'entendais pas ce qu'on me disait. Quand, avec les plus grandes difficultĂ©s, on parvint Ă  m'apprendre Ă  parler, c'Ă©tait seulement, après avoir lu sur une feuille ce que quelqu'un Ă©crivait, que je pouvais communiquer, Ă  mon tour, le fil de mes raisonnements. Un jour, jour nĂ©faste, je grandissais en beautĂ© et en innocence; et chacun admirait l'intelligence et la bontĂ© du divin adolescent. Beaucoup de consciences rougissaient quand elles contemplaient ces traits limpides où son âme avait placĂ© son trĂ´ne. On ne s'approchait de lui qu'avec vĂ©nĂ©ration, parce qu'on remarquait dans ses yeux le regard d'un ange. Mais non, je savais de reste que les roses heureuses de l'adolescence ne devaient pas fleurir perpĂ©tuellement, tressĂ©es en guirlandes capricieuses, sur son front modeste et noble, qu'embrassaient avec frĂ©nĂ©sie toutes les mères. Il commençait Ă  me sembler que l'univers, avec sa voûte Ă©toilĂ©e de globes impassibles et agaçants, n'Ă©tait peut-être pas ce que j'avais rêvĂ© de plus grandiose. Un jour, donc, fatiguĂ© de talonner du pied le sentier abrupt du voyage terrestre, et de m'en aller, en chancelant comme un homme ivre, Ă  travers les catacombes obscures de la vie, je soulevai avec lenteur mes yeux spleenĂ©tiques, cernĂ©s d'un grand cercle bleuâtre, vers la concavitĂ© du firmament, et j'osai pĂ©nĂ©trer, moi, si jeune, les mystères du ciel! Ne trouvant pas ce que je cherchais, je soulevai la paupière effarĂ©e plus haut, plus haut encore, jusqu'Ă  ce que j'aperçusse un trĂ´ne, formĂ© d'excrĂ©ments humains et d'or, sur lequel trĂ´nait, avec un orgueil idiot, le corps recouvert d'un linceul fait avec des draps non lavĂ©s d'hĂ´pital, celui qui s'intitule lui-même le CrĂ©ateur! Il tenait Ă  la main le tronc pourri d'un homme mort, et le portait, alternativement, des yeux au nez et du nez Ă  la bouche; une fois Ă  la bouche, on devine ce qu'il en faisait. Ses pieds plongeaient dans une vaste mare de sang en Ă©bullition, Ă  la surface duquel s'Ă©levaient tout Ă  coup, comme des tĂ©nias Ă  travers le contenu d'un pot de chambre, deux ou trois têtes prudentes, et qui s'abaissaient aussitĂ´t, avec la rapiditĂ© de la flèche: un coup de pied, bien appliquĂ© sur l'os du nez, Ă©tait la rĂ©compense connue de la rĂ©volte au règlement, occasionnĂ©e par le besoin de respirer un autre milieu; car, enfin, ces hommes n'Ă©taient pas des poissons! Amphibies tout au plus, ils nageaient entre deux eaux dans ce liquide immonde!... jusqu'Ă  ce que, n'ayant plus rien dans la main, le CrĂ©ateur, avec les deux premières griffes du pied, saisĂ®t un autre plongeur par le cou, comme dans une tenaille, et le soulevât en l'air, en dehors de la vase rougeâtre, sauce exquise! Pour celui-lĂ , il faisait comme pour l'autre. Il lui dĂ©vorait d'abord la tête, les jambes et les bras, et en dernier lieu le tronc, jusqu'Ă  ce qu'il ne lui restât plus rien; car, il croquait les os. Ainsi de suite, durant les autres heures de son Ă©ternitĂ©. Quelquefois il s'Ă©criait: "Je vous ai crĂ©Ă©s; donc j'ai le droit de faire de vous ce que je veux. Vous ne m'avez rien fait, je ne dis pas le contraire. Je vous fais souffrir, et c'est pour mon plaisir." Et il reprenait son repas cruel, en remuant sa mâchoire infĂ©rieure, laquelle remuait sa barbe pleine de cervelle. O lecteur, ce dernier dĂ©tail ne te fait-il pas venir l'eau Ă  la bouche? N'en mange pas qui veut d'une pareille cervelle, si bonne, toute fraĂ®che, et qui vient d'être pêchĂ©e il n'y a qu'un quart d'heure dans le lac aux poissons. Les membres paralysĂ©s, et la gorge muette, je contemplai quelque temps ce spectacle. Trois fois, je faillis tomber Ă  la renverse, comme un homme qui subit une Ă©motion trop forte; trois fois, je parvins Ă  me remettre sur les pieds. Pas une fibre de mon corps ne restait immobile; et je tremblais, comme tremble la lave intĂ©rieure d'un volcan. À la fin, ma poitrine oppressĂ©e, ne pouvant chasser avec assez de vitesse l'air qui donne la vie, les lèvres de ma bouche s'entr'ouvrirent, et je poussai un cri... un cri si dĂ©chirant... que je l'entendis! Les entraves de mon oreille se dĂ©lièrent d'une manière brusque, le tympan craqua sous le choc de cette masse d'air sonore repoussĂ©e loin de moi avec Ă©nergie, et il se passa un phĂ©nomène nouveau dans l'organe condamnĂ©e par la nature. Je venais d'entendre un son! Un cinquième sens se rĂ©vĂ©lait en moi! Mais, quel plaisir eussĂ©-je pu trouver d'une pareille dĂ©couverte? DĂ©sormais, le son humain n'arriva Ă  mon oreille qu'avec le sentiment de la douleur qu'engendre la pitiĂ© pour une grande injustice. Quand quelqu'un me parlait, je me rappelais ce que j'avais vu, un jour, au-dessus des sphères visibles, et la traduction de mes sentiments Ă©touffĂ©s en un hurlement impĂ©tueux, dont le timbre Ă©tait identique Ă  celui de mes semblables! Je ne pouvais pas lui rĂ©pondre; car, les supplices exercĂ©s sur la faiblesse de l'homme, dans cette mer hideuse de pourpre, passaient devant mon front en rugissant comme des Ă©lĂ©phants Ă©corchĂ©s, et rasaient de leurs ailes de feu mes cheveux calcinĂ©s. Plus tard, quand je connus davantage l'humanitĂ©, Ă  ce sentiment de pitiĂ© se joignit une fureur intense contre cette tigresse marâtre, dont les enfants endurcis ne savent que maudire et faire le mal. Audace du mensonge! ils disent que le mal n'est chez eux qu'Ă  l'Ă©tat d'exception!... Maintenant, c'est fini depuis longtemps; depuis longtemps, je n'adresse la parole Ă  personne. O vous, qui que vous soyez, quand vous serez Ă  cĂ´tĂ© de moi, que les cordes de votre glotte ne laissent Ă©chapper aucune intonation; que votre larynx immobile n'aille pas s'efforcer de surpasser le rossignol; et vous-même n'essayez nullement de me faire connaĂ®tre votre âme Ă  l'aide du langage. Gardez un silence religieux, que rien n'interrompe; croisez humblement vos mains sur la poitrine, et dirigez vos paupières sur le bas. Je vous l'ai dit, depuis la vision qui me fit connaĂ®tre la vĂ©ritĂ© suprême, assez de cauchemars ont sucĂ© avidement ma gorge, pendant les nuits et les jours, pour avoir encore le courage de renouveler, même par la pensĂ©e, les souffrances que j'Ă©prouvai dans cette heure infernale, qui me poursuit sans relâche de son souvenir. Oh! quand vous entendez l'avalanche de neige tomber du haut de la froide montagne; la lionne se plaindre, au dĂ©sert aride, de la disparition de ses petits; la tempête accomplir sa destinĂ©e; le condamnĂ© mugir, dans la prison, la veille de la guillotine; et le poulpe fĂ©roce raconter, aux vagues de la mer, ses victoires sur les nageurs et les naufragĂ©s, dites-le, ces voix majestueuses ne sont-elles pas plus belles que le ricanement de l'homme!


*


Il existe un insecte que les hommes nourrissent Ă  leurs frais. Ils ne lui doivent rien; mais, ils le craignent. Celui-ci, qui n'aime pas le vin, mais qui prĂ©fère le sang, si on ne satisfaisait pas Ă  ses besoins lĂ©gitimes, serait capable, par un pouvoir occulte, de devenir aussi gros qu'un Ă©lĂ©phant, d'Ă©craser les hommes comme des Ă©pis. Aussi faut-il voir comme on le respecte, comme on l'entoure d'une vĂ©nĂ©ration canine, comme on le place en haute estime au-dessus des animaux de la crĂ©ation. On lui donne la tête pour trĂ´ne, et lui, accroche ses griffes Ă  la racine des cheveux, avec dignitĂ©. Plus tard, lorsqu'il est gras et qu'il entre dans un âge avancĂ©, en imitant la coutume d'un peuple ancien, on le tue, afin de ne pas lui faire sentir les atteintes de la vieillesse. On lui fait des funĂ©railles grandioses, comme Ă  un hĂ©ros, et la bière, qui le conduit directement vers le couvercle de la tombe, est portĂ©e, sur les Ă©paules, par les principaux citoyens. Sur la terre humide que le fossoyeur remue avec sa pelle sagace, on combine des phrases multicolores sur l'immortalitĂ© de l'âme, sur le nĂ©ant de la vie, sur la volontĂ© inexplicable de la Providence, et le marbre se referme Ă  jamais, sur cette existence, laborieusement remplie, qui n'est plus qu'un cadavre. La foule se disperse, et la nuit ne tarde pas Ă  couvrir de ses ombres les murailles du cimetière.

Mais, consolez-vous, humains, de sa perte douloureuse. Voici sa famille innombrable, qui s'avance, et dont il vous a libĂ©ralement gratifiĂ©, afin que votre dĂ©sespoir fût moins amer, et comme adouci par la prĂ©sence agrĂ©able de ces avortons hargneux, qui deviendront plus tard de magnifiques poux, ornĂ©s d'une beautĂ© remarquable, monstres Ă  allure de sage. Il a couvĂ© plusieurs douzaines d'oeufs chĂ©ris, avec son aile maternelle, sur vos cheveux, dessĂ©chĂ©s par la succion acharnĂ©e de ces Ă©trangers redoutables. La pĂ©riode est promptement venue, où les oeufs ont Ă©clatĂ©. Ne craignez rien, ils ne tarderont pas Ă  grandir, ces adolescents philosophes, Ă  travers cette vie Ă©phĂ©mère. Ils grandiront tellement, qu'ils vous le feront sentir, avec leurs griffes et leurs suçoirs.

Vous ne savez pas, vous autres, pourquoi ils se ne dĂ©vorent pas les os de votre tête, et qu'ils se contentent d'extraire, avec leur pompe, la quintessence de votre sang. Attendez un instant, je vais vous le dire: c'est parce qu'ils n'en ont pas la force. Soyez certains que, si leur mâchoire Ă©tait conforme Ă  la mesure de leurs voeux infinis, la cervelle, la rĂ©tine des yeux, la colonne vertĂ©brale, tout votre corps y passerait. Comme une goutte d'eau. Sur la tête d'un jeune mendiant des rues, observez avec un microscope, un pou qui travaille; vous m'en donnerez des nouvelles. Malheureusement ils sont petits, ces brigands de la longue chevelure. Ils ne seraient pas bons pour être conscrits; car, ils n'ont pas la taille nĂ©cessaire exigĂ©e par la loi. Ils appartiennent au monde lilliputien de ceux de la courte cuisse, et les aveugles n'hĂ©sitent pas Ă  les ranger parmi les infiniment petits. Malheur au cachalot qui se battrait contre un pou. Il serait dĂ©vorĂ© en un clin d'oeil, malgrĂ© sa taille. Il ne resterait pas la queue pour aller annoncer la nouvelle. L'Ă©lĂ©phant se laisse caresser. Le pou, non. Je ne vous conseille pas de tenter cet essai pĂ©rilleux. Gare Ă  vous, si votre main est poilue, ou que seulement elle soit composĂ©e d'os et de chair. C'en est fait de vos doigts. Ils craqueront comme s'ils Ă©taient Ă  la torture. La peau disparaĂ®t par un Ă©trange enchantement. Les poux sont incapables de commettre autant de mal que leur imagination en mĂ©dite. Si vous trouvez un pou dans votre route, passez votre chemin, et ne lui lĂ©chez pas les papilles de la langue. Cela s'est vu. N'importe, je suis dĂ©jĂ  content de la quantitĂ© de mal qu'il te fait, Ă´ race humaine; seulement, je voudrais qu'il t'en fĂ®t davantage.

Jusqu'Ă  quand garderas-tu le culte vermoulu de ce dieu, insensible Ă  tes prières et aux offrandes gĂ©nĂ©reuses que tu lui offres en holocauste expiatoire? Vois, il n'est pas reconnaissant, ce manitou horrible, des larges coupes de sang et de cervelle que tu rĂ©pands sur ses autels, pieusement dĂ©corĂ©s de guirlandes de fleurs. Il n'est pas reconnaissant... car, les tremblements de terre et les tempêtes continuent de sĂ©vir depuis le commencement des choses. Et, cependant, spectacle digne d'observation plus il se montre indiffĂ©rent, plus tu l'admires. On voit que tu te mĂ©fies de ses attributs, qu'il cache; et ton raisonnement s'appuie sur cette considĂ©ration, qu'une divinitĂ© d'une puissance extrême peut seule montrer tant de mĂ©pris envers les fidèles qui obĂ©issent Ă  sa religion. C'est pour cela que, dans chaque pays, existent des dieux divers, ici, le crocodile, lĂ , la vendeuse d'amour; mais, quand il s'agit du pou, Ă  ce nom sacrĂ©, baisant universellement les chaĂ®nes de leur esclavage, tous les peuples s'agenouillent ensemble sur le parvis auguste, devant le piĂ©destal de l'idole informe et sanguinaire. Le peuple qui n'obĂ©irait pas Ă  ses propres instincts de rampement, et ferait mine de rĂ©volte, disparaĂ®trait tĂ´t ou tard de la terre, comme la feuille d'automne, anĂ©anti par la vengeance du dieu inexorable.

O pou, Ă  la prunelle recroquevillĂ©e, tant que les fleuves rĂ©pandront la pente de leurs eaux dans les abĂ®mes de la mer; tant que les astres graviteront sur le sentier de leur orbite; tant que le vide muet n'aura pas d'horizon; tant que l'humanitĂ© dĂ©chirera ses propres flancs par des guerres funestes; tant que la justice divine prĂ©cipitera ses foudres vengeresses sur ce globe Ă©goïste; tant que l'homme mĂ©connaĂ®tra son crĂ©ateur, et se narguera de lui, non sans raison, en y mêlant du mĂ©pris, ton règne sera assurĂ© sur l'univers, et ta dynastie Ă©tendra ses anneaux de siècle en siècle. Je te salue, soleil levant, libĂ©rateur cĂ©leste, toi, l'ennemi invisible de l'homme. Continue de dire Ă  la saletĂ© de s'unir avec lui dans des embrassements impurs, et de lui jurer, par des serments, non Ă©crits dans la poudre, qu'elle restera son amante fidèle jusqu'Ă  l'Ă©ternitĂ©. Baise de temps en temps la robe de cette grande impudique, en mĂ©moire des services importants qu'elle ne manque pas de te rendre. Si elle ne sĂ©duisait pas l'homme, avec ses mamelles lascives, il est probable que tu ne pourrais pas exister, toi, le produit de cet accouplement raisonnable et consĂ©quent. O fils de la saletĂ©! dis Ă  ta mère que, si elle dĂ©laisse la couche de l'homme, marchant Ă  travers des routes solitaires, seule et sans appui, elle verra son existence compromise. Que ses entrailles, qui t'ont portĂ© neuf mois dans leurs parois parfumĂ©es, s'Ă©meuvent un instant Ă  la pensĂ©e des dangers que courait, par suite, leur tendre fruit, si gentil et si tranquille, mais dĂ©jĂ  froid et fĂ©roce. SaletĂ©, reine des empires, conserve aux yeux de ma haine le spectacle de l'accroissement insensible des muscles de ta progĂ©niture affamĂ©e. Pour atteindre ce but, tu sais que tu n'as plus qu'Ă  te coller plus Ă©troitement contre les flancs de l'homme. Tu peux le faire, sans inconvĂ©nient pour la pudeur, puisque, tous les deux, vous êtes mariĂ©s depuis longtemps.

Pour moi, s'il m'est permis d'ajouter quelques mots Ă  cet hymne de glorification, je dirai que j'ai fait construire une fosse, de quarante lieues carrĂ©es, et d'une profondeur relative. C'est lĂ  que gĂ®t, dans sa virginitĂ© immonde, une mine vivante de poux. Elle remplit les bas-fonds de la fosse, et serpente ensuite, en larges veines denses, dans toutes les directions. Voici comment j'ai construit cette mine artificielle. J'arrachai un pou femelle aux cheveux de l'humanitĂ©. On ma vu me coucher avec lui pendant trois nuits consĂ©cutives, et je le jetai dans la fosse. La fĂ©condation humaine, qui aurait Ă©tĂ© nulle dans d'autres cas pareils, fut acceptĂ©e, cette fois, par la fatalitĂ©; et, au bout de quelques jours, des milliers de monstres, grouillant dans un noeud compact de matière, naquirent Ă  la lumière. Ce noeud hideux devint, par le temps, de plus en plus immense, tout en acquĂ©rant la propriĂ©tĂ© liquide du mercure, et se ramifia en plusieurs branches, qui se nourrissent, actuellement, en se dĂ©vorant elles-mêmes (la naissance est plus grande que la mortalitĂ©), toutes les fois que je ne leur jette pas en pâture un bâtard qui vient de naĂ®tre, et dont la mère dĂ©sirait la mort, ou un bras que je vais couper Ă  quelque jeune fille, pendant la nuit, grâce au chloroforme. Tous les quinze ans, les gĂ©nĂ©rations de poux, qui se nourrissent de l'homme, diminuent d'une manière notable, et prĂ©disent elles-mêmes, infailliblement l'Ă©poque prochaine de leur complète destruction. Car, l'homme, plus intelligent que son ennemi, parvient Ă  le vaincre. Alors, avec une pelle infernale qui accroĂ®t mes forces, j'extrais de cette mine inĂ©puisable des blocs de poux, grands comme des montagnes, je les brise Ă  coups de hache, et je les transporte, pendant les nuits profondes, dans les artères des citĂ©s. LĂ , au contact de la tempĂ©rature humaine, ils se dissolvent comme aux premiers jours de leur formation dans les galeries tortueuses de la mine souterraine, se creusent un lit dans le gravier, et se rĂ©pandent en ruisseaux dans les habitations, comme des esprits nuisibles. Le gardien de la maison aboie sourdement, car il lui semble qu'une lĂ©gion d'êtres inconnus perce les pores des murs, et apporte la terreur au chevet du sommeil. Peut-être n'êtes-vous pas, sans avoir entendu, au moins, une fois dans votre vie, ces sortes d'aboiements douloureux et prolongĂ©s. Avec ses yeux impuissants, il tâche de percer l'obscuritĂ© de la nuit; car, son cerveau de chien ne comprend pas cela. Ce bourdonnement l'irrite, et il sent qu'il est trahi. Des millions d'ennemis s'abattent ainsi, sur chaque citĂ©, comme des nuages de sauterelles. En voilĂ  pour quinze ans. Ils combattront l'homme, en lui faisant des blessures cuisantes. Après ce laps de temps, j'en enverrai d'autres. Quand je concasse les blocs de matière animĂ©e, il peut arriver qu'un fragment soit plus dense qu'un autre. Ses atomes s'efforcent avec rage de sĂ©parer leur agglomĂ©ration pour aller tourmenter l'humanitĂ©; mais, la cohĂ©sion rĂ©siste dans sa duretĂ©. Par une suprême convulsion, ils engendrent un tel effort, que la pierre, ne pouvant pas disperser ses principes vivants, s'Ă©lance d'elle-même jusqu'au haut des airs, comme par un effet de la poudre, et retombe, en s'enfonçant solidement sous le sol. Parfois, le paysan rêveur aperçoit un aĂ©rolithe fendre verticalement l'espace, en se dirigeant, du cĂ´tĂ© du bas, vers un champ de maïs. Il ne sait d'où vient la pierre. Vous avez maintenant, claire et succincte, l'explication du phĂ©nomène.

Si la terre était couverte de poux, comme de grains de sable le rivage de la mer, la race humaine serait anéantie, en proie à des douleurs terribles. Quel spectacle! Moi, avec des ailes d'ange, immobile dans les airs, pour le contempler.


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O mathĂ©matiques sĂ©vères, je ne vous ai pas oubliĂ©es, depuis que vos savantes leçons, plus douces que le miel, filtrèrent dans mon coeur, comme une onde rafraĂ®chissante. J'aspirais instinctivement, dès le berceau, Ă  boire Ă  votre source, plus ancienne que le soleil, et je continue encore de fouler le parvis sacrĂ© de votre temple solennel, moi, le plus fidèle de vos initiĂ©s. Il y avait du vague dans mon esprit, un je ne sais quoi Ă©pais comme de la fumĂ©e; mais, je sus franchir religieusement les degrĂ©s qui mènent Ă  votre autel, et vous avez chassĂ© ce voile obscur, comme le vent chasse le damier. Vous avez mis, Ă  la place, une froideur excessive, une prudence consommĂ©e et une logique implacable. À votre lait fortifiant, mon intelligence s'est rapidement dĂ©veloppĂ©e, et a pris des proportions immenses, au milieu de cette clartĂ© ravissante dont vous faites prĂ©sent, avec prodigalitĂ©, Ă  ceux qui vous aiment d'un sincère amour. ArithmĂ©tique! algèbre! gĂ©omĂ©trie! trinitĂ© grandiose! triangle lumineux! Celui qui ne vous a pas connues est un insensĂ©! Il mĂ©riterait l'Ă©preuve des plus grands supplices; car, il y a du mĂ©pris aveugle dans son insouciance ignorante; mais, celui qui vous connaĂ®t et vous apprĂ©cie ne veut plus rien des biens de la terre; se contente de vos jouissances magiques; et, portĂ© sur vos ailes sombres, ne dĂ©sire plus que de s'Ă©lever, d'un vol lĂ©ger, en construisant une hĂ©lice ascendante; vers la voûte sphĂ©rique des cieux. La terre ne lui montre que des illusions et des fantasmagories morales; mais vous, Ă´ mathĂ©matiques concises, par l'enchaĂ®nement rigoureux de vos propositions tenaces et la constance de vos lois de fer, vous faites luire, aux yeux Ă©blouis, un reflet puissant de cette vĂ©ritĂ© suprême dont on remarque l'empreinte dans l'ordre de l'univers. Mais, l'ordre qui vous entoure, reprĂ©sentĂ© surtout par la rĂ©gulation parfaite du carrĂ©, l'ami de Pythagore, est encore plus grand; car, le Tout Puissant s'est rĂ©vĂ©lĂ© complètement, lui est ses attributs, dans ce travail mĂ©morable qui consista Ă  faire sortir, des entrailles du chaos, vos trĂ©sors de thĂ©orèmes et vos magnifiques splendeurs. Aux Ă©poques antiques et dans les temps modernes, plus d'une grande imagination humaine vit son gĂ©nie, Ă©pouvantĂ©, Ă  la contemplation de vos figures symboliques tracĂ©es sur le papier brûlant, comme autant de signes mystĂ©rieux vivants d'une haleine latente, que ne comprend pas le vulgaire profane et qui n'Ă©taient que la rĂ©vĂ©lation Ă©clatante d'axiomes et d'hiĂ©roglyphes Ă©ternels, qui ont existĂ© avant l'univers et qui se maintiendront après lui. Elle se demande, penchĂ©e sur le prĂ©cipice d'un point d'interrogation fatal, comment se fait-il que les mathĂ©matiques contiennent tant d'imposante grandeur et tant de vĂ©ritĂ© incontestable, tandis que, si elle les compare Ă  l'homme, elle ne trouve en ce dernier que faux orgueil et mensonge. Alors, cet esprit supĂ©rieur, attristĂ©, auquel la familiaritĂ© noble de vos conseils fait sentir davantage la petitesse de tête, blanchie, sur une main dĂ©charnĂ©e et reste absorbĂ© dans des mĂ©ditations surnaturelles. Il incline ses genoux devant vous, et sa vĂ©nĂ©ration rend hommage Ă  votre visage divin, comme Ă  la propre image du Tout-Puissant. Pendant mon enfance, vous m'apparûtes, une nuit de mai, aux rayons de la lune, sur une prairie verdoyante, aux bords d'un ruisseau limpide, toutes les trois Ă©gales en grâce et en pudeur, toutes les trois pleines de majestĂ© comme des reines. Vous fĂ®tes quelques pas vers moi, avec votre longue robe, flottante comme une vapeur, et vous m'attirâtes vers vos fières mamelles, comme un fils bĂ©ni. Alors, j'accourus avec empressement, mes mains crispĂ©es sur votre blanche gorge. Je me suis nourri, avec reconnaissance, de votre manne fĂ©conde, et j'ai senti que l'humanitĂ© grandissait en moi, et devenait meilleure. Depuis ce temps, Ă´ dĂ©esses rivales, je ne vous ai pas abandonnĂ©es. Depuis ce temps, que de projets Ă©nergiques, que de sympathies, que je croyais avoir gravĂ©es sur les pages de mon coeur, comme sur du marbre, n'ont-elles pas effacĂ© lentement, de ma raison dĂ©sabusĂ©e, leurs lignes configuratives, comme l'aube naissante efface les ombres de la nuit! Depuis ce temps, j'ai vu la mort, dans l'intention, visible Ă  l'oeil nu, de peupler les tombeaux, ravager les champs de bataille, engraissĂ©s par le sang humain et faire pousser des fleurs matinales par dessus les funèbres ossements. Depuis ce temps, j'ai assistĂ© aux rĂ©volutions de notre globe; les tremblements de terre, les volcans, avec leur lave embrasĂ©e, le simoun du dĂ©sert et les naufrages de la tempête ont eu ma prĂ©sence pour spectateur impassible. Depuis ce temps, j'ai vu plusieurs gĂ©nĂ©rations humaines Ă©lever, dès le matin, ses ailes et ses yeux, vers l'espace, avec la joie inexpĂ©riente de la chrysalide qui salue sa dernière mĂ©tamorphose, et mourir, le soir, avant le coucher du soleil, la tête courbĂ©e, comme des fleurs fanĂ©es que balance le sifflement plaintif du vent. Mais, vous, vous restez toujours les mêmes. Aucun changement, aucun air empestĂ© n'effleure les rocs escarpĂ©s et les vallĂ©es immenses de votre identitĂ©. Vos pyramides modestes dureront davantage que les pyramides d'Égypte, fourmilières Ă©levĂ©es par la stupiditĂ© et l'esclavage. La fin des siècles verra encore debout sur les ruines des temps, vos chiffres cabalistiques, vos Ă©quations laconiques et vos lignes sculpturales siĂ©ger Ă  la droite vengeresse du Tout-Puissant, tandis que les Ă©toiles s'enfonceront, avec dĂ©sespoir, comme des trombes, dans l'Ă©ternitĂ© d'une nuit horrible et universelle, et que l'humanitĂ©, grimaçante, songera Ă  faire ses comptes avec le jugement dernier. Merci, pour les services innombrables que vous m'avez rendus. Merci, pour les qualitĂ©s Ă©trangères dont vous avez enrichi mon intelligence. Sans vous, dans ma lutte contre l'homme, j'aurais peut-être Ă©tĂ© vaincu. Sans vous, il m'aurait fait rouler dans le sable et embrasser la poussière de ses pieds. Sans vous, avec une griffe perfide, il aurait labourĂ© ma chair et mes os. Mais, je me suis tenu sur mes gardes, comme un athlète expĂ©rimentĂ©. Vous me donnâtes la froideur qui surgit de vos conceptions sublimes, exemptes de passion. Je m'en servis pour rejeter avec dĂ©dain les jouissances Ă©phĂ©mères de mon court voyage et pour renvoyer de ma porte les offres sympathiques, mais trompeuses, de mes semblables. Vous me donnâtes la prudence opiniâtre qu'on dĂ©chiffre Ă  chaque pas dans vos mĂ©thodes admirables de l'analyse, de la synthèse et de la dĂ©duction. Je m'en servis pour dĂ©router les ruses pernicieuses de mon ennemi mortel, pour l'attaquer, Ă  mon tour, avec adresse, et plonger, dans les viscères de l'homme, un poignard aigu qui restera Ă  jamais enfoncĂ© dans son corps; car, c'est une blessure dont il ne se relèvera pas. Vous me donnâtes la logique, qui est comme l'âme elle-même de vos enseignements, pleins de sagesse; avec ses syllogismes, dont le labyrinthe compliquĂ© n'en est que plus comprĂ©hensible, mon intelligence sentit s'accroĂ®tre du double ses forces audacieuses. À l'aide de cet auxiliaire terrible, je dĂ©couvris, dans l'humanitĂ©, en nageant vers les bas-fonds, en face de l'Ă©cueil de la haine, la mĂ©chancetĂ© noire et hideuse, qui croupissait au milieu de miasmes dĂ©lĂ©tères, en s'admirant le nombril. Le premier, je dĂ©couvris, dans les tĂ©nèbres de ses entrailles, ce vice nĂ©faste, le mal! supĂ©rieur en lui au bien. Avec cette arme empoisonnĂ©e que vous me prêtâtes, je fis descendre, de son piĂ©destal, construit par la lâchetĂ© de l'homme, le CrĂ©ateur lui-même! Il grinça des dents et subit cette injure ignominieuse; car il avait pour adversaire quelqu'un de plus fort que lui. Mais, je le laisserai de cĂ´tĂ©, comme un paquet de ficelles, afin d'abaisser mon vol... Le penseur Descartes faisait, une fois, cette rĂ©flexion que rien de solide n'Ă©tait bâti sur vous. C'Ă©tait une manière ingĂ©nieuse de faire comprendre que le premier venu ne pouvait pas, sur le coup, dĂ©couvrir votre valeur inestimable. En effet, quoi de plus solide que les trois qualitĂ©s principales dĂ©jĂ  nommĂ©es qui s'Ă©lèvent, entrelacĂ©es comme une couronne unique, sur le sommet auguste de votre architecture colossale? Monument qui grandit sans cesse de dĂ©couvertes quotidiennes, dans vos mines de diamant, et d'explorations scientifiques, dans vos superbes domaines. O mathĂ©matiques saintes, puissiez-vous, par votre commerce perpĂ©tuel, consoler le reste de mes jours de la mĂ©chancetĂ© de l'homme et de l'injustice du Grand-Tout.


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"O lampe au bec d'argent, mes yeux t'aperçoivent dans les airs, compagne de la voûte des cathĂ©drales, et cherchent la raison de cette suspension. On dit que tes lueurs Ă©clairent, pendant la nuit, la tourbe de ceux qui viennent adorer le Tout Puissant et que tu montres aux repentis le chemin qui mène Ă  l'autel. Écoute, c'est fort possible; mais... est-ce que tu as besoin de rendre de pareils services Ă  ceux auxquels tu ne dis rien? Laisse, plongĂ©es dans les tĂ©nèbres, les colonnes des basiliques; et, lorsqu'une bouffĂ©e de la tempête sur laquelle le dĂ©mon tourbillonne, emportĂ© dans l'espace, pĂ©nĂ©trera, avec lui, dans le saint lieu, en y rĂ©pandant l'effroi, au lieu de lutter, courageusement, contre la rafale empestĂ©e du prince du mal, Ă©teins-toi subitement, sous son souffle fiĂ©vreux, pour qu'il puisse, sans qu'on le voie, choisir ses victimes parmi les croyants agenouillĂ©s. Si tu fais cela, tu peux dire que je te devrai tout mon bonheur. Quand tu reluis ainsi, en rĂ©pandant tes clartĂ©s indĂ©cises, mais suffisantes, je n'ose pas me livrer aux suggestions de mon caractère, et je reste, sous le portique sacrĂ©, en regardant par le portail entrouvert, ceux qui s'Ă©chappent Ă  ma vengeance, dans le sein du Seigneur. O lampe poĂ©tique! toi qui serais mon amie si tu pouvais me comprendre, quand mes pieds foulent le basalte des Ă©glises, dans les heures nocturnes, pourquoi te mets-tu Ă  briller d'une manière qui, je l'avoue, me paraĂ®t extraordinaire? Tes reflets se colorent, alors, des nuances blanches de la lumière Ă©lectrique; l'oeil ne peut pas te fixer; et tu Ă©claires d'une flamme nouvelle et puissante les moindres dĂ©tails du chenil du CrĂ©ateur, comme si tu Ă©tais en proie Ă  une sainte colère. Et, quand je me retire après avoir blasphĂ©mĂ©, tu redeviens inaperçue, modeste et pâle, sûre d'avoir accompli un acte de justice. Dis-moi un peu; serait-ce, parce que tu connais les dĂ©tours de mon coeur, que, lorsqu'il m'arrive d'apparaĂ®tre où tu veilles, tu t'empresses de dĂ©signer ma prĂ©sence pernicieuse, et de porter l'attention des adorateurs vers le cĂ´tĂ© où vient de se montrer l'ennemi des hommes? Je penche vers cette opinion; car, moi aussi, je commence Ă  te connaĂ®tre; et je sais qui tu es, vieille sorcière, qui veilles si bien sur les mosquĂ©es sacrĂ©es, où se pavane, comme la crête d'un coq, ton maĂ®tre curieux. Vigilante gardienne, tu t'es donnĂ© une mission folle. Je t'avertis; la première fois que tu me dĂ©signeras Ă  la prudence de mes semblables, par l'augmentation de tes lueurs phosphorescentes, comme je n'aime pas ce phĂ©nomène d'optique, qui n'est mentionnĂ©, du reste, dans aucun livre de physique, je te prends par la peau de ta poitrine, en accrochant mes griffes aux escarres de ta nuque teigneuse, et je te jette dans la Seine. Je ne prĂ©tends pas que, lorsque je ne te fais rien, tu te comportes sciemment d'une manière qui me soit nuisible. LĂ , je te permettrai de briller autant qu'il me sera agrĂ©able; lĂ , tu me nargueras avec un sourire inextinguible; lĂ , convaincue de l'incapacitĂ© de ton huile criminelle, tu l'urineras avec amertume." Après avoir parlĂ© ainsi, Maldoror ne sort pas du temple, et reste les yeux fixĂ©s sur la lampe du saint lieu...Il croit voir une espèce de provocation, dans l'attitude de cette lampe, qui l'irrite au plus haut degrĂ©, par sa prĂ©sence inopportune. Il se dit que, si quelque âme est renfermĂ©e dans cette lampe, elle est lâche de ne pas rĂ©pondre, Ă  une attaque loyale, par la sincĂ©ritĂ©. Il bat l'air de ses bras nerveux et souhaiterait que la lampe se transformât en homme; il lui ferait passer un mauvais quart d'heure, il se le promet. Mais, le moyen qu'une lampe se change en homme; ce n'est pas naturel. Il ne se rĂ©signe pas, et cherche, sur le parvis de la misĂ©rable pagode, un caillou plat, Ă  tranchant effilĂ©. Il le lance en l'air avec force...la chaĂ®ne est coupĂ©e, par le milieu, comme l'herbe par la faux, et l'instrument du culte tombe Ă  terre, en rĂ©pandant son huile sur les dalles... Il saisit la lampe pour la porter dehors, mais elle rĂ©siste et grandit. Il lui semble voir des ailes sur ses flancs, et la partie supĂ©rieure revêt la forme d'un buste d'ange. Le tout veut s'Ă©lever en l'air pour prendre son essor; mais il le retient d'une main ferme. Une lampe et un ange qui forment un même corps, voilĂ  ce que l'on ne voit pas souvent. Il reconnaĂ®t la forme de la lampe; il reconnaĂ®t la forme de l'ange; mais, il ne peut pas les scinder dans son esprit; en effet, dans la rĂ©alitĂ©, elles sont collĂ©es l'une dans l'autre, et ne forment qu'un corps indĂ©pendant et libre; mais, lui croit que quelque nuage a voilĂ© ses yeux, et lui a fait perdre un peu de l'excellence de sa vue. NĂ©anmoins, il se prĂ©pare Ă  la lutte avec courage, car son adversaire n'a pas peur. Les gens naïfs racontent, Ă  ceux qui veulent les croire, que le portail sacrĂ© se referma de lui-même, en roulant sur ses gonds affligĂ©s, pour que personne ne pût assister Ă  cette lutte impie, dont les pĂ©ripĂ©ties allaient se dĂ©rouler dans l'enceinte du sanctuaire violĂ©. L'homme au manteau, pendant qu'il reçoit des blessures cruelles avec un glaive invisible, s'efforce de rapprocher de sa bouche la figure de l'ange; il ne pense qu'Ă  cela, et tous ses efforts se portent vers ce but. Celui-ci perd son Ă©nergie, et paraĂ®t pressentir sa destinĂ©e. Il ne lutte plus que faiblement, et l'on voit le moment où son adversaire pourra l'embrasser Ă  son aise, si c'est ce qu'il veut faire. Eh bien, le moment est venu. Avec ses muscles, il Ă©trangle la gorge de l'ange, qui ne peut plus respirer, et lui renverse le visage, en l'appuyant sur sa poitrine odieuse. Il est un instant touchĂ© du sort qui attend cet être cĂ©leste, dont il aurait volontiers fait son ami. Mais, il se dit que c'est l'envoyĂ© du Seigneur, et il ne peut pas retenir son courroux. C'en est fait; quelque chose d'horrible va rentrer dans la cage du temps! Il se penche, et porte la langue, imbibĂ©e de salive, sur cette joue angĂ©lique, qui jette des regards suppliants. Il promène quelque temps sa langue sur cette joue. Oh!... voyez!; voyez donc!... la joue blanche et rose est devenue noire, comme un charbon! Elle exhale des miasmes putrides. C'est la gangrène; il n'est plus permis d'en douter. Le mal rongeur s'Ă©tend sur toute la figure, et de lĂ , exerce sur ses furies sur les parties basses; bientĂ´t, tout le corps n'est plus qu'une vaste plaie immonde. Lui-même, Ă©pouvantĂ© (car, il ne croyait pas que sa langue contĂ®nt un poison d'une telle violence), il ramasse la lampe et s'enfuit de l'Ă©glise. Une fois dehors, il aperçoit dans les airs une forme noirâtre, aux ailes brûlĂ©es, qui dirige pĂ©niblement son vol vers les rĂ©gions du ciel. Ils se regardent tous les deux, pendant que l'ange monte vers les hauteurs sereines du bien, et que lui, Maldoror, au contraire, descend vers les abĂ®mes vertigineux du mal... Quel regard! Tout ce que l'humanitĂ© a pensĂ© depuis soixante siècles, et ce qu'elle pensera encore, pendant les siècles suivants, pourrait y contenir aisĂ©ment, tant de choses se dirent-ils, dans cet adieu suprême! Mais, on comprend que c'Ă©taient des pensĂ©es plus Ă©levĂ©es que celles qui jaillissent de l'intelligence humaine; d'abord, Ă  cause des deux personnages, et puis, Ă  cause de la circonstance. Ce regard les noua d'une amitiĂ© Ă©ternelle. Il s'Ă©tonne que le CrĂ©ateur puisse avoir des missionnaires d'une âme si noble. Un instant, il croit s'être trompĂ©, et se demande s'il aurait dû suivre la route du mal, comme il l'a fait. Le trouble est passĂ©; il persĂ©vère dans sa rĂ©solution; et il est glorieux, d'après lui, de vaincre tĂ´t ou tard le Grand-Tout, afin de rĂ©gner Ă  sa place sur l'univers entier, et sur des lĂ©gions d'anges aussi beaux. Celui-ci lui fait comprendre, sans parler, qu'il reprendra sa forme primitive, Ă  mesure qu'il montera vers le ciel; laisse tomber une larme, qui rafraĂ®chit le front de celui qui a donnĂ© la gangrène; et disparaĂ®t peu Ă  peu, comme un vautour, en s'Ă©levant au milieu des nuages. Le coupable regarde la lampe, cause de ce qui prĂ©cède. Il court comme un insensĂ© Ă  travers les rues, se dirige vers la Seine, et lance la lampe par dessus le parapet. Elle tourbillonne, pendant quelques instants, et s'enfonce dĂ©finitivement dans les eaux bourbeuses. Depuis ce jour, chaque soir, dès la tombĂ©e de la nuit, l'on voit une lampe brillante qui surgit et se maintient, gracieusement, sur la surface du fleuve, Ă  la hauteur du pont NapolĂ©on, en portant, au lieu d'anse, deux mignonnes ailes d'ange. Elle s'avance lentement, sur les eaux, passe sous les arches du pont de la Gare et du pont d'Austerlitz, et continue son sillage silencieux, sur la Seine, jusqu'au pont de l'Alma. Une fois en cet endroit, elle remonte avec facilitĂ© le cours de la rivière, et revient au bout de quatre heures Ă  son point de dĂ©part. Ainsi de suite, pendant toute la nuit. Ses lueurs, blanches comme la lumière Ă©lectrique, effacent les becs de gaz qui longent les deux rives, et, entre lesquels, elle s'avance comme une reine, solitaire, impĂ©nĂ©trable, avec un sourire inextinguible, sans que son huile se rĂ©pande avec amertume. Au commencement, les bateaux lui faisaient la chasse; mais, elle dĂ©jouait ces vains efforts, Ă©chappait Ă  toutes les poursuites, en plongeant, comme une coquette, et reparaissait, plus loin, Ă  une grande distance. Maintenant, les marins superstitieux, lorsqu'ils la voient, rament vers une direction opposĂ©e, et retiennent leurs chansons. Quand vous passez sur un pont, pendant la nuit, faites bien attention; vous êtes sûr de voir briller la lampe, ici ou lĂ ; mais, on dit qu'elle ne se montre pas Ă  tout le monde. Quand il passe sur les ponts un être humain qui a quelque chose sur la conscience, elle Ă©teint subitement ses reflets, et le passant, Ă©pouvantĂ©, fouille en vain, d'un regard dĂ©sespĂ©rĂ©, la surface et le limon du fleuve. Il sait ce que cela signifie. Il voudrait croire qu'il a vu la cĂ©leste lueur; mais, il se dit que la lumière venait du devant des bateaux ou de la rĂ©flexion des becs de gaz; et il a raison... Il sait que, cette disparition, c'est lui qui en est la cause; et, plongĂ© dans de tristes rĂ©flexions, il hâte le pas pour gagner sa demeure. Alors, la lampe au bec d'argent reparaĂ®t Ă  la surface, et poursuit sa marche Ă  travers des arabesques Ă©lĂ©gantes et capricieuses.


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Écoutez les pensĂ©es de mon enfance, quand je me rĂ©veillais, humains, Ă  la verge rouge: "Je viens de me rĂ©veiller; mais ma pensĂ©e est encore engourdie. Chaque matin, je ressens un poids dans ma tête. Il est rare que je trouve le repos dans la nuit; car, des rêves affreux me tourmentent, quand je parviens Ă  m'endormir. Le jour, ma pensĂ©e se fatigue dans des mĂ©ditations bizarres, pendant que mes yeux errent au hasard dans l'espace; et, la nuit, je ne peux pas dormir. Quand faut-il alors que je dorme? Cependant, la nature a besoin de rĂ©clamer ses droits. Comme je la dĂ©daigne, elle rend ma figure pâle et fait luire mes yeux avec la flamme aigre de la fièvre. Au reste, je ne demanderais pas mieux que de ne pas Ă©puiser mon esprit Ă  rĂ©flĂ©chir continuellement; mais, quand même je ne le voudrais pas, mes sentiments consternĂ©s m'entraĂ®nent invinciblement vers cette pente. Je me suis aperçu que les autres enfants sont comme moi; mais, ils sont plus pâles encore, et leurs sourcils sont froncĂ©s, comme ceux des hommes, nos frères aĂ®nĂ©s. O crĂ©ateur de l'univers, je ne manquerai pas, ce matin, de t'offrir l'encens de ma prière enfantine. Quelquefois je l'oublie, et j'ai remarquĂ© que, ces jours-lĂ , je me sens plus heureux qu'Ă  l'ordinaire; ma poitrine s'Ă©panouit, libre de toute contrainte, et je respire, plus Ă  l'aise, l'air embaumĂ© des champs; tandis que, lorsque j'accomplis le pĂ©nible devoir, ordonnĂ© par mes parents, de t'adresser quotidiennement un cantique de louanges, accompagnĂ© de l'ennui insĂ©parable que me cause sa laborieuse invention, alors, je suis triste et irritĂ©, le reste de la journĂ©e, parce qu'il ne me semble pas logique et naturel de dire ce que je ne pense pas, et je recherche le recul des immenses solitudes. Si je leur demande l'explication de cet Ă©tat Ă©trange de mon âme, elles ne me rĂ©pondent pas. Je voudrais t'aimer et t'adorer; mais, tu es trop puissant, et il y a de la crainte, dans mes hymnes. Si, par une seule manifestation de ta pensĂ©e, tu peux dĂ©truire ou crĂ©er des mondes, mes faibles prières ne te seront pas utiles; si, quand il te plaĂ®t, tu envoies le cholĂ©ra ravager les citĂ©s, ou la mort emporter dans ses serres, sans aucune distinction, les quatre âges de la vie, je ne veux pas me lier avec un ami si redoutable. Non pas que la haine conduise le fil de mes raisonnements; mais, j'ai peur, au contraire, de ta propre haine, qui, par un ordre capricieux, peut sortir de ton coeur et devenir immense, comme l'envergure du condor des Andes. Tes amusements Ă©quivoques ne sont pas Ă  ma portĂ©e, et j'en serais probablement la première victime. Tu es le Tout-Puissant; je ne te conteste pas ce titre, puisque, toi seul, as le droit de le porter, et que tes dĂ©sirs, aux consĂ©quences funestes ou heureuses, n'ont de terme que toi-même. VoilĂ  prĂ©cisĂ©ment pourquoi il me serait douloureux de marcher Ă  cĂ´tĂ© de ta cruelle tunique de saphir, non pas comme ton esclave, mais pouvant l'être d'un moment Ă  l'autre. Il est vrai que, lorsque tu descends en toi-même, pour scruter ta conduite souveraine, si le fantĂ´me d'une injustice passĂ©e, commise envers cette malheureuse humanitĂ©, qui t'a toujours obĂ©i, comme ton ami le plus fidèle, dresse, devant toi, les vertèbres immobiles d'une Ă©pine dorsale vengeresse, ton oeil hagard laisse tomber la larme Ă©pouvantĂ©e du remords tardif, et qu'alors, les cheveux hĂ©rissĂ©s, tu crois, toi-même, prendre, sincèrement, la rĂ©solution de suspendre, Ă  jamais, aux broussailles du nĂ©ant, les jeux inconcevables de ton imagination de tigre, qui serait burlesque, si elle n'Ă©tait pas lamentable; mais, je sais aussi que la conscience n'a pas fixĂ©, dans tes os, comme une moelle tenace, le harpon de sa demeure Ă©ternelle, et que tu retombes assez souvent, toi et tes pensĂ©es, recouvertes de la lèpre noire de l'erreur, dans le lac funèbre des sombres malĂ©dictions. Je veux croire que celles-ci sont inconscientes (quoiqu'elles n'en renferment pas moins leur venin fatal), et que le mal et le bien, unis ensemble, se rĂ©pandent en bonds impĂ©tueux de ta royale poitrine gangrenĂ©e, comme le torrent du rocher, par le charme secret d'une force aveugle; mais, rien ne m'en fournit la preuve. J'ai vu, trop souvent, tes dents immondes claquer de rage, et ton auguste face, recouverte de la mousse des temps, rougir, comme un charbon ardent, Ă  cause de quelque futilitĂ© microscopique que les hommes avaient commise, pour pouvoir m'arrêter, plus longtemps, devant le poteau indicateur de cette hypothèse bonasse. Chaque jour, les mains jointes, j'Ă©lèverai vers toi les accents de mon humble prière, puisqu'il le faut; mais, je t'en supplie, que ta providence ne pense pas Ă  moi; laisse-moi de cĂ´tĂ©, comme le vermisseau qui rampe sous la terre. Sache que je prĂ©fĂ©rerais me nourrir avidement des plantes marines d'Ă®les inconnues et sauvages, que les vagues tropicales entraĂ®nent, au milieu de ces parages, dans leur sein Ă©cumeux, que de savoir que tu m'observes, et que tu portes, dans ma conscience, ton scalpel qui ricane. Elle vient de te rĂ©vĂ©ler la totalitĂ© de mes pensĂ©es, et j'espère que ta prudence applaudira facilement au bon sens dont elles gardent l'ineffaçable empreinte. À part ces rĂ©serves faites sur le genre de relations plus ou moins intimes que je dois garder avec toi, ma bouche est prête, Ă  n'importe quelle heure du jour, Ă  exhaler, comme un souffle artificiel, le flot de mensonges que ta gloriole exige sĂ©vèrement de chaque humain, dès que l'aurore s'Ă©lève bleuâtre, cherchant la lumière dans les replis de satin du crĂ©puscule, comme, moi, je recherche la bontĂ©, excitĂ© par l'amour du bien. Mes annĂ©es ne sont pas nombreuses, et, cependant, je sens dĂ©jĂ  que la bontĂ© n'est qu'un assemblage de syllabes sonores; je ne l'ai trouvĂ©e nulle part. Tu laisses trop percer ton caractère; il faudrait le cacher avec plus d'adresse. Au reste, peut-être que je me trompe et que tu fais exprès; car, tu sais mieux qu'un autre comment tu dois te conduire. Les hommes, eux, mettent leur gloire Ă  t'imiter; c'est pourquoi la bontĂ© sainte ne reconnaĂ®t pas son tabernacle dans leurs yeux farouches: tel père, tel fils. Quoi qu'on doive penser de ton intelligence, je n'en parle que comme un critique impartial. Je ne demande pas mieux que d'avoir Ă©tĂ© induit en erreur. Je ne dĂ©sire pas te montrer la haine que je te porte et que je couve avec amour, comme une fille chĂ©rie; car, il vaut mieux la cacher Ă  tes yeux et prendre seulement, devant toi, l'aspect d'un censeur sĂ©vère, chargĂ© de contrĂ´ler tes actes impurs. Tu cesseras ainsi tout commerce actif avec elle, tu l'oublieras et tu dĂ©truiras complètement cette punaise avide qui ronge ton foie. Je prĂ©fère plutĂ´t te faire entendre des paroles de rêverie et de douceur... Oui, c'est toi qui as crĂ©Ă© le monde et tout ce qu'il renferme. Tu es parfait. Aucune vertu ne te manque. Tu es très puissant, chacun le sait. Que l'univers entier entonne Ă  chaque heure du temps, ton cantique Ă©ternel! Les oiseaux te bĂ©nissent, en prenant leur essor dans la campagne. Les Ă©toiles t'appartiennent... Ainsi soit-il!" Après ces commencements, Ă©tonnez-vous de me trouver tel que je suis!


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Je cherchais une âme qui me ressemblât, et je ne pouvais pas la trouver. Je fouillais tous les recoins de la terre; ma persĂ©vĂ©rance Ă©tait inutile. Cependant, je ne pouvais pas rester seul. Il fallait quelqu'un qui approuvât mon caractère; il fallait quelqu'un qui eût les mêmes idĂ©es que moi. C'Ă©tait le matin; le soleil se leva Ă  l'horizon, dans toute sa magnificence, et voilĂ  qu'Ă  mes yeux se lève aussi un jeune homme, dont la prĂ©sence engendrait les fleurs sur son passage. Il s'approcha de moi, et, me tendant la main: "Je suis venu vers toi, toi, qui me cherches. BĂ©nissons ce jour heureux." Mais, moi: "Va-t'en; je ne t'ai pas appelĂ©: je n'ai pas besoin de ton amitiĂ©..." C'Ă©tait le soir; la nuit commençait Ă  Ă©tendre la noirceur de son voile sur la nature. Une belle femme, que je ne faisais que distinguer, Ă©tendait aussi sur moi son influence enchanteresse, et me regardait avec compassion; cependant, elle n'osait me parler. Je dis: "Approche-toi de moi, afin que je distingue nettement les traits de ton visage; car, la lumière des Ă©toiles n'est pas assez forte, pour les Ă©clairer Ă  cette distance." Alors, avec une dĂ©marche modeste, et les yeux baissĂ©s, elle foula l'herbe du gazon, en se dirigeant de mon cĂ´tĂ©. Dès que je la vis: "Je vois que la bontĂ© et la justice ont fait rĂ©sidence dans ton coeur: nous ne pourrions pas vivre ensemble. Maintenant, tu admires ma beautĂ©, qui bouleversĂ© plus d'une; mais, tĂ´t ou tard, tu te repentirais de m'avoir consacrĂ© ton amour; car, tu ne connais pas mon âme. Non que je te sois jamais infidèle: celle qui se livre Ă  moi avec tant d'abandon et de confiance, avec autant de confiance et d'abandon, je me livre Ă  elle; mais, mets-le dans ta tête, pour ne jamais l'oublier: les loups et les agneaux ne se regardent pas avec des yeux doux." Que me fallait-il donc, Ă  moi, qui rejetais, avec tant de dĂ©goût, ce qu'il y avait de plus beau dans l'humanitĂ©! ce qu'il me fallait, je n'aurais pas su le dire. Je n'Ă©tais pas encore habituĂ© Ă  me rendre un compte rigoureux des phĂ©nomènes de mon esprit, au moyen des mĂ©thodes que recommande la philosophie. Un navire venait de mettre toutes voiles pour s'Ă©loigner de ce parage: un point imperceptible venait de paraĂ®tre Ă  l'horizon, et s'approchait peu Ă  peu, poussĂ© par la rafale, en grandissant avec rapiditĂ©. La tempête allait commencer ses attaques, et dĂ©jĂ  le ciel s'obscurcissait, en devenant d'un noir presque aussi hideux que le coeur de l'homme. Le navire, qui Ă©tait un grand vaisseau de guerre, venait de jeter toutes ses ancres, pour ne pas être balayĂ© sur les rochers de la cĂ´te. Le vent sifflait avec fureur des quatre points cardinaux, et mettait les voiles en charpie. Les coups de tonnerre Ă©clataient au milieu des Ă©clairs, et ne pouvaient surpasser le bruit des lamentations qui s'entendaient sur la maison sans bases, sĂ©pulcre mouvant. Le roulis de ces masses aqueuses n'Ă©tait pas parvenu Ă  rompre les chaĂ®nes des ancres; mais, leurs secousses avaient entr'ouvert une voie d'eau, sur les flancs du navire. Brèche Ă©norme; car, les pompes ne suffisent pas Ă  rejeter les paquets d'eau salĂ©e qui viennent, en Ă©cumant, s'abattre sur le pont, comme des montagnes. Les navire en dĂ©tresse tire des coups de canon d'alarme; mais, il sombre avec lenteur... avec majestĂ©. Celui qui n'a pas vu un vaisseau sombrer au milieu de l'ouragan, de l'intermittence des Ă©clairs et de l'obscuritĂ© la plus profonde, pendant que ceux qu'il contient sont accablĂ©s de ce dĂ©sespoir que vous savez, celui-lĂ  ne connaĂ®t pas les accidents de la vie. Enfin, il s'Ă©chappe un cri universel de douleur d'entre les flancs du vaisseau, tandis que la mer redouble ses attaques redoutables. C'est le cri qu'a fait pousser l'abandon des forces humaines. Chacun s'enveloppe dans le manteau de la rĂ©signation, et remet son sort entre les mains de Dieu. On s'accule comme un troupeau de moutons. Le navire en dĂ©tresse tire des coups de canon d'alarme; mais, il sombre avec lenteur... avec majestĂ©. Ils ont fait jouer les pompes pendant tout le jour. Efforts inutiles. La nuit est venue, Ă©paisse, implacable, pour mettre le comble Ă  ce spectacle gracieux. Chacun se dit qu'une fois dans l'eau, il ne pourra plus respirer; car, d'aussi loin qu'il fait revenir sa mĂ©moire, il ne se reconnaĂ®t aucun poisson pour ancêtre; mais, il s'exhorte Ă  retenir son souffle le plus longtemps possible, afin de prolonger sa vie de deux ou trois secondes; c'est lĂ  l'ironie vengeresse qu'il veut adresser Ă  la mort... Le navire en dĂ©tresse tire des coups de canon d'alarme; mais, il sombre avec lenteur... avec majestĂ©. Il ne sait pas que le vaisseau, en s'enfonçant, occasionne une puissante circonvolution des houles autour d'elles-mêmes; que ce limon bourbeux s'est mêlĂ© aux eaux troublĂ©es, et qu'une force qui vient de dessous, contre-coup de la tempête qui exerce ses ravages en haut, imprime Ă  l'Ă©lĂ©ment des mouvements saccadĂ©s et nerveux. Ainsi, malgrĂ© la provision de sang-froid qu'il ramasse d'avance, le futur noyĂ©, après rĂ©flexion plus ample, devra se sentir heureux, s'il prolonge sa vie, dans les tourbillons de l'abĂ®me, de la moitiĂ© d'une respiration ordinaire, afin de faire bonne mesure. Il lui sera donc impossible de narguer la mort, son suprême voeu. Le navire en dĂ©tresse tire des coups de canon d'alarme; mais, il sombre avec lenteur...avec majestĂ©. C'est une erreur. Il ne tire plus des coups de canon, il ne sombre pas. La coquille de noix s'est engouffrĂ©e complètement. O ciel! comment peut-on vivre, après avoir Ă©prouvĂ© tant de voluptĂ©s! Il venait de m'être donnĂ© d'être tĂ©moin des agonies de mort de plusieurs de mes semblables. Minute par minute, je suivais les pĂ©ripĂ©ties de leurs angoisses. TantĂ´t, le beuglement de quelque vieille, devenue folle de peur, faisait prime sur le marchĂ©. TantĂ´t, le seul glapissement d'un enfant en mamelles empêchait d'entendre le commandement des manoeuvres. Le vaisseau Ă©tait trop loin pour percevoir distinctement les gĂ©missements que m'apportait la rafale; mais, je les rapprochais par la volontĂ©, et l'illusion d'optique Ă©tait complète. Chaque quart d'heure, quand un coup de vent, plus fort que les autres, rendant ses accents lugubres Ă  travers le cri des pĂ©trels effarĂ©s, disloquait le navire dans un craquement longitudinal, et augmentait les plaintes de ceux qui allaient être offerts en holocauste Ă  la mort, je m'enfonçais dans la joue la pointe aiguĂ« d'un fer, et je pensais secrètement: "Ils souffrent davantage!" J'avais, au moins, ainsi, un terme de comparaison. Du rivage, je les apostrophais, en leur lançant des imprĂ©cations et des menaces. Il me semble qu'ils devaient m'entendre! Il me semblait que ma haine et mes paroles, franchissant la distance, anĂ©antissaient les lois physiques du son, et parvenaient, distinctes, Ă  leurs oreilles, assourdies par les mugissements de l'ocĂ©an en courroux! Il me semblait qu'ils devaient penser Ă  moi, et exhaler leur vengeance en impuissante rage! De temps Ă  autre, je jetais les yeux vers les citĂ©s, endormies sur la terre ferme; et, voyant que personne ne se doutait qu'un vaisseau allait sombrer, Ă  quelques milles du rivage, avec une couronne d'oiseaux de proie, je reprenais courage, et l'espĂ©rance me revenait: j'Ă©tais donc sûr de leur perte! Ils ne pouvaient Ă©chapper! Par surcroĂ®t de prĂ©caution, j'avais Ă©tĂ© chercher mon fusil Ă  deux coups, afin que, si quelque naufragĂ© Ă©tait tentĂ© d'aborder les rochers Ă  la nage, pour Ă©chapper Ă  une mort imminente, une balle sur l'Ă©paule lui fracassât le bras, et l'empêchait d'accomplir son dessein. Au moment le plus furieux de la tempête, je vis, surnageant sur les eaux, avec des efforts dĂ©sespĂ©rĂ©s, une tête Ă©nergique, aux cheveux hĂ©rissĂ©s. Il avalait des litres d'eau, et s'enfonçait dans l'abĂ®me, ballottĂ© comme un liège. Mais, bientĂ´t, il apparaissait de nouveau, les cheveux ruisselants; et, fixant l'oeil sur le rivage, il semblait dĂ©fier la mort. Il Ă©tait admirable de sang-froid. Une large blessure sanglante, occasionnĂ©e par quelque pointe d'Ă©cueil cachĂ©, balafrait son visage intrĂ©pide et noble. Il ne devait pas avoir plus de seize ans; car, Ă  peine, Ă  travers les Ă©clairs qui illuminaient la nuit, le duvet de la pêche s'apercevait sur sa lèvre. Et, maintenant, il n'Ă©tait plus qu'Ă  deux cents mètres de la falaise; et je le dĂ©visageais facilement. Quel courage! Quel esprit indomptable! Comme la fixitĂ© de sa tête semblait narguer le destin, tout en fendant avec vigueur l'onde, dont les sillons s'ouvraient difficilement devant lui!...Je l'avais dĂ©cidĂ© d'avance. Je me devais Ă  moi-même de tenir ma promesse: l'heure dernière avait sonnĂ© pour tous, aucun ne devait en Ă©chapper. VoilĂ  ma rĂ©solution; rien ne la changerait... Un son sec s'entendit, et la tête aussitĂ´t s'enfonça, pour ne plus reparaĂ®tre. Je ne pris pas Ă  ce meurtre autant de plaisir qu'on pourrait le croire; et, c'Ă©tait, prĂ©cisĂ©ment, parce que j'Ă©tais rassasiĂ© de toujours tuer, que je le faisais dorĂ©navant par simple habitude, dont on ne peut se passer, mais, qui ne procure qu'une jouissance lĂ©gère. Le sens est Ă©moussĂ©, endurci. Quelle voluptĂ© ressentir Ă  la mort de cet être humain, quand il y en avait plus d'une centaine, qui allaient s'offrir Ă  moi, en spectacle, dans leur lute dernière contre les flots, une fois le navire submergĂ©? À cette mort, je n'avais même pas l'attrait du danger; car, la justice humaine, bercĂ©e par l'ouragan de cette nuit affreuse, sommeillait dans les maisons, Ă  quelques pas de moi. Aujourd'hui que les annĂ©es pèsent sur mon corps, je le dis avec sincĂ©ritĂ©, comme une vĂ©ritĂ© suprême et solennelle: je n'Ă©tais pas aussi cruel qu'on l'a racontĂ© ensuite, parmi les hommes; mais, des fois, leur mĂ©chancetĂ© exerçait ses ravages persĂ©vĂ©rants pendant des annĂ©es entières. Alors, je ne connaissais plus de borne Ă  ma fureur; il me prenait des accès de cruautĂ©, et je devenais terrible pour celui qui s'approchait de mes yeux hagards, si toutefois il appartenait Ă  ma race. Si c'Ă©tait un cheval ou un chien, je le laissais passer: avez-vous entendu ce que je viens de dire? Malheureusement, la nuit de cette tempête, j'Ă©tais dans un de ces accès, ma raison s'Ă©tait envolĂ©e (car, ordinairement, j'Ă©tais aussi cruel, mais, plus prudent); et tout ce qui tomberait, cette fois-lĂ , entre mes mains, devait pĂ©rir; je ne prĂ©tends pas m'excuser de mes torts. La faute n'en est pas toute Ă  mes semblables. Je ne fais que constater ce qui est, en attendant le jugement dernier qui me fait gratter la nuque d'avance... Que m'importe le jugement dernier! Ma raison ne s'envole jamais, comme je le disais pour vous tromper. Et, quand je commets un crime, je sais ce que je fais: je ne voulais pas faire autre chose! Debout sur le rocher, pendant que l'ouragan fouettait mes cheveux et mon manteau, j'Ă©piais dans l'extase cette force de la tempête, s'acharnant sur un navire, sous un ciel sans Ă©toiles. Je suivis, dans une attitude triomphante, toutes les pĂ©ripĂ©ties de ce drame, depuis l'instant où le vaisseau jeta ses ancres, jusqu'au moment où il s'engloutit, habit fatal qui entraĂ®na, dans les boyaux de la mer, ceux qui s'en Ă©taient revêtus comme d'un manteau. Mais, l'instant s'approchait, où j'allais, moi-même, me mêler comme acteur Ă  ces scènes de la nature bouleversĂ©e. Quand la place où le vaisseau avait soutenu le combat montra clairement que celui-ci avait Ă©tĂ© passer le reste de ses jours au rez-de-chaussĂ©e de la mer, alors, ceux qui avaient Ă©tĂ© emportĂ©s avec les flots reparurent en partie Ă  la surface. Ils se prirent Ă  bras-le-corps, deux par deux, trois par trois; c'Ă©tait le moyen de ne pas sauver leur vie; car, leurs mouvements devenaient embarrassĂ©s, et ils coulaient bas comme des cruches percĂ©es... Quelle est l'armĂ©e de monstres marins qui fend les flots avec vitesse? Ils sont six; leurs nageoires sont vigoureuses, et s'ouvrent un passage, Ă  travers les vagues soulevĂ©es. De tous ces êtres humains, qui remuent les quatre membres dans ce continent peu ferme, les requins ne font bientĂ´t plus qu'une omelette sans oeufs, et se la partagent, selon la loi du plus fort. Le sang se mêle aux eaux, et les eaux se mêlent au sang. Leurs yeux fĂ©roces Ă©clairent la scène du carnage... Mais, quel est encore ce tumulte des eaux, lĂ -bas, Ă  l'horizon. On dirait une trombe qui s'approche. Quels coups de rame! J'aperçois ce que c'est. Une Ă©norme femelle de requin vient prendre part au pâtĂ© de foie de canard, et manger du bouilli froid. Elle est furieuse, car, elle arrive affamĂ©e. Une lutte s'engage entre elle et les requins, pour se disputer les quelques membres palpitants qui flottent par-ci, par lĂ , sans rien dire, sur la surface de crème rouge. À droite, Ă  gauche, elle lance des coups de dents qui engendrent des blessures mortelles. Mais, trois requins vivants l'entourent encore, et elle est obligĂ©e de tournĂ©e en tous sens, pour dĂ©jouer leurs manoeuvres. Avec une Ă©motion croissante, inconnue jusqu'alors, le spectateur, placĂ© sur le rivage, suit cette bataille navale d'un nouveau genre. Il a les yeux fixĂ©s sur cette courageuse femelle de requin, aux dents si fortes. Il n'hĂ©site plus, il Ă©paule son fusil, et, avec son adresse habituelle, il loge sa deuxième balle dans l'ouïe d'un des requins, au moment où il se montrait au-dessus d'une vague. Restent deux requins qui n'en tĂ©moignent qu'un acharnement plus grand. Du haut du rocher, l'homme Ă  la salive saumâtre, se jette Ă  la mer, et nage vers le tapis agrĂ©ablement colorĂ©, en tenant Ă  la main ce couteau d'acier qui ne l'abandonne jamais. DĂ©sormais, chaque requin a affaire Ă  un ennemi. Il s'avance vers son adversaire fatiguĂ©, et, prenant son temps, lui enfonce dans le ventre sa lame aiguĂ«. La citadelle mobile se dĂ©barrasse facilement du dernier adversaire... Se trouvent en prĂ©sence le nageur et la femelle du requin, sauvĂ©e par lui. Il se regardèrent entre les yeux pendant quelques minutes; et chacun s'Ă©tonna de trouver tant de fĂ©rocitĂ© dans les regards de l'autre. Ils tournent en rond en nageant, ne se perdent pas de vue, et se disent Ă  part soi: "Je me suis trompĂ© jusqu'ici; en voilĂ  un qui est plus mĂ©chant." Alors, d'un commun accord, entre deux eaux, ils glissèrent l'un vers l'autre, avec une admiration mutuelle, la femelle de requin Ă©cartant l'eau de ses nageoires, Maldoror battant l'onde avec ses bras; et retinrent leur souffle, dans une vĂ©nĂ©ration profonde, chacun dĂ©sireux de contempler, pour la première fois, son portrait vivant. ArrivĂ©s Ă  trois mètres de distance, sans faire aucun effort, ils tombèrent brusquement l'un contre l'autre, comme deux aimants, et s'embrassèrent avec dignitĂ© et reconnaissance, dans une Ă©treinte aussi tendre que celle d'un frère ou d'une soeur. Les dĂ©sirs charnels suivirent de près cette dĂ©monstration d'amitiĂ©. Deux cuisses nerveuses se collèrent Ă©troitement Ă  la peau visqueuse du monstre, comme deux sangsues; et, les bras et les nageoires entrelacĂ©s autour du corps de l'objet aimĂ© qu'ils entouraient avec amour, tandis que leurs gorges et leurs poitrines ne faisaient bientĂ´t plus qu'une masse glauque aux exhalaisons de goĂ©mon; au milieu de la tempête qui continuait de sĂ©vir; Ă  la lueur des Ă©clairs; ayant pour lit d'hymĂ©nĂ©e la vague Ă©cumeuse, emportĂ©s par un courant sous-marin comme dans un berceau, et roulant, sur eux-mêmes, vers les profondeurs inconnues de l'abĂ®me, ils se rĂ©unirent dans un accouplement long, chaste et hideux!... Enfin, je venais de trouver quelqu'un qui me ressemblât!... DĂ©sormais, je n'Ă©tais plus seul dans la vie!... Elle avait les mêmes idĂ©es que moi!... J'Ă©tais en face de mon premier amour!


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La Seine entraĂ®ne un corps humain. Dans ces circonstances, elle prend des allures solennelles. Le cadavre gonflĂ© se soutient sur les eaux; il disparaĂ®t sous l'arche d'un pont; mais, plus loin, on le voit apparaĂ®tre de nouveau, tournant lentement sur lui-même, comme une roue de moulin, et s'enfonçant par intervalles. Un maĂ®tre de bateau, Ă  l'aide d'une perche, l'accroche au passage, et le ramène Ă  terre. Avant de transporter le corps Ă  la Morgue, on le laisse quelque temps sur la berge, pour le ramener Ă  la vie. La foule compacte se rassemble autour du corps. Ceux qui ne peuvent pas voir, parce qu'ils sont derrière, poussent, tant qu'ils peuvent, ceux qui sont devant. Chacun se dit: "Ce n'est pas moi qui me serais noyĂ©." On plaint le jeune homme qui s'est suicidĂ©; on l'admire; mais, on ne l'imite pas. Et, cependant, lui, a trouvĂ© très naturel de se donner la mort, ne jugeant rien sur la terre capable de le contenter, et aspirant plus haut. Sa figure est distinguĂ©e, et ses habits sont riches. A-t-il encore dix-sept ans? C'est mourir jeune! La foule paralysĂ©e continue de jeter sur lui ses yeux immobiles... il se fait nuit. Chacun se retire silencieusement. Aucun n'ose renverser le noyĂ©, pour lui faire rejeter l'eau qui remplit son corps. On a craint de passer pour sensible, et aucun n'a bougĂ©, retranchĂ© dans le col de sa chemise. L'un s'en va, en sifflotant aigrement une tyrolienne absurde; l'autre fait claquer ses doigts comme des castagnettes... HarcelĂ© par sa pensĂ©e sombre, Maldoror, sur son cheval, passe près de cet endroit, avec la vitesse de l'Ă©clair. Il aperçoit le noyĂ©; cela suffit. AussitĂ´t, il a arrêtĂ© son coursier, et est descendu de l'Ă©trier. Il soulève le jeune homme sans dĂ©goût, et lui fait rejeter l'eau avec abondance. À la pensĂ©e que ce corps inerte pourrait revivre sous sa main, il sens son coeur bondir, sous cette impression excellente, et redouble de courage. Vains efforts! Vains efforts, ai-je dit, et c'est vrai. Le cadavre reste inerte, et se laisse tourner en tous sens. Il frotte les tempes; il frictionne ce membre-ci, ce membre-lĂ ; il souffle pendant une heure, dans la bouche, en pressant ses lèvres contre les lèvres de l'inconnu. Il lui semble enfin sentir sous sa main, appliquĂ©e contre la poitrine, un lĂ©ger battement. Le noyĂ© vit! À ce moment suprême, on put remarquer que plusieurs rides disparurent du front du cavalier, et le rajeunirent de dix ans. Mais, hĂ©las! les rides reviendront, peut-être demain, peut-être aussitĂ´t qu'il se sera Ă©loignĂ© des bords de la Seine. En attendant, le noyĂ© ouvre des yeux ternes, et, par un sourire blafard, remercie son bienfaiteur; mais, il est faible encore, et ne peut faire aucun mouvement. Sauver la vie Ă  quelqu'un, que c'est beau! Et comme cette action rachète de fautes! L'homme aux lèvres de bronze, occupĂ© jusque lĂ  Ă  l'arracher de la mort, regarde le jeune homme avec plus d'attention, et ses traits ne lui paraissent pas inconnus. Il se dit qu'entre l'asphyxiĂ©, aux cheveux blonds, et Holzer, il n'y a pas beaucoup de diffĂ©rence. Les voyez-vous comme ils s'embrassent avec effusion! N'importe! L'homme Ă  la prunelle de jaspe tient Ă  conserver l'apparence d'un rĂ´le sĂ©vère. Sans rien dire, il prend son ami qu'il met en croupe, et le coursier s'Ă©loigne au galop. O toi, Holzer, qui te croyais si raisonnable et si fort, n'as-tu pas vu, par ton exemple même, comme il est difficile, dans un accès de dĂ©sespoir, de conserver le sang-froid dont tu te vantes. J'espère que tu ne me causeras plus un pareil chagrin, et moi, de mon cĂ´tĂ©, je t'ai promis de ne jamais attenter Ă  ma vie.


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Il y a des heures dans la vie où l'homme, Ă  la chevelure pouilleuse, jette, l'oeil fixe, des regards fauves sur les membranes vertes de l'espace; car, il lui semble entendre, devant lui, les ironiques huĂ©es d'un fantĂ´me. Il chancelle et courbe la tête: ce qu'il a entendu, c'est la voix de la conscience. Alors, il s'Ă©lance de la maison, avec la vitesse d'un fou, prend la première direction qui s'offre Ă  sa stupeur, et dĂ©vore les plaines rugueuses de la campagne. Mais, le fantĂ´me jaune ne le perd pas de vue, et le poursuit avec une Ă©gale vitesse. Quelquefois, dans une nuit d'orage, pendant que des lĂ©gions de poulpes ailĂ©s, ressemblant de loin Ă  des corbeaux, planent au-dessus des nuages, en se dirigeant d'une rame raide vers les citĂ©s des humains, avec la mission de les avertir de changer de conduite, le caillou, Ă  l'oeil sombre voit deux êtres passer Ă  la lueur de l'Ă©clair, l'un derrière l'autre; et, essuyant une furtive larme de compassion, qui coule de sa paupière glacĂ©e, il s'Ă©crie: "Certes, il le mĂ©rite; et ce n'est que justice." Après avoir dit cela, il se replace dans son attitude farouche, et continue de regarder, avec un tremblement nerveux, la chasse Ă  l'homme, et les grandes lèvres du vagin d'ombre, d'où dĂ©coulent, sans cesse, comme un fleuve, d'immenses spermatozoïdes tĂ©nĂ©breux qui prennent leur essor dans l'Ă©ther lugubre, en cachant, avec le vaste dĂ©ploiement de leurs ailes de chauve-souris, la nature entière, et les lĂ©gions solitaires de poulpes, devenues mornes Ă  l'aspect de ces fulgurations sourdes et inexprimables. Mais, pendant ce temps, le steeple-chase continue entre les deux infatigables coureurs, et le fantĂ´me lance par sa bouche des torrents de feu sur le dos calcinĂ© de l'antilope humain. Si, dans l'accomplissement de ce devoir, il rencontre en chemin la pitiĂ© qui veut lui barrer le passage, il cède avec rĂ©pugnance Ă  ses supplications, et laisse l'homme s'Ă©chapper. Le fantĂ´me fait claquer sa langue, comme pour se dire Ă  lui-même qu'il va cesser la poursuite, et retourne vers son chenil, jusqu'Ă  nouvel ordre. Sa voix de condamnĂ© s'entend jusque dans les couches les plus lointaines de l'espace; et, lorsque son hurlement Ă©pouvantable pĂ©nètre dans le coeur humain, celui-ci prĂ©fĂ©rerait avoir, dit-on, la mort pour mère que le remords pour fils. Il enfonce la tête jusqu'aux Ă©paules dans les complications terreuses d'un trou; mais, la conscience volatilise cette ruse d'autruche. L'excavation s'Ă©vapore, goutte d'Ă©ther; la lumière apparaĂ®t, avec son cortège de rayons, comme un vol de courlis qui s'abat sur les lavandes; et l'homme se retrouve en face de lui-même, les yeux ouverts et blêmes. Je l'ai vu se diriger du cĂ´tĂ© de la mer, monter sur un promontoire dĂ©chiquetĂ© et battu par le sourcil de l'Ă©cume; et, comme une flèche, se prĂ©cipiter dans les vagues. Voici le miracle: le cadavre reparaissait, le lendemain, sur la surface de l'ocĂ©an, qui reportait au rivage cette Ă©pave de chair. L'homme se dĂ©gageait du moule que son corps avait creusĂ© dans le sable, exprimait l'eau de ses cheveux mouillĂ©s, et, reprenait, le front muet et penchĂ©, le chemin de la vie. La conscience juge sĂ©vèrement nos pensĂ©es et nos actes les plus secrets, et ne se trompe pas. Comme elle souvent impuissante Ă  prĂ©venir le mal, elle ne cesse de traquer l'homme comme un renard, surtout pendant l'obscuritĂ©. Des yeux vengeurs, que la science ignorante appelle mĂ©tĂ©ores, rĂ©pandent une flamme livide, passent en roulant sur eux-mêmes, et articulent des paroles de mystère... qu'il comprend! Alors, son chevet est broyĂ© par les secousses de son corps, accablĂ© sous le poids de l'insomnie, et il entend la sinistre respiration des rumeurs vagues de la nuit. L'ange du sommeil, lui-même, mortellement atteint au front d'une pierre inconnue, abandonne sa tâche, et remonte vers les cieux. Eh bien, je me prĂ©sente pour dĂ©fendre l'homme, cette fois; moi, le contempleur de toutes les vertus; moi, celui que n'a pas pu oublier le CrĂ©ateur, depuis le jour glorieux où, renversant de leur socle les annales du ciel, où, par je ne sais quel potage infâme, Ă©taient consignĂ©s sa puissance et son Ă©ternitĂ©, j'appliquai mes quatre cents ventouses sur le dessous de son aisselle, et lui fis pousser des cris terribles... Ils se changèrent en vipères, en sortant par sa bouche, et allèrent se cacher dans les broussailles, les murailles en ruine, aux aguets le jour, aux aguets la nuit. Ces cris, devenus rampants, et douĂ©s d'anneaux innombrables, avec une tête petite et aplatie, des yeux perfides, ont jurĂ© d'être en arrêt devant l'innocence humaine; et, quand celle-ci se promène dans les enchevêtrements des maquis, ou au revers des talus ou sur les sables des dunes, elle ne tarde pas Ă  changer d'idĂ©e. Si, cependant, il en est temps encore; car, des fois, l'homme aperçoit le poison s'introduire dans les veines de sa jambe, par une morsure presque imperceptible, avait qu'il ait eu le temps de rebrousser chemin, et de gagner le large. C'est ainsi que le CrĂ©ateur, conservant un sang-froid admirable, jusque dans les souffrances les plus atroces, sait retirer, de leur propre sein, des germes nuisibles aux habitants de la terre. Quel ne fut pas son Ă©tonnement, quand il vit Maldoror, changĂ© en poulpe, avancer contre son corps ses huit pattes monstrueuses, dont chacune, lanière solide, aurait pu embrasser facilement la circonfĂ©rence d'une planète. Pris au dĂ©pourvu, il se dĂ©battit, quelques instants, contre cette Ă©treinte visqueuse, qui se resserrait de plus en plus... je craignais quelque mauvais coup de sa part; après m'être nourri abondamment de ce sang sacrĂ©, je me dĂ©tachai brusquement de son corps majestueux, et je me cachai dans une caverne qui, depuis lors, resta ma demeure. Après des recherches infructueuses, il ne put m'y trouver. Il y a longtemps de ça; mais, je crois que maintenant il sait où est ma demeure; il se garde d'y rentrer; nous vivons, tous les deux, comme deux monarques voisins, qui connaissent leurs forces respectives, ne peuvent se vaincre l'un l'autre, et sont fatiguĂ©s des batailles inutiles du passĂ©. Il me craint, et je le crains; chacun, sans être vaincu, a Ă©prouvĂ© les rudes coups de son adversaire, et nous en restons lĂ . Cependant, je suis prêt Ă  recommencer la lutte, quand il le voudra. Mais, qu'il n'attende pas quelque moment favorable Ă  ses desseins cachĂ©s. Je me tiendrai toujours sur mes gardes, en ayant l'oeil sur lui. Qu'il n'envoie plus sur la terre la conscience et ses tortures. J'ai enseignĂ© aux hommes les armes avec lesquelles on peut la combattre avec avantage. Ils ne sont pas encore familiarisĂ©s avec elle; mais, tu sais que, pour moi, elle est comme la paille qu'emporte le vent. J'en fais autant de cas. Si je voulais profiter de l'occasion, qui se prĂ©sente, de subtiliser ces discussions poĂ©tiques, j'ajouterais que je fais même plus de cas de la paille que de la conscience; car, la paille est utile pour le boeuf qui la rumine, tandis que la conscience ne sait montrer que ses griffes d'acier. Elles subirent un pĂ©nible Ă©chec, le jour où elles se placèrent devant moi. Comme la conscience avait Ă©tĂ© envoyĂ©e par le CrĂ©ateur, je crus convenable de ne pas me laisser barrer le passage par elle. Si elle s'Ă©tait prĂ©sentĂ©e avec la modestie et l'humilitĂ© propres Ă  son rang, et dont elle n'aurait jamais dû se dĂ©partir, je l'aurais Ă©coutĂ©e. Je n'aimais pas son orgueil. J'Ă©tendis une main, et sous mes doigts broyai les griffes; elles tombèrent en poussière, sous la pression croissante de ce mortier de nouvelle espèce. J'Ă©tendis l'autre main, et lui arrachai la tête. Je chassai ensuite, hors de ma maison, cette femme, Ă  coups de fouet, et je ne la revis plus. J'ai gardĂ© sa tête en souvenir de ma victoire... Une tête Ă  la main, dont je rongeais le crâne, je me suis tenu sur un pied, comme le hĂ©ron, au bord du prĂ©cipice creusĂ© dans les flancs de la montagne. On m'a vu descendre dans la vallĂ©e, pendant que la peau de ma poitrine Ă©tait calme, comme le couvercle d'une tombe! Une tête Ă  la main, dont je rongeais le crâne, j'ai nagĂ© dans les gouffres les plus dangereux, longĂ© les Ă©cueils mortels, et plongĂ© plus bas que les courants, pour assister, comme un Ă©tranger, aux combats des monstres marins; je me suis Ă©cartĂ© du rivage, jusqu'Ă  le perdre de ma vue perçante; et, les crampes hideuses, avec leur magnĂ©tisme paralysant, rĂ´daient autour de mes membres, qui fendaient les vagues avec des mouvements robustes, sans oser approcher. On m'a vu revenir, sain et sauf, dans la plage, pendant que la peau de ma poitrine Ă©tait immobile et calme, comme le couvercle d'une tombe! Une tête Ă  la main, dont je rongeais le crâne, j'ai franchi les marches ascendantes d'une tour Ă©levĂ©e. Je suis parvenu, les jambes lasses, sur la plate-forme vertigineuse. J'ai regardĂ© la campagne, la mer; j'ai regardĂ© le soleil, le firmament; repoussant du pied le granit qui ne recula pas, j'ai dĂ©fiĂ© la mort et la vengeance divine par une huĂ©e suprême, et me suis prĂ©cipitĂ©, comme un pavĂ©, dans la bouche de l'espace. Les hommes entendirent le choc douloureux et retentissant qui rĂ©sulta de la rencontre du sol avec la tête de la conscience, que j'avais abandonnĂ©e dans ma chute. On me vit descendre, avec la lenteur de l'oiseau, portĂ© par un nuage invisible, et ramasser la tête, pour la forcer Ă  être tĂ©moin d'un triple crime, que je devais commettre le jour même, pendant que la peau de ma poitrine Ă©tait immobile et calme, comme le couvercle d'une tombe! Une tête Ă  la main, dont je rongeais le crâne, je me suis dirigĂ© vers l'endroit où s'Ă©lèvent les poteaux qui soutiennent la guillotine. J'ai placĂ© la grâce suave des cous de trois jeunes filles sous le couperet. ExĂ©cuteur des hautes oeuvres, je lâchai le cordon avec l'expĂ©rience apparente d'une vie entière; et, le fer triangulaire, s'abattant obliquement, trancha trois idĂ©es qui me regardaient avec douceur. Je mis ensuite la mienne sous le rasoir pesant, et le bourreau prĂ©para l'accomplissement de son devoir. Trois fois, le couperet redescendit entre les rainures avec une nouvelle vigueur; trois fois, ma carcasse matĂ©rielle, surtout au siège du cou, fut remuĂ©e jusqu'en ses fondements, comme lorsqu'on se figure en rêve être Ă©crasĂ© par une maison qui s'effondre. Le peuple stupĂ©fait me laissa passer, pour m'Ă©carter de la place funèbre; il m'a vu ouvrir avec mes coudes ses flots ondulatoires, et me remuer, plein de vie, avançant devant moi, la tête droite, pendant que la peau de ma poitrine Ă©tait immobile et calme, comme le couvercle d'une tombe! J'avais dit que je voulais dĂ©fendre l'homme, cette fois; mais je crains que mon apologie ne soit pas l'expression de la vĂ©ritĂ©; et, par consĂ©quent, je prĂ©fère me taire. C'est avec reconnaissance que l'humanitĂ© applaudira Ă  cette mesure!


*


Il est temps de serrer les freins Ă  mon inspiration, et de m'arrêter, un instant, en route, comme quand on regarde le vagin d'une femme; il est bon d'examiner la carrière parcourue, et de s'Ă©lancer, ensuite, les membres reposĂ©s, d'un bond impĂ©tueux. Fournir une traite d'une seule haleine n'est pas facile; et les ailes se fatiguent beaucoup, dans un vol Ă©levĂ©, sans espĂ©rance et sans remords. Non... ne conduisons pas plus profondĂ©ment la meute hagarde des pioches et des fouilles, Ă  travers les mines explosives de ce chant impie! Le crocodile ne changera pas un mot au vomissement sorti de dessous son crâne. Tant pis, si quelque ombre furtive, excitĂ©e par le but louable de venger l'humanitĂ©, injustement attaquĂ©e par moi, ouvre subrepticement la porte de ma chambre, en frĂ´lant la muraille, comme l'aile d'un goĂ©land, et enfonce un poignard, dans les cĂ´tes du pilleur d'Ă©paves cĂ©lestes! Autant vaut que l'argile dissolve ses atomes, de cette manière autant qu'une autre.



Fin du deuxième chant



Chant troisième



Rappelons les noms de ces êtres imaginaires, Ă  la nature d'ange, que ma plume, pendant le deuxième chant, a tirĂ©s d'un cerveau, brillant d'une lueur Ă©manĂ©e d'eux-mêmes. Ils meurent, dès leur naissance, comme ces Ă©tincelles dont l'oeil a de la peine Ă  suivre l'effacement rapide, sur du papier brûlĂ©. LĂ©man!... Lohengrin!... Lombano!... Holzer!... un instant, vous apparûtes, recouverts des insignes de la jeunesse, Ă  mon horizon charmĂ©; mais, je vous ai laissĂ©s retomber dans le chaos, comme des cloches de plongeur. Vous n'en sortirez plus. Il me suffit que j'aie gardĂ© votre souvenir; vous devez cĂ©der la place Ă  d'autres substances, peut-être moins belles, qu'enfantera le dĂ©bordement orageux d'un amour qui a rĂ©solu de ne pas apaiser sa soif auprès de la race humaine. Amour affamĂ©, qui se dĂ©vorerait lui-même, s'il ne cherchait sa nourriture dans les fictions cĂ©lestes: crĂ©ant, Ă  la longue, une pyramide de sĂ©raphins, plus nombreux que les insectes qui fourmillent dans une goutte d'eau, il les entrelacera dans une ellipse qu'il fera tourbillonner autour de lui. Pendant ce temps, le voyageur, arrêtĂ© contre l'aspect d'une cataracte, s'il relève le visage, verra, dans le lointain, un être humain, emportĂ© vers la cave de l'enfer par une guirlande de camĂ©lias vivants! Mais... silence! l'image flottante du cinquième idĂ©al se dessine lentement, comme les replis indĂ©cis d'une aurore borĂ©ale, sur le plan vaporeux de mon intelligence, et prend de plus en plus une consistance dĂ©terminĂ©e... Mario et moi nous longions la grève. Nos chevaux, le cou tendu, fendaient les membranes de l'espace, et arrachaient des Ă©tincelles aux galets de la plage. La bise, qui nous frappait en plein visage, s'engouffrait dans nos manteaux, et faisait voltiger en arrière les cheveux de nos têtes jumelles. La mouette, par ses cris et ses mouvements d'aile, s'efforçait en vain de nous avertir de la proximitĂ© possible de la tempête, et s'Ă©criait: "Où s'en vont-ils, de ce galop insensĂ©?" Nous ne disions rien; plongĂ©s dans la rêverie, nous nous laissions emporter sur les ailes de cette course furieuse; le pêcheur, nous voyant passer, rapides comme l'albatros, et croyant apercevoir, fuyant devant lui les deux frères mystĂ©rieux, comme on les avait ainsi appelĂ©s, parce qu'ils Ă©taient toujours ensemble, s'empressait de faire le signe de la croix, et se cachait, avec son chien paralysĂ©, sous quelque roche profonde. Les habitants de la cĂ´te avaient entendu raconter des choses Ă©tranges sur ces deux personnages, qui apparaissaient sur la terre, au milieu des nuages, aux grandes Ă©poques de calamitĂ©, quand une guerre affreuse menaçait de planter son harpon sur la poitrine de deux pays ennemis, ou que le cholĂ©ra s'apprêtait Ă  lancer, avec sa fronde, la pourriture et la mort dans des citĂ©s entières. Les plus vieux pilleurs d'Ă©paves fronçaient le sourcil d'un air grave, affirmant que les deux fantĂ´mes, dont chacun avait remarquĂ© la vaste envergure des ailes noires, pendant les ouragans, au-dessus des bancs de sable et des Ă©cueils, Ă©taient le gĂ©nie de la terre et le gĂ©nie de la mer, qui promenaient leur majestĂ©, au milieu des airs, pendant les grandes rĂ©volutions de la nature, unis ensemble par une amitiĂ© Ă©ternelle, dont la raretĂ© et la gloire ont enfantĂ© l'Ă©tonnement du câble indĂ©fini des gĂ©nĂ©rations. On disait que, volant cĂ´te Ă  cĂ´te comme des condors des Andes, ils aimaient Ă  planer, en cercles concentriques, parmi les couches d'atmosphère qui avoisinent le soleil; qu'ils se nourrissaient, dans ces parages, des plus pures essences de la lumière; mais, qu'ils ne se dĂ©cidaient qu'avec peine Ă  rabattre l'inclinaison de leur globe vertical, vers l'orbite Ă©pouvantĂ©e où tourne le globe en dĂ©lire, habitĂ© par des esprits cruels qui se massacrent entre eux dans les champs où rugit la bataille (quand ils ne se tuent pas perfidement, en secret, dans le centre des villes, avec le poignard de la haine ou de l'ambition), et qui se nourrissent d'êtres pleins de vie comme eux et placĂ©s quelques degrĂ©s plus bas dans l'Ă©chelle des existences. Ou bien, quand ils prenaient la ferme rĂ©solution, afin d'exciter les hommes au repentir par les strophes de leurs prophĂ©ties, de nager, en se dirigeant Ă  grandes brassĂ©es, vers les rĂ©gions sidĂ©rales où une planète se mouvait au milieu des exhalaisons Ă©paisses d'avarice, d'orgueil, d'imprĂ©cation et de ricanement qui se dĂ©gageaient, comme des vapeurs pestilentielles, de sa surface hideuse et paraissait petite comme une boule, Ă©tant presque invisible, Ă  cause de la distance, ils ne manquaient pas de trouver des occasions où ils se repentaient amèrement de leur bienveillance, mĂ©connue et conspuĂ©e, et allaient se cacher au fond des volcans, pour converser avec le feu vivace qui bouillonne dans les cuves des souterrains centraux, ou au fond de la mer, pour reposer agrĂ©ablement leur vue dĂ©sillusionnĂ©e sur les monstres les plus fĂ©roces de l'abĂ®me, qui leur paraissaient des modèles de douceur, en comparaison des bâtards de l'humanitĂ©. La nuit venue, avec son obscuritĂ© propice, ils s'Ă©lançaient des cratères, Ă  la crête de porphyre, des courants sous-marins et laissaient, bien loin derrière eux, le pot de chambre rocailleux où se dĂ©mène l'anus constipĂ© des kakatoès humains, jusqu'Ă  ce qu'ils ne pussent plus distinguer la silhouette suspendue de la planète immonde. Alors, chagrinĂ©s de leur tentative infructueuse, au milieu des Ă©toiles qui compatissaient Ă  leur douleur et sous l'oeil de Dieu, s'embrassaient, en pleurant, l'ange de la terre et l'ange de la mer!... Mario et celui qui galopait auprès de lui n'ignoraient pas les bruits vagues et superstitieux que racontaient, dans les veillĂ©es, les pêcheurs de la cĂ´te, en chuchotant autour de l'âtre, portes et fenêtres fermĂ©es; pendant que le vent de la nuit, qui dĂ©sire se rĂ©chauffer, fait entendre ses sifflements autour de la cabane de paille, et Ă©branle, par sa vigueur, ses frêles murailles, entourĂ©es Ă  la base de fragments de coquillages, apportĂ©s par les replis mourants des vagues. Nous ne parlions pas. Que disent deux coeurs qui s'aiment? Rien. Mais nos yeux exprimaient tout. Je l'avertis de serrer davantage son manteau autour de lui, et lui me fait observer que mon cheval s'Ă©loigne trop du sien: chacun prend autant d'intĂ©rêt Ă  la vie de l'autre qu'Ă  sa propre vie; nous ne rions pas. Il s'efforce de me sourire; mais, j'aperçois que son visage porte le poids des terribles impressions qu'y a gravĂ©es la rĂ©flexion, constamment penchĂ©e sur les sphynx qui dĂ©routent, avec un oeil oblique, les grandes angoisses de l'intelligence des mortels. Voyant ses manoeuvres inutiles, il dĂ©tourne les yeux, mord son frein terrestre avec la bave de la rage, et regarde l'horizon, qui s'enfuit Ă  notre approche. À mon tour, je m'efforce de lui rappeler sa jeunesse dorĂ©e, qui ne demande qu'Ă  s'avancer dans les palais des plaisirs, comme une reine; mais, il remarque que mes paroles sortent difficilement de ma bouche amaigrie, et que les annĂ©es de mon propre printemps ont passĂ©, tristes et glaciales, comme un rêve implacable qui promène, sur les tables des banquets, et sur les lits de satin, où sommeille la pâle prêtresse d'amour, payĂ©e avec les voluptĂ©s de l'or, les voluptĂ©s amères du dĂ©senchantement, les rides pestilentielles de la vieillesse, les effarements de la solitude et les flambeaux de la douleur. Voyant mes manoeuvres inutiles, je ne m'Ă©tonne pas de ne pas pouvoir le rendre heureux; le Tout-Puissant m'apparaĂ®t revêtu de ses instruments de torture, dans toute l'aurĂ©ole resplendissante de son horreur; je dĂ©tourne les yeux et regarde l'horizon qui s'enfuit Ă  notre approche... Nos chevaux galopaient le long du rivage, comme s'ils fuyaient l'oeil humain... Mario est plus jeune que moi; l'humiditĂ© du temps et l'Ă©cume salĂ©e qui rejaillit jusqu'Ă  nous amènent le contact du froid sur ses lèvres. Je lui dis: "Prends garde!... prends garde!... ferme tes lèvres, les unes contre les autres; ne vois-tu pas les griffes aiguĂ«s de la gerçure, qui sillonne ta peau de blessures cuisantes?" Il fixe mon front, et me rĂ©plique avec les mouvements de sa langue: "Oui, je les vois, ces griffes vertes; mais, je dĂ©rangerai pas la situation naturelle de ma bouche pour les faire fuir. Regarde, si je mens. Puisqu'il paraĂ®t que c'est la volontĂ© de la Providence, je veux m'y conformer. Sa volontĂ© aurait pu être meilleure." Et moi, je m'Ă©criai: "J'admire cette vengeance noble." Je voulus m'arracher les cheveux; mais, il me le dĂ©fendit avec un regard sĂ©vère, et je lui obĂ©is avec respect. Il se faisait tard, et l'aigle regagnait son nid, creusĂ© dans les anfractuositĂ©s de la roche. Il me dit: "Je vais te prêter mon manteau, pour te garantir du froid: je n'en ai pas besoin." Je lui rĂ©pliquai: "Malheur Ă  toi, si tu fais ce que tu dis. Je ne veux pas qu'un autre souffre Ă  ma place, et surtout toi." Il ne rĂ©pondit pas, parce que j'avais raison; mais, moi, je me mis Ă  le consoler, Ă  cause de l'accent trop impĂ©tueux de mes paroles...Nos chevaux galopaient le long du rivage, comme s'ils fuyaient l'oeil humain... Je relevai la tête, comme la proue d'un vaisseau soulevĂ©e par une vague Ă©norme, et je lui dis: "Est-ce que tu pleures? Je te le demande, roi des neiges et des brouillards. Je ne vois pas des larmes sur ton visage beau comme la fleur du cactus, et tes paupières sont sèches, comme le lit du torrent; mais, je distingue, au fond de tes yeux, une cuve, pleine de sang, où bout ton innocence, mordue au cou par un scorpion de la grande espèce. Un vent violent s'abat sur le feu qui rĂ©chauffe la chaudière, et en rĂ©pand les flammes obscures jusqu'en dehors de ton orbite sacrĂ©e. J'ai approchĂ© mes cheveux de ton front rosĂ©, et j'ai senti une odeur de roussi, parce qu'ils se brûlèrent. Ferme tes yeux; car, sinon, ton visage, calcinĂ© comme la lave du volcan, tombera en cendres sur le creux de ma main." Et, lui, se retournait vers moi, sans faire attention aux rênes qu'il tenait dans la main, et me contemplait avec attendrissement, tandis que lentement il baissait et relevait ses paupières de lis, comme le flux et le reflux de la mer. Il voulut bien rĂ©pondre Ă  ma question audacieuse, et voici comme il le fit: "Ne fais pas attention Ă  moi. De même que les vapeurs des fleuves rampent le long des flancs de la colline, et, une fois arrivĂ©es au sommet, s'Ă©lancent dans l'atmosphère, en formant des nuages; de même, tes inquiĂ©tudes sur mon compte se sont insensiblement accrues, sans motif raisonnable, et forment au-dessus de ton imagination, le corps trompeur d'un mirage dĂ©solĂ©. Je t'assure qu'il n'y a pas de feu dans mes yeux, quoique j'y ressente la même impression que si mon crâne Ă©tait plongĂ© dans un casque de charbons ardents. Comment veux-tu que les chairs de mon innocence bouillent dans la cuve, puisque je n'entends que des cris très faibles et confus qui, pour moi, ne sont que les gĂ©missements du vent qui passe au-dessus de nos têtes. Il est impossible qu'un scorpion ait fixĂ© sa rĂ©sidence et ses pinces aiguĂ«s au fond de mon orbite hachĂ©e; je crois plutĂ´t que ce sont des tenailles vigoureuses qui broient les nerfs optiques. Cependant, je suis d'avis, avec toi, que le sang, qui remplit la cuve, a Ă©tĂ© extrait de mes veines par un bourreau invisible, pendant le sommeil de la dernière nuit. Je t'ai attendu longtemps, fils aimĂ© de l'ocĂ©an; et mes bras assoupis ont engagĂ© un vain combat avec Celui qui s'Ă©tait introduit dans le vestibule de ma maison... Oui, je sens que mon âme est cadenassĂ©e dans le verrou de mon corps, et qu'elle ne peut se dĂ©gager, pour fuir loin des rivages que frappe la mer humaine, et n'être plus tĂ©moin du spectacle de la meute livide des malheurs, poursuivant sans relâche, Ă  travers les fondrières et les gouffres de l'abattement immense, les isards humains. Mais, je ne me plaindrai pas. J'ai reçu la vie comme une blessure, et j'ai dĂ©fendu au suicide de guĂ©rir la cicatrice. Je veux que le CrĂ©ateur en contemple, Ă  chaque heure de son Ă©ternitĂ©, la crevasse bĂ©ante. C'est le châtiment que je lui inflige. Nos courses ralentissent la vitesse de leurs pieds d'airain; leurs corps tremblent, comme le chasseur surpris par un troupeau de pĂ©caris. Il ne faut pas qu'ils se mettent Ă  Ă©couter ce que nous disons. À force d'attention, leur intelligence grandirait, et ils pourraient peut-être nous comprendre. Malheur Ă  eux; car, ils souffriraient davantage! En effet, ne pense qu'aux marcassins de l'humanitĂ©: le degrĂ© d'intelligence qui les sĂ©pare des autres êtres de la crĂ©ation ne semble-t-il pas ne leur être accordĂ© qu'au prix irrĂ©mĂ©diable de souffrances incalculables. Imite ton exemple, et que ton Ă©peron d'argent s'enfonce dans les flancs de ton coursier..." Nos chevaux galopaient le long du rivage, comme s'ils fuyaient l'oeil humain.


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Voici la folle qui passe en dansant, tandis qu'elle se rappelle vaguement quelque chose. Les enfants la poursuivent Ă  coups de pierre, comme si c'Ă©tait un merle. Elle brandit un bâton et fait mine de les poursuivre, puis reprend sa course. Elle a laissĂ© un soulier en chemin, et ne s'en aperçoit pas. De longues pattes d'araignĂ©e circulent sur sa nuque; ce ne sont autre chose que ses cheveux. Son visage ne ressemble plus au visage humain, et elle lance des Ă©clats de rire comme l'hyène. Elle laisse Ă©chapper des lambeaux de phrases dans lesquels, en les recousant, très peu trouveraient une signification claire. Sa robe, percĂ©e en plus d'un endroit, exĂ©cute des mouvements saccadĂ©s autour des jambes osseuses et pleines de boue. Elle va devant soi, comme la feuille du peuplier, emportĂ©e, elle, sa jeunesse, ses illusions et son bonheur passĂ©, qu'elle revoit Ă  travers les brumes d'une intelligence dĂ©truite, par le tourbillon des facultĂ©s inconscientes. Elle a perdu sa grâce et sa beautĂ© primitives; sa dĂ©marche est ignoble, et son haleine respire l'eau-de-vie. Si les hommes Ă©taient heureux sur cette terre, c'est alors qu'il faudrait s'Ă©tonner. La folle ne fait aucun reproche, elle est trop fière pour se plaindre, et mourra, sans avoir rĂ©vĂ©lĂ© son secret Ă  ceux qui s'intĂ©ressent Ă  elle, mais auxquels elle a dĂ©fendu de ne jamais lui adresser la parole. Les enfants la poursuivent, Ă  coups de pierre, comme si c'Ă©tait un merle. Elle a laissĂ© tomber de son sein un rouleau de papier. Un inconnu le ramasse, s'enferme chez lui toute la nuit, et lit le manuscrit, qui contenait ce qui suit: "Après bien des annĂ©es stĂ©riles, la Providence m'envoya une fille. Pendant trois jours, je m'agenouillai dans les Ă©glises, et ne cessai de remercier le grand nom de Celui qui avait enfin exaucĂ© mes voeux. Je nourrissais de mon propre lait celle qui Ă©tait plus que ma vie, et que je voyais grandir rapidement, douĂ©e de toutes les qualitĂ©s de l'âme et du corps. Elle me disait: "Je voudrais avoir une petite soeur pour m'amuser avec elle; recommande au bon Dieu de m'en envoyer une; et, pour le rĂ©compenser, j'entrelacerai, pour lui, une guirlande de violettes, de menthes et de gĂ©raniums." Pour toute rĂ©ponse, je l'enlevais sur mon sein et l'embrassais avec amour. Elle savait dĂ©jĂ  s'intĂ©resser aux animaux, et me demandait pourquoi l'hirondelle se contente de raser de l'aile les chaumières humaines, sans oser y rentrer. Mais, moi, je mettais un doigt sur ma bouche, comme pour lui dire de garder le silence sur cette grave question, dont je ne voulais pas encore lui faire comprendre les Ă©lĂ©ments, afin de ne pas frapper, par une sensation excessive, son imagination enfantine; et, je m'empressais de dĂ©tourner la conversation de ce sujet, pĂ©nible Ă  traiter pour tout être appartenant Ă  la race qui a Ă©tendu une domination injuste sur les autres animaux de la crĂ©ation. Quand elle me parlait des tombes du cimetière, en me disant qu'on respirait dans cette atmosphère les agrĂ©ables parfums des cyprès et des immortelles, je me gardai de la contredire; mais, je lui disais que c'Ă©tait la ville des oiseaux, que, lĂ , ils chantaient depuis l'aurore jusqu'au crĂ©puscule du soir, et que les tombes Ă©taient leurs nids, où ils couchaient la nuit avec leur famille, en soulevant le marbre. Tous les mignons vêtements qui la couvraient, c'est moi qui les avais cousus, ainsi que les dentelles, aux mille arabesques, que je rĂ©servais pour le dimanche. L'hiver, elle avait sa place lĂ©gitime autour de la grande cheminĂ©e; car elle se croyait une personne sĂ©rieuse, et, pendant l'Ă©tĂ©, la prairie reconnaissait la suave pression de ses pas, quand elle s'aventurait, avec son filet de soie, attachĂ© au bout d'un jonc, après les colibris, pleins d'indĂ©pendance, et les papillons, aux zigzags agaçants. "Que fais-tu, petite vagabonde, quand la soupe t'attend depuis une heure, avec la cuillère qui s'impatiente?" Mais, elle s'Ă©criait, en me sautant au cou, qu'elle n'y reviendrait plus. Le lendemain, quand elle s'Ă©chappait de nouveau, Ă  travers les marguerites et les rĂ©sĂ©das; parmi les rayons du soleil et le vol tournoyant des insectes Ă©phĂ©mères; ne connaissant que la coupe prismatique de la vie, pas encore le fiel; heureuse d'être plus grande que la mĂ©sange; se moquant de la fauvette, qui ne chante pas si bien que le rossignol; tirant sournoisement la langue au vilain corbeau, qui la regardait paternellement; et gracieuse comme un jeune chat. Je ne devais pas longtemps jouir de sa prĂ©sence; le temps s'approchait, où elle devait, d'une manière inattendue, faire ses adieux aux enchantements de la vie, abandonnant pour toujours la compagnie des tourterelles, des gĂ©linottes et des verdiers, les babillements de la tulipe et de l'anĂ©mone, les conseils des herbes du marĂ©cage, l'esprit incisif des grenouilles, et la fraĂ®cheur des ruisseaux. On me raconta ce qui s'Ă©tait passĂ©; car, moi, je ne fus pas prĂ©sente Ă  l'Ă©vĂ©nement qui eut pour consĂ©quence la mort de ma fille. Si je l'avais Ă©tĂ©, j'aurais dĂ©fendu cet ange au prix de mon sang... Maldoror passait avec son bouledogue; il voit une jeune fille qui dort Ă  l'ombre d'un platane, et il la prit d'abord pour une rose. On ne peut dire qui s'Ă©leva le plus tĂ´t dans son esprit, ou la vue de cette enfant, ou la rĂ©solution qui en fut la suite. Il se dĂ©shabille rapidement, comme un homme qui sait ce qu'il va faire. Nu comme une pierre, il s'est jetĂ© sur le corps de la jeune fille, et lui a levĂ© la robe pour commettre un attentat Ă  la pudeur... Ă  la clartĂ© du soleil! Il ne se gênera pas, allez!... N'insistons pas sur cette action impure. L'esprit mĂ©content, il se rhabille avec prĂ©cipitation, jette un regard de prudence sur la route poudreuse, où personne ne chemine, et ordonne au bouledogue d'Ă©trangler, avec le mouvement des ses mâchoires, la jeune fille ensanglantĂ©e. Il indique au chien de la montagne la place où respire et hurle la victime souffrante, et se retire Ă  l'Ă©cart, pour ne pas être tĂ©moin de la rentrĂ©e des dents pointues dans les veines roses. L'accomplissement de cet ordre put paraĂ®tre sĂ©vère au bouledogue. Il crut qu'on lui demanda ce qui avait Ă©tĂ© dĂ©jĂ  fait, et se contenta, ce loup, au mufle monstrueux, de violer Ă  son tour la virginitĂ© de cette enfant dĂ©licate. De son ventre dĂ©chirĂ©, le sang coule Ă  nouveau le long de ses jambes, Ă  travers la prairie. Ses gĂ©missements se joignent aux pleurs de l'animal. La jeune fille lui prĂ©sente la croix d'or qui ornait son cou, afin qu'il l'Ă©pargne; elle n'avait pas osĂ© la prĂ©senter aux yeux farouches de celui qui, d'abord, avait eu la pensĂ©e de profiter de la faiblesse de cet âge. Mais le chien n'ignorait pas que, s'il dĂ©sobĂ©issait Ă  son maĂ®tre, un couteau lancĂ© de dessous une manche, ouvrirait brusquement ses entrailles, sans crier gare. Maldoror (comme ce nom rĂ©pugne Ă  prononcer!) entendait les agonies de la douleur, et s'Ă©tonnait que la victime eût la vie si dure, pour ne pas être encore morte. Il s'approche de l'autel sacrificatoire, et voit la conduite de son bouledogue, livrĂ© Ă  de bas penchants, et qui Ă©levait sa tête au-dessus de la jeune fille, comme un naufragĂ© Ă©lève la sienne, au-dessus des vagues en courroux. Il lui donne un coup de pied et lui fend un oeil. Le bouledogue, en colère, s'enfuit dans la campagne, entraĂ®nant après lui, pendant un espace de route qui est toujours trop long, pour si court qu'il fût, le corps de la jeune fille suspendue, qui n'a Ă©tĂ© dĂ©gagĂ© que grâce aux mouvements saccadĂ©s de la fuite; mais, il craint d'attaquer son maĂ®tre, qui ne le reverra plus. Celui-ci tire de sa poche un canif amĂ©ricain, composĂ© de dix Ă  douze lames qui servent Ă  divers usages. Il ouvre les pattes anguleuses de cette hydre d'acier; et, muni d'un pareil scalpel, voyant que le gazon n'avait pas encore disparu sous la couleur de tant de sang versĂ©, s'apprête, sans pâlir, Ă  fouiller le vagin de la malheureuse enfant. De ce trou Ă©largi, il retire successivement les organes intĂ©rieurs; les boyaux, les poumons, le foie et enfin le coeur lui-même sont arrachĂ©s de leurs fondements et entraĂ®nĂ©s Ă  la lumière du jour, par l'ouverture Ă©pouvantable. Le sacrificateur s'aperçoit que la jeune fille, poulet vidĂ©, est morte depuis longtemps; il cesse la persĂ©vĂ©rance croissante de ses ravages, et laisse le cadavre rendormir Ă  l'ombre du platane. On ramassa le canif, abandonnĂ© Ă  quelques pas. Un berger, tĂ©moin du crime, dont on n'avait pas dĂ©couvert l'auteur, ne le raconta que longtemps après, quand il se fut assurĂ© que le criminel avait gagnĂ© en sûretĂ© les frontières, et qu'il n'avait plus Ă  redouter la vengeance certaine profĂ©rĂ©e contre lui, en cas de rĂ©vĂ©lation. Je plaignis l'insensĂ© qui avait commis ce forfait, que le lĂ©gislateur n'avait pas prĂ©vu, et qui n'avait pas eu de prĂ©cĂ©dents. Je le plaignis, parce qu'il est probable qu'il n'avait pas gardĂ© l'usage de la raison, quand il mania le poignard Ă  la lame quatre fois triple, labourant de fond en comble. Je le plaignis, parce que, s'il n'Ă©tait pas fou, sa conduite honteuse devait couver une haine bien grande contre ses semblables, pour s'acharner ainsi sur les chairs et les artères d'un enfant inoffensif, qui fut ma fille. J'assistai Ă  l'enterrement de ces dĂ©combres humains, avec une rĂ©signation muette; et chaque jour je viens prier sur une tombe." À la fin de cette lecture, l'inconnu ne peut plus garder ses forces, et brûle le manuscrit. Il avait oubliĂ© ce souvenir de sa jeunesse (l'habitude Ă©mousse la mĂ©moire!); et après vingt ans d'absence, il revenait dans ce pays fatal. Il n'achètera pas de bouledogue!... Il ne conversera pas avec les bergers!... Il n'ira pas dormir Ă  l'ombre des platanes!... Les enfants la poursuivent Ă  coups de pierre, comme si c'Ă©tait un merle.


*


Tremdall a touchĂ© la main pour la dernière fois, Ă  celui qui s'absente volontairement, toujours fuyant devant lui, toujours l'image de l'homme le poursuivant. Le juif errant se dit que, si le sceptre de la terre appartenait Ă  la race des crocodiles, il ne fuirait pas ainsi. Tremdall, debout sur la vallĂ©e, a mis une main devant ses yeux, pour concentrer les rayons solaires, tandis que l'autre palpe le sein de l'espace, avec le bras horizontal et immobile. PenchĂ© en avant, statue de l'amitiĂ©, il regarde avec des yeux, mystĂ©rieux comme la mer, grimper, sur la pente de la cĂ´te, les guêtres du voyageur, aidĂ© de son bâton ferrĂ©. La terre semble manquer Ă  ses pieds, et quand même il le voudrait, il ne pourrait retenir ses larmes et ses sentiments:

"Il est loin; je vois sa silhouette cheminer sur un Ă©troit sentier. Où s'en va-t-il, de ce pas pesant? Il ne le sait pas lui-même... Cependant, je suis persuadĂ© que je ne dors pas: qu'est-ce qui s'approche, et va Ă  la rencontre de Maldoror? Comme il est grand, le dragon... plus qu'un chêne! On dirait que ses ailes blanchâtres, nouĂ©es par de fortes attaches, ont des nerfs d'acier, tant elles fendent l'air avec aisance. Son corps commence par un buste de tigre, et se termine par une longue queue de serpent. Je n'Ă©tais pas habituĂ© Ă  voir ces choses. Qu'a-t-il donc sur le front? J'y vois Ă©crit, dans une langue symbolique, un mot que je ne puis dĂ©chiffrer. D'un dernier coup d'aile, il s'est transportĂ© auprès de celui dont je connais le timbre de voix. Il lui a dit: “Je t'attendais, et toi aussi. L'heure est arrivĂ©e; me voilĂ . Lis, sur mon front, mon nom Ă©crit en signes hiĂ©roglyphiques.“ Mais lui, Ă  peine a-t-il vu venir l'ennemi, s'est changĂ© en aigle immense, et se prĂ©pare au combat, en faisant claquer de contentement son bec recourbĂ©, voulant dire par lĂ  qu'il se charge, Ă  lui seul, de manger la partie postĂ©rieure du dragon. Les voilĂ  qui tracent des cercles dont la concentricitĂ© diminue, espionnant leurs moyens rĂ©ciproques, avant de combattre; ils font bien. Le dragon me paraĂ®t plus fort; je voudrais qu'il remportât la victoire sur l'aigle. Je vais Ă©prouver de grandes Ă©motions, Ă  ce spectacle où une partie de mon être est engagĂ©e. Puissant dragon, je t'exciterai de mes cris, s'il est nĂ©cessaire, car, il est de l'intĂ©rêt de l'aigle qu'il soit vaincu. Qu'attendaient-ils pour s'attaquer? Je suis dans des transes mortelles. Voyons, dragon, commence, toi, le premier, l'attaque. Tu viens de lui donner un coup de griffe sec: ce n'est pas trop mal. Je t'assure que l'aigle l'aura senti; le vent emporte la beautĂ© de ses plumes, tachĂ©es de sang. Ah! l'aigle t'arrache un oeil avec son bec, et, toi, tu ne lui avais arrachĂ© que la peau; il fallait faire attention Ă  cela; bravo, prends ta revanche, et casse-lui une aile; il n'y a pas Ă  dire, les dents de tigre sont très bonnes. Si tu pouvais t'approcher de l'aigle, pendant qu'il tournoie dans l'espace, lancĂ© en bas vers la campagne! Je le remarque, cet aigle t'inspire de la retenue, même quand il tombe. Il est par terre, il ne pourra pas se relever. L'aspect de toutes ces blessures bĂ©antes m'enivre. Vole Ă  fleur de terre autour de lui, et, avec les coups de ta queue Ă©caillĂ©e de serpent, achève-le, si tu peux. Courage, beau dragon; enfonce-lui tes griffes vigoureuses, et que le sang se mêle au sang, pour former des ruisseaux où il n'y ait pas d'eau. C'est facile Ă  dire, mais non Ă  faire. L'aigle vient de combiner un nouveau plan stratĂ©gique de dĂ©fense, occasionnĂ© par les chances malencontreuses de cette lutte mĂ©morable; il est prudent. Il s'est assis solidement, dans une position inĂ©branlable, sur l'aile restante, sur ses deux cuisses, et sur sa queue, qui lui servait auparavant de gouvernail. Il dĂ©fie des efforts plus extraordinaires que ceux qu'on lui a opposĂ©s jusqu'ici. TantĂ´t, il tourne aussi vite que le tigre, et n'a pas l'air de se fatiguer; tantĂ´t, il se couche sur le dos, avec ses deux fortes pattes en l'air, et, avec sang-froid, regarde ironiquement son adversaire. Il faudra, Ă  bout de compte, que je sache qui sera le vainqueur; le combat ne peut pas s'Ă©terniser. Je songe aux consĂ©quences qu'il en rĂ©sultera! L'aigle est terrible, et fait des sauts Ă©normes qui Ă©branlent la terre, comme s'il allait prendre son vol; cependant, il sait que cela lui est impossible. Le dragon ne s'y fie pas; il croit qu'Ă  chaque instant l'aigle va l'attaquer par le cĂ´tĂ© où il manque l'oeil... Malheureux que je suis! C'est ce qui arrive. Comment le dragon s'est-il laissĂ© prendre Ă  la poitrine? Il a beau user de la ruse et de la force; je m'aperçois que l'aigle collĂ© Ă  lui par tous ses membres, comme une sangsue, enfonce de plus en plus son bec, malgrĂ© de nouvelles blessures qu'il reçoit, jusqu'Ă  la racine du cou, dans le ventre du dragon. On ne lui voit que le corps. Il paraĂ®t être Ă  l'aise; il ne se presse pas d'en sortir. Il cherche sans doute quelque chose, tandis que le dragon, Ă  la tête de tigre, pousse des beuglements qui rĂ©veillent les forêts. VoilĂ  l'aigle, qui sort de cette caverne. Aigle, comme tu es horrible! Tu es plus rouge qu'une mare de sang! Quoique tu tiennes dans ton bec nerveux un coeur palpitant, tu es si couvert de blessures, que tu peux Ă  peine te soutenir sur tes pattes emplumĂ©es; et que tu chancelles, sans desserrer le bec, Ă  cĂ´tĂ© du dragon qui meurt dans d'effroyables agonies. La victoire a Ă©tĂ© difficile; n'importe, tu l'as remportĂ©e: il faut, au moins, dire la vĂ©ritĂ©... Tu agis d'après les règles de la raison, en te dĂ©pouillant de la forme d'aigle, pendant que tu t'Ă©loignes du cadavre du dragon. Ainsi donc, Maldoror, tu as Ă©tĂ© vainqueur! Ainsi donc, Maldoror, tu as vaincu l'EspĂ©rance! DĂ©sormais, le dĂ©sespoir se nourrira de ta substance la plus pure! DĂ©sormais, tu rentres Ă  pas dĂ©libĂ©rĂ©s, dans la carrière du mal! MalgrĂ© que je sois, pour ainsi dire, blasĂ© sur la souffrance le dernier coup que tu as portĂ© au dragon n'a pas manquĂ© de se faire sentir en moi. Juge toi-même si je souffre! Mais tu me fais peur. Voyez, voyez, dans le lointain, cet homme qui s'enfuit. Sur lui, terre excellente, la malĂ©diction a poussĂ© son feuillage touffu; il est maudit et il maudit. Où portes-tu tes sandales? Où t'en vas-tu, hĂ©sitant, comme un somnambule, au-dessus d'un toit? Que la destinĂ©e perverse s'accomplisse! Maldoror, adieu! Adieu, jusqu'Ă  l'Ă©ternitĂ©, où nous ne nous retrouverons pas ensemble!"


*


C'Ă©tait une journĂ©e de printemps. Les oiseaux rĂ©pandaient leurs cantiques en gazouillements, et les humains, rendus Ă  leurs diffĂ©rents devoirs, se baignaient dans la saintetĂ© de la fatigue. Tout travaillait Ă  sa destinĂ©e: les arbres, les planètes, les squales. Tout, exceptĂ© le CrĂ©ateur! Il Ă©tait Ă©tendu sur la route, les habits dĂ©chirĂ©s. Sa lèvre infĂ©rieure pendait comme un câble somnifère; ses dents n'Ă©taient pas lavĂ©es, et la poussière se mêlait aux ondes blondes de ses cheveux. Engourdi par un assoupissement pesant, broyĂ© contre les cailloux, son corps faisait des efforts inutiles pour se relever. Ses forces l'avaient abandonnĂ©, et il gisait, lĂ , faible comme le ver de terre, impassible comme l'Ă©corce. Des flots de vin remplissaient les ornières, creusĂ©es par les soubresauts nerveux de ses Ă©paules. L'abrutissement, au groin de porc, le couvrait de ses ailes protectrices, et lui jetait un regard amoureux. Ses jambes, aux muscles dĂ©tendus, balayaient le sol, comme deux mâts aveugles. Le sang coulait de ses narines: dans sa chute, sa figure avait frappĂ© contre un poteau... Il Ă©tait soûl! Horriblement soûl! Soûl comme une punaise qui a mâchĂ© pendant la nuit trois tonneaux de sang! Il remplissait l'Ă©cho de paroles incohĂ©rentes, que je me garderai de rĂ©pĂ©ter ici; si l'ivrogne suprême ne se respecte pas, moi, je dois respecter les hommes. Saviez-vous que le CrĂ©ateur... se soûlât! PitiĂ© pour cette lèvre, souillĂ©e dans les coupes de l'orgie! Le hĂ©risson, qui passait, lui enfonça ses pointes dans le dos, et dit: "Ça, pour toi. Le soleil est Ă  la moitiĂ© de sa course: travaille, fainĂ©ant, et ne mange pas le pain des autres. Attends un peu, et tu vas voir, si j'appelle le kakatoès, au bec crochu." Le pivert et la chouette, qui passaient, lui enfoncèrent le bec entier dans le ventre, et dirent: "Ça, pour toi. Que viens-tu faire sur cette terre? Est-ce pour offrir cette lugubre comĂ©die aux animaux? Mais, ni la taupe, ni le casoar, ni le flamant ne t'imiteront, je te le jure." L'âne, qui passait, lui donna un coup de pied sur la tempe, et dit: "Ça, pour toi. Que t'avais-je fait pour me donner des oreilles si longues? Il n'y a pas jusqu'au grillon qui ne me mĂ©prise." Le crapaud, qui passait, lança un jet de bave sur son front, et dit: "Ça, pour toi. Si tu ne m'avais fait un oeil si gros, et que je t'eusse aperçu dans l'Ă©tat où je te vois, j'aurais chastement cachĂ© la beautĂ© de tes membres sous une pluie de renoncules, de myosotis et de camĂ©lias, afin que nul ne te vĂ®t." Le lion, qui passait, inclina sa face royale, et dit: "Pour moi, je le respecte, quoique sa splendeur nous paraisse pour le moment Ă©clipsĂ©e. Vous autres, qui faites les orgueilleux, et n'êtes que des lâches, puisque vous l'avez attaquĂ© quand il dormait, seriez-vous contents, si, mis Ă  sa place, vous supportiez, de la part des passants, les injures que vous ne lui avez pas Ă©pargnĂ©es?" L'homme, qui passait, s'arrêta devant le CrĂ©ateur mĂ©connu; et, aux applaudissements du morpion et de la vipère, fienta, pendant trois jours, sur son visage auguste! Malheur Ă  l'homme, Ă  cause de cette injure; car, il n'a pas respectĂ© l'ennemi, Ă©tendu dans le mĂ©lange de boue, de sang et de vin; sans dĂ©fense et presque inanimĂ©!... Alors, le Dieu souverain, rĂ©veillĂ©, enfin, par toutes ces insultes mesquines, se releva comme il put; en chancelant, alla s'asseoir sur une pierre, les bras pendants, comme les deux testicules du poitrinaire; et jeta un regard vitreux, sans flamme, sur la nature entière, qui lui appartenait. O humains, vous êtes les enfants terribles; mais, je vous en supplie, Ă©pargnons cette grande existence, qui n'a pas encore fini de cuver la liqueur immonde, et, n'ayant pas conservĂ© assez de force pour se tenir droite, est retombĂ©e, lourdement, sur cette roche, où elle s'est assise, comme un voyageur. Faites attention Ă  ce mendiant qui passe; il a vu que le derviche tendait un bras affamĂ©, et, sans savoir Ă  qui il faisait l'aumĂ´ne, il a jetĂ© un morceau de pain dans cette main qui implore la misĂ©ricorde. Le CrĂ©ateur lui a exprimĂ© sa reconnaissance par un mouvement de tête. Oh! vous ne saurez jamais comme de tenir constamment les rênes de l'univers devient une chose difficile! Le sang monte quelquefois Ă  la tête, quand on s'applique Ă  tirer du nĂ©ant une dernière comète, avec une nouvelle race d'esprits. L'intelligence, trop remuĂ©e de fond en comble, se retire comme un vaincu, et peut tomber, une fois dans la vie, dans les Ă©garements dont vous avez Ă©tĂ© tĂ©moins!


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Une lanterne rouge, drapeau du vice, suspendue Ă  l'extrĂ©mitĂ© d'une tringle, balançait sa carcasse au fouet des quatre vents, au-dessus d'une porte massive et vermoulue. Un corridor sale, qui sentait la cuisse humaine, donnait sur un prĂ©au, où cherchaient leur pâture des coqs et des poules, plus maigres que leurs ailes. Sur la muraille qui servait d'enceinte au prĂ©au, et situĂ©e du cĂ´tĂ© de l'ouest, Ă©taient situĂ©es d'Ă©troites ouvertures, fermĂ©es par un guichet grillĂ©. La mousse recouvrait ce corps de logis, qui, sans doute, avait Ă©tĂ© un couvent et servait, Ă  l'heure actuelle, avec le reste du bâtiment, comme demeure de toutes ces femmes qui montraient chaque jour, Ă  ceux qui entraient, l'intĂ©rieur de leur vagin, en Ă©change d'un peu d'or. J'Ă©tais sur un pont, dont les piles plongeaient dans l'eau fangeuse d'un fossĂ© de ceinture. De sa surface Ă©levĂ©e, je contemplais dans cette campagne cette construction penchĂ©e sur sa vieillesse et les moindres dĂ©tails de son architecture intĂ©rieure. Quelquefois, la grille d'un guichet s'Ă©levait sur elle-même en grinçant, comme par l'impulsion ascendante d'une main qui violentait la nature du fer: un homme prĂ©sentait sa tête Ă  l'ouverture dĂ©gagĂ©e Ă  moitiĂ©, avançait ses Ă©paules, sur lesquelles tombait le plâtre Ă©caillĂ©, faisait suivre, dans cette extraction laborieuse, son corps couvert de toiles d'araignĂ©es. Mettant ses mains, ainsi qu'une couronne, sur les immondices de toutes sortes qui pressaient le sol de leur poids, tandis qu'il avait encore la jambe engagĂ©e dans les torsions de la grille, il reprenait ainsi sa posture naturelle, allait tremper ses mains dans un baquet boiteux, dont l'eau savonnĂ©e avait vu s'Ă©lever, tomber des gĂ©nĂ©rations entières, et s'Ă©loignait ensuite, le plus vite possible, de ces ruelles faubouriennes, pour aller respirer l'air pur vers le centre de la ville. Lorsque le client Ă©tait sorti, une femme toute nue se portait au dehors, de la même manière, et se dirigeait vers le même baquet. Alors, les coqs et les poules accouraient en foule des divers points du prĂ©au, attirĂ©s par l'odeur sĂ©minale, la renversaient par terre, malgrĂ© ses efforts vigoureux, trĂ©pignaient la surface de son corps comme un fumier et dĂ©chiquetaient, Ă  coups de bec, jusqu'Ă  ce qu'il sortĂ®t du sang, les lèvres flasques de son vagin gonflĂ©. Les poules et les coqs, avec leur gosier rassasiĂ©, retournaient gratter l'herbe du prĂ©au; la femme, devenue propre, se relevait, tremblante, couverte de blessures, comme lorsqu'on s'Ă©veille après un cauchemar. Elle laissait tomber le torchon qu'elle avait apportĂ© pour essuyer ses jambes; n'ayant plus besoin du baquet commun, elle retournait dans sa tanière, comme elle en Ă©tait sortie, pour attendre une autre pratique. À ce spectacle, moi, aussi, je voulus pĂ©nĂ©trer dans cette maison! J'allais descendre du pont, quand je vis, sur l'entablement d'un pilier, cette inscription, en caractères hĂ©breux: "Vous, qui passez sur ce pont, n'y allez pas. Le crime y sĂ©journe avec le vice; un jour, ses amis attendirent en vain un jeune homme qui avait franchi la porte fatale." La curiositĂ© l'emporta sur la crainte; au bout de quelques instants, j'arrivai devant un guichet, dont la grille possĂ©dait de solides barreaux, qui s'entre-croisaient Ă©troitement. Je voulus regarder dans l'intĂ©rieur, Ă  travers ce tamis Ă©pais. D'abord, je ne pus rien voir; mais, je ne tardai pas Ă  distinguer les objets qui Ă©taient dans la chambre obscure, grâce aux rayons du soleil qui diminuait sa lumière et allait bientĂ´t disparaĂ®tre Ă  l'horizon. La première et la seule chose qui frappa ma vue fut un bâton blond, composĂ© de cornets, s'enfonçant les uns dans les autres. Ce bâton se mouvait! Il marchait dans la chambre! Ses secousses Ă©taient si fortes, que le plancher chancelait; avec ses deux bouts, il faisait des brèches Ă©normes dans la muraille et paraissait un bĂ©lier qu'on Ă©branle contre la porte d'une ville assiĂ©gĂ©e. Ses efforts Ă©taient inutiles; les murs Ă©taient construits avec de la pierre de taille, et, quand il choquait la paroi, je le voyais se recourber en lame d'acier et rebondir comme une balle Ă©lastique. Ce bâton n'Ă©tait donc pas fait en bois! Je remarquai, ensuite, qu'il se roulait et se dĂ©roulait avec facilitĂ© comme une anguille. Quoique haut comme un homme, il ne se tenait pas droit. Quelquefois, il l'essayait, et montrait un de ses bouts, devant le grillage du guichet. Il faisait des bonds impĂ©tueux, retombait Ă  terre et ne pouvait dĂ©foncer l'obstacle. Je me mis Ă  le regarder de plus en plus attentivement et je vis que c'Ă©tait un cheveu! Après une grande lutte, avec la matière qui l'entourait comme une prison, il alla s'appuyer sur le lit qui Ă©tait dans cette chambre, la racine reposant sur un tapis et la pointe adossĂ©e au chevet. Après quelques instants de silence, pendant lesquels j'entendis des sanglots entrecoupĂ©s, il Ă©leva la voix et parla ainsi: "Mon maĂ®tre m'a oubliĂ© dans cette chambre; il ne vient pas me chercher. Il s'est levĂ© de ce lit, où je suis appuyĂ©, il a peignĂ© sa chevelure parfumĂ©e et n'a pas songĂ© qu'auparavant j'Ă©tais tombĂ© Ă  terre. Cependant, s'il m'avait ramassĂ©, je n'aurais pas trouvĂ© Ă©tonnant cet acte de simple justice. Il m'abandonne, dans cette chambre claquemurĂ©e, après s'être enveloppĂ© dans les bras d'une femme. Et quelle femme! Les draps sont encore moites de leur contact attiĂ©di et portent, dans leur dĂ©sordre, l'empreinte d'une nuit passĂ©e dans l'amour..." Et je me demandais qui pouvait être son maĂ®tre! Et mon oeil se recollait Ă  la grille avec plus d'Ă©nergie!... "Pendant que la nature entière sommeillait dans sa chastetĂ©, lui, il s'est accouplĂ© avec une femme dĂ©gradĂ©e, dans des embrassements lascifs et impurs. Il s'est abaissĂ© jusqu'Ă  laisser approcher, de sa face auguste, des joues mĂ©prisables par leur impudence habituelle, flĂ©tries dans leur sève. Il ne rougissait pas, mais, moi, je rougissais pour lui. Il est certain qu'il se sentait heureux de dormir avec une telle Ă©pouse d'une nuit. La femme, Ă©tonnĂ©e de l'aspect majestueux de cet hĂ´te, semblait Ă©prouver des voluptĂ©s incomparables, lui embrassait le cou avec frĂ©nĂ©sie." Et je me demandais qui pouvait être son maĂ®tre! Et mon oeil se recollait Ă  la grille avec plus d'Ă©nergie!... "Moi, pendant ce temps, je sentais des pustules envenimĂ©es qui croissaient plus nombreuses, en raison de son ardeur inaccoutumĂ©e pour les jouissances de la chair, entourer ma racine de leur fiel mortel, absorber, avec leurs ventouses, la substance gĂ©nĂ©ratrice de ma vie. Plus ils s'oubliaient, dans leurs mouvements insensĂ©s, plus je sentais mes forces dĂ©croĂ®tre. Au moment où les dĂ©sirs corporels atteignaient au paroxysme de la fureur, je sentis que ma racine s'affaissait sur elle-même, comme un soldat blessĂ© par une balle. Le flambeau de la vie s'est Ă©teint en moi, je me dĂ©tachai, de sa tête illustre, comme une branche morte; je tombai Ă  terre, sans courage, sans force, sans vitalitĂ©; mais, avec une profonde pitiĂ© pour celui auquel j'appartenais: mais, avec une Ă©ternelle douleur pour son Ă©garement volontaire!..." Et je me demandais qui pouvait être son maĂ®tre! Et mon oeil se recollait Ă  la grille avec plus d'Ă©nergie!... "S'il avait, au moins, entourĂ© de son âme le sein innocent d'une vierge. Elle aurait Ă©tĂ© plus digne de lui et la dĂ©gradation aurait Ă©tĂ© moins grande. Il embrasse, avec ses lèvres, ce front couvert de boue, sur lequel les hommes ont marchĂ© avec le talon, plein de poussière!... Il aspire, avec des narines effrontĂ©es, les Ă©manations de ces deux aisselles humides!... J'ai vu la membrane des dernières se contracter de honte, pendant que, de leur cĂ´tĂ©, les narines se refusaient Ă  cette respiration infâme. Mais lui, ni elle, ne faisaient aucune attention aux avertissements solennels des aisselles, Ă  la rĂ©pulsion morne et blême des narines. Elle levait davantage ses bras, et lui, avec une poussĂ©e plus forte, enfonçait son visage dans leur creux. J'Ă©tais obligĂ© d'être le spectateur de ce dĂ©hanchement inouï, d'assister Ă  l'alliage forcĂ© de ces deux êtres, dont un abĂ®me incommensurable sĂ©parait les natures diverses..." Et je me demandais qui pouvait être son maĂ®tre! Et mon oeil se recollait Ă  la grille avec plus d'Ă©nergie!... "Quand il fut rassasiĂ© de respirer cette femme, il lui pardonna et prĂ©fĂ©ra faire souffrir un être de son sexe. Il appela, dans la cellule voisine, un jeune homme qui Ă©tait venu dans cette maison pour passer quelques moments d'insouciance avec une de ces femmes, et lui enjoignit de venir se placer Ă  un pas de ses yeux. Il y avait longtemps que je gisais sur le sol. N'ayant pas la force de me lever sur ma racine brûlante, je ne pus voir ce qu'ils firent. Ce que je sais, c'est qu'Ă  peine le jeune homme fut Ă  portĂ©e de sa main, que des lambeaux de chair tombèrent au pied du lit et vinrent se placer Ă  mes cĂ´tĂ©s. Ils me racontaient tout bas que les griffes de mon maĂ®tre les avaient dĂ©tachĂ©s des Ă©paules de l'adolescent. Celui-ci, au bout de quelques heures, pendant lesquelles il avait luttĂ© contre une force plus grande, se leva du lit et se retira majestueusement. Il Ă©tait littĂ©ralement Ă©corchĂ© des pieds jusqu'Ă  la tête; il traĂ®nait, Ă  travers les dalles de la chambre, sa peau retournĂ©e. Il se disait que son caractère Ă©tait plein de bontĂ©; qu'il aimait Ă  croire ses semblables bons aussi; que pour cela il avait acquiescĂ© au souhait de l'Ă©tranger distinguĂ© qui l'avait appelĂ© auprès de lui, mais que, jamais, au grand jamais, il ne se serait attendu Ă  être torturĂ© par un bourreau. Par un pareil bourreau, ajoutait-il après une pause. Enfin, il se dirigea vers le guichet, qui se fendit avec pitiĂ© jusqu'au nivellement du sol, en prĂ©sence de ce corps dĂ©pourvu d'Ă©piderme. Sans abandonner sa peau, qui pouvait encore lui servir, ne serait-ce que comme manteau, il essaya de disparaĂ®tre de ce coupe-gorge; une fois Ă©loignĂ© de la chambre, je ne pus voir s'il avait eu la force de regagner la porte de sortie. Oh! Comme les poules et les coqs s'Ă©loignaient avec respect, malgrĂ© leur faim, de cette longue traĂ®nĂ©e de sang, sur la terre imbibĂ©e!" Et je me demandais qui pouvait être son maĂ®tre! Et mes yeux se recollaient Ă  la grille avec plus d'Ă©nergie!... "Alors, celui qui aurait dû penser davantage Ă  sa dignitĂ© et Ă  sa justice, se releva, pĂ©niblement, sur son coude fatiguĂ©. Seul, sombre, dĂ©goûtĂ© et hideux!... Il s'habilla lentement. Les nonnes, ensevelies depuis des siècles dans les catacombes du couvent, après avoir Ă©tĂ© rĂ©veillĂ©es en sursaut par les bruits de cette nuit horrible, qui s'entre-choquaient entre eux dans une cellule situĂ©e au-dessus des caveaux, se prirent par la main, et vinrent former une ronde funèbre au-dessus de lui. Pendant qu'il recherchait les dĂ©combres de son ancienne splendeur; qu'il lavait ses mains avec du crachat en les essuyant ensuite sur ses cheveux (il valait mieux les laver avec du crachat, que de ne pas les laver du tout, après le temps d'une nuit entière passĂ©e dans le vice et le crime), elles entonnèrent les prières lamentables pour les morts, quand quelqu'un est descendu dans la tombe. En effet, le jeune homme ne devait pas survivre Ă  ce supplice, exercĂ© sur lui par une main divine, et ses agonies se terminèrent pendant le chant des nonnes..." Je me rappelait l'inscription du pilier; je compris ce qu'Ă©tait devenu le rêveur pubère que ses amis attendaient encore chaque jour depuis le moment de sa disparition... Et je me demandais qui pouvait être son maĂ®tre! Et mes yeux se recollaient Ă  la grille avec plus d'Ă©nergie!... "Les murailles s'Ă©cartèrent pour le laisser passer; les nonnes, le voyant prendre son essor, dans les airs, avec des ailes qu'il avait cachĂ©es jusque-lĂ  dans sa robe d'Ă©meraude, se replacèrent en silence dessous le couvercle de la tombe. Il est parti dans sa demeure cĂ©leste, en me laissant ici; cela n'est pas juste. Les autres cheveux sont restĂ©s sur sa tête; et, moi, je gis, dans cette chambre lugubre, sur le parquet couvert de sang caillĂ©, de lambeaux de viande sèche; cette chambre est devenue damnĂ©e, depuis qu'il s'y est introduit; personne n'y entre; cependant, j'y suis enfermĂ©. C'en est donc fait! Je ne verrai plus les lĂ©gions des anges marcher en phalanges Ă©paisses, ni les astres se promener dans les jardins de l'harmonie. Eh bien, soit... je saurai supporter mon malheur avec rĂ©signation. Mais, je ne manquerai pas de dire aux hommes ce qui s'est passĂ© dans cette cellule. Je leur donnerai la permission de rejeter leur dignitĂ©, comme un vêtement inutile, puisqu'ils ont l'exemple de mon maĂ®tre; je leur conseillerai de sucer la verge du crime, puisqu'un autre l'a dĂ©jĂ  fait..." Le cheveu se tut... Et je me demandais qui pouvait être son maĂ®tre! Et mes yeux se recollaient Ă  la grille avec plus d'Ă©nergie!... AussitĂ´t le tonnerre Ă©clata; une lueur phosphorique pĂ©nĂ©tra dans la chambre. Je reculai, malgrĂ© moi, par je ne sais quel instinct d'avertissement; quoique je fusse Ă©loignĂ© du guichet, j'entendis une autre voix, mais, celle-ci, rampante et douce, de crainte de se faire entendre: "Ne fais pas de pareils bonds! Tais-toi...tais-toi... si quelqu'un t'entendait! je te replacerai parmi les autres cheveux; mais, laisse d'abord le soleil se coucher Ă  l'horizon, afin que la nuit recouvre tes pas...je ne t'ai pas oubliĂ©; mais, on t'aurait vu sortir, et j'aurais Ă©tĂ© compromis. Oh! si tu savais comme j'ai souffert depuis ce moment! Revenu au ciel, mes archanges m'ont entourĂ© avec curiositĂ©; ils n'ont pas voulu me demander le motif de mon absence. Eux, qui n'avaient jamais osĂ© Ă©lever leur vue sur moi, jetaient, s'efforçant de deviner l'Ă©nigme, des regards stupĂ©faits sur ma face abattue, quoiqu'ils n'aperçussent pas le fond de ce mystère, et se communiquaient tout bas des pensĂ©es qui redoutaient en moi quelque changement inaccoutumĂ©. Ils pleuraient des larmes silencieuses; ils sentaient vaguement que je n'Ă©tais plus le même, devenu infĂ©rieur Ă  mon identitĂ©. Ils auraient voulu connaĂ®tre quelle funeste rĂ©solution m'avait fait franchir les frontières du ciel, pour venir m'abattre sur la terre, et goûter des voluptĂ©s Ă©phĂ©mères, qu'eux-mêmes mĂ©prisent profondĂ©ment. Ils remarquèrent sur mon front une goutte de sperme, une goutte de sang. La première avait jailli des cuisses de la courtisane! La deuxième s'Ă©tait Ă©lancĂ©e des cuisses du martyr! Stigmates odieux! Rosaces inĂ©branlables! Mes archanges ont retrouvĂ©, pendus aux halliers de l'espace, les dĂ©bris flamboyants de ma tunique d'opale, qui flottaient sur les peuples bĂ©ants. Ils n'ont pas pu la reconstruire, et mon corps reste nu devant leur innocence; châtiment mĂ©morable de la vertu abandonnĂ©e. Vois les sillons qui se sont tracĂ© un lit sur mes joues dĂ©colorĂ©es: c'est la goutte de sperme et la goutte de sang, qui filtrent lentement le long de mes rides sèches. ArrivĂ©es Ă  la lèvre supĂ©rieure, elles font un effort immense, et pĂ©nètrent dans le sanctuaire de ma bouche, attirĂ©es, comme un aimant, par le gosier irrĂ©sistible. Elles m'Ă©touffent, ces deux gouttes implacables. Moi, jusqu'ici, je m'Ă©tais cru le Tout-Puissant; mais, non; je dois baisser le cou devant le remords qui me crie: "Tu n'es qu'un misĂ©rable!" Ne fais pas de pareils bonds! Tais-toi... tais-toi...si quelqu'un t'entendait! je te replacerai parmi les autres cheveux; mais, laisse d'abord le soleil se coucher Ă  l'horizon, afin que la nuit couvre tes pas... J'ai vu Satan, le grand ennemi, redresser les enchevêtrements osseux de la charpente, au-dessus de son engourdissement de larve, et, debout, triomphant, sublime, haranguer ses troupes rassemblĂ©es; comme je le mĂ©rite, me tourner en dĂ©rision. Il a dit qu'il s'Ă©tonnait beaucoup que son orgueilleux rival, pris en flagrant dĂ©lit par le succès, enfin rĂ©alisĂ©, d'un espionnage perpĂ©tuel, pût ainsi s'abaisser jusqu'Ă  baiser la robe de la dĂ©chĂ©ance humaine, par un voyage de long cours Ă  travers les rĂ©cifs de l'Ă©ther, et faire pĂ©rir, dans les souffrances, un membre de l'humanitĂ©. Il a dit que ce jeune homme, broyĂ© dans l'engrenage de mes supplices raffinĂ©s, aurait peut-être pu devenir une intelligence de gĂ©nie; consoler les hommes, sur cette terre, par des chants admirables de poĂ©sie, de courage, contre les coups de l'infortune. Il a dit que les nonnes du couvent-lupanar ne retrouvent plus leur sommeil; rĂ´dent dans le prĂ©au, gesticulant comme des automates, Ă©crasant avec le pied les renoncules et les lilas; devenues folles d'indignation, mais, non assez, pour ne pas se rappeler la cause qui engendra cette maladie, dans leur cerveau... (Les voici qui s'avancent, revêtues de leur linceul blanc; elles ne se parlent pas; elles se tiennent par la main. Leurs cheveux tombent en dĂ©sordre sur leurs Ă©paules nues; un bouquet de fleurs noires est penchĂ© sur leur sein. Nonnes, retournez dans vos caveaux; la nuit n'est pas encore complètement arrivĂ©e; ce n'est que le crĂ©puscule du soir... O cheveu, tu le vois toi-même; de tous les cĂ´tĂ©s, je suis assailli par le sentiment dĂ©chaĂ®nĂ© de ma dĂ©pravation!) Il a dit que le CrĂ©ateur, qui se vante d'être la Providence de tout ce qui existe, s'est conduit avec beaucoup de lĂ©gèretĂ©, pour ne pas dire plus, en offrant un pareil spectacle aux mondes Ă©toilĂ©s; car, il a affirmĂ© clairement le dessein qu'il avait d'aller rapporter dans les planètes orbiculaires comment je maintiens, par mon propre exemple, la vertu et la bontĂ© dans la vastitude de mes royaumes. Il a dit que la grande estime, qu'il avait pour un ennemi si noble, s'Ă©tait envolĂ©e de son imagination, et qu'il prĂ©fĂ©rait porter la main sur le sein d'une jeune fille, quoique cela soit un acte de mĂ©chancetĂ© exĂ©crable, que de cracher sur ma figure, recouverte de trois couches de sang et de sperme mêlĂ©s, afin de ne pas salir son crachat baveux. Il a dit qu'il se croyait, Ă  juste titre, supĂ©rieur Ă  moi, non par le vice, mais par la vertu et la pudeur; non par le crime, mais par la justice. Il a dit qu'il fallait m'attacher Ă  une claie, Ă  cause de mes fautes innombrables; me faire brûler Ă  petit feu dans un brasier ardent, pour me jeter ensuite dans la mer, si toutefois la mer voudrait me recevoir. Que puisque je me vantais d'être juste, moi, qui l'avais condamnĂ© aux peines Ă©ternelles pour une rĂ©volte lĂ©gère qui n'avait pas eu de suites graves, je devais donc faire justice sĂ©vère sur moi-même, et juger impartialement ma conscience, chargĂ©e d'iniquitĂ©s... Ne fais pas de pareils bonds! Tais-toi... tais-toi... si quelqu'un t'entendait! je te replacerai parmi les autres cheveux; mais, laisse d'abord le soleil se coucher Ă  l'horizon, afin que la nuit couvre tes pas." Il s'arrêta un instant; quoique je ne le visse point, je compris, par ce temps d'arrêt nĂ©cessaire, que la houle de l'Ă©motion soulevait sa poitrine, comme un cyclone giratoire soulève une famille de baleines. Poitrine divine, souillĂ©e, un jour, par l'amer contact des tĂ©tons d'une femme sans pudeur! Ă‚me royale, livrĂ©e, dans un moment d'oubli, au crabe de la dĂ©bauche, au poulpe de la faiblesse de caractère, au requin de l'abjection individuelle, au boa de la morale absente, et au colimaçon monstrueux de l'idiotisme! Le cheveu et son maĂ®tre s'embrassèrent Ă©troitement, comme deux amis qui se revoient après une longue absence. Le CrĂ©ateur continua, accusĂ© reparaissant devant son propre tribunal: "Et les hommes, que penseront-ils de moi, dont ils avaient une opinion si Ă©levĂ©e, quand ils apprendront les errements de ma conduite, la marche hĂ©sitante de ma sandale, dans les labyrinthes boueux de la matière, et la direction de ma route tĂ©nĂ©breuse Ă  travers les eaux stagnantes et les humides joncs de la mare où, recouvert de brouillards, bleuit et mugit le crime, Ă  la patte sombre!... Je m'aperçois qu'il faut que je travaille beaucoup Ă  ma rĂ©habilitation, dans l'avenir, afin de conquĂ©rir leur estimĂ©. Je suis le Grand-Tout; et cependant, par un cĂ´tĂ©, je reste infĂ©rieur aux hommes, que j'ai crĂ©Ă©s avec un peu de sable! Raconte-leur un mensonge audacieux, et dis leur que je ne suis jamais sorti du ciel, constamment enfermĂ©, avec les soucis du trĂ´ne, entre les marbres, les statues et les mosaïques de mes palais. Je me suis prĂ©sentĂ© devant les cĂ©lestes fils de l'humanitĂ©; je leur ai dit: "Chassez le mal de vos chaumières, et laissez entrer au foyer le manteau du bien. Celui qui portera la main sur un de ses semblables, en lui faisant au sein une blessure mortelle, avec le fer homicide, qu'il n'espère point les effets de ma misĂ©ricorde, et qu'il redoute les balances de la justice. Il ira cacher sa tristesse dans les bois; mais, le bruissement des feuilles Ă  travers les clairières, chantera Ă  ses oreilles la ballade du remords; et il s'enfuira de ces parages, piquĂ© Ă  la hanche par le buisson, le houx et le chardon bleu, ses pas rapides entrelacĂ©s par la souplesse des lianes et les morsures des scorpions. Il se dirigera vers les galets de la plage; mais, la marĂ©e montante, avec ses embruns et son approche dangereuse, lui raconteront qu'ils n'ignorent pas son passĂ©; et il prĂ©cipitera sa course aveugle vers le couronnement de la falaise, tandis que les vents stridents d'Ă©quinoxe, en s'enfonçant dans les grottes naturelles du golfe et les carrières pratiquĂ©es sous la muraille des roches retentissants, beugleront comme les troupeaux immenses des buffles des pampas. Les phares de la cĂ´te le poursuivront, jusqu'aux limites du septentrion, de leurs reflets sarcastiques, et les feux follets des maremmes, simples vapeurs en combustion, dans leurs danses fantastiques, feront frissonner les poils de ses pores, et verdir l'iris de ses yeux. Que la pudeur se plaise dans vos cabanes, et soit en sûretĂ© Ă  l'ombre de vos champs. C'est ainsi que vos fils deviendront beaux, et s'inclineront devant leurs parents avec reconnaissance; sinon, malingres, et rabougris comme le parchemin des bibliothèques, ils s'avanceront Ă  grands pas, conduits par la rĂ©volte, contre le jour de leur naissance et le clitoris de leur mère impure." Comment les hommes voudront-ils obĂ©ir Ă  ces lois sĂ©vères, si le lĂ©gislateur lui-même se refuse le premier Ă  s'y astreindre?... Et ma honte est immense comme l'Ă©ternitĂ©!" J'entendis le cheveu qui lui pardonnait, avec humilitĂ©, sa sĂ©questration, puisque son maĂ®tre avait agi par prudence et non par lĂ©gèretĂ©; et le pâle dernier rayon de soleil qui Ă©clairait mes paupières se retira des ravins de la montagne. TournĂ© vers lui, je le vis se replier ainsi qu'un linceul... Ne fais pas de pareils bonds! Tais-toi... tais-toi... si quelqu'un t'entendait! Il te replacera parmi les autres cheveux. Et, maintenant que le soleil est couchĂ© Ă  l'horizon, vieillard cynique et cheveux doux, rampez, tous les deux, vers l'Ă©loignement du lupanar, pendant que la nuit, Ă©tendant son ombre sur le couvent, couvre l'allongement de vos pas furtifs dans la plaine... Alors, le pou, sortant subitement de derrière un promontoire, me dit, en hĂ©rissant ses griffes: "Que penses-tu de cela?" Mais, moi, je ne voulus pas lui rĂ©pliquer. Je me retirai, et j'arrivai sur le pont. J'effaçai l'inscription primordiale, je la remplaçai par celle-ci: "Il est douloureux de garder, comme un poignard, un tel secret dans son coeur; mais, je jure de ne jamais rĂ©vĂ©ler ce dont j'ai Ă©tĂ© tĂ©moin, quand je pĂ©nĂ©trai, pour la première fois, dans ce donjon terrible." Je jetai, par dessus le parapet, le canif qui m'avait servi Ă  graver les lettres; et, faisant quelques rapides rĂ©flexions sur le caractère du CrĂ©ateur en enfance, qui devait encore, hĂ©las! pendant bien de temps, faire souffrir l'humanitĂ© (l'Ă©ternitĂ© est longue), soit par les cruautĂ©s exercĂ©es, soit par le spectacle ignoble des chancres qu'occasionne un grand vice, je fermai les yeux, comme un homme ivre, Ă  la pensĂ©e d'avoir un tel être pour ennemi, et je repris, avec tristesse, mon chemin, Ă  travers les dĂ©dales des rues.



Fin du troisième chant



Chant quatrième



C'est un homme ou une pierre ou un arbre qui va commencer le quatrième chant. Quand le pied glisse sur une grenouille, l'on sent une sensation de dĂ©goût; mais, quand on effleure, Ă  peine, le corps humain avec la main, la peau des doigts se fend, comme les Ă©cailles d'un bloc de mica qu'on brise Ă  coup de marteau; et, de même que le coeur d'un requin, mort depuis une heure, palpite encore, sur le pont, avec une vitalitĂ© tenace, ainsi nos entrailles se remuent de fond en comble, longtemps après l'attouchement. Tant l'homme inspire de l'horreur Ă  son propre semblable! Peut-être que, lorsque j'avance cela, je me trompe; mais, peut-être qu'aussi je dis vrai. Je connais, je conçois une maladie plus terrible que les yeux gonflĂ©s par les longues mĂ©ditations sur le caractère Ă©trange de l'homme: mais, je la cherche encore... et je n'ai pas pu la trouver! Je ne me crois pas moins intelligent qu'un autre, et, cependant, qui oserait affirmer que j'ai rĂ©ussi dans mes investigations? Quel mensonge sortirait de sa bouche! Le temple antique de Denderah est situĂ© Ă  une heure et demie de la rive gauche du Nil. Aujourd'hui, des phalanges innombrables de guêpes se sont emparĂ©es des rigoles et des corniches. Elles voltigent autour des colonnes, comme les ondes Ă©paisses d'une chevelure noire. Seuls habitants du froid portique, ils gardent l'entrĂ©e des vestibules, comme un droit hĂ©rĂ©ditaire. Je compare le bourdonnement de leurs ailes mĂ©talliques, au choc incessant des glaçons, prĂ©cipitĂ©s les uns contre les autres, pendant la dĂ©bâcle des mers polaires. Mais, si je considère la conduite de celui auquel la providence donna le trĂ´ne sur cette terre, les trois ailerons de ma douleur font entendre un plus grand murmure! Quand une comète, pendant la nuit, apparaĂ®t subitement dans une rĂ©gion du ciel, après quatre-vingts ans d'absence, elle montre aux habitants terrestres et aux grillons sa queue brillante et vaporeuse. Sans doute, elle n'a pas conscience de ce long voyage; il n'en est pas ainsi de moi: accoudĂ© sur le chevet de mon lit, pendant que les dentelures d'un horizon aride et morne s'Ă©lèvent en vigueur sur le fond de mon âme, je m'absorbe dans les rêves de la compassion et je rougis pour l'homme! CoupĂ© en deux par la bise, le matelot, après avoir fait son quart de nuit, s'empresse de regagner son hamac: pourquoi cette consolation ne m'est-elle pas offerte? L'idĂ©e que je suis tombĂ©, volontairement, aussi bas que mes semblables, et que j'ai le droit moins qu'un autre de prononcer des plaintes, sur notre sort, qui reste enchaĂ®nĂ© Ă  la croûte durcie d'une planète, et sur l'essence de notre âme perverse, me pĂ©nètre comme un clou de forge. On a vu des explosions de feu grisou anĂ©antir des familles entières; mais, elles connurent l'agonie peu de temps, parce que la mort est presque subite, au milieu des dĂ©combres et des gaz dĂ©lĂ©tères: moi... j'existe toujours comme le basalte! Au milieu, comme au commencement de la vie, les anges se ressemblent Ă  eux-mêmes: n'y a-t-il pas longtemps que je ne me ressemble plus! L'homme et moi, claquemurĂ©s dans les limites de notre intelligence, comme souvent un lac dans une ceinture d'Ă®les de corail, au lieu d'unir nos forces respectives pour nous dĂ©fendre contre le hasard et l'infortune, nous nous Ă©cartons, avec le tremblement de la haine, en prenant deux routes opposĂ©es, comme si nous nous Ă©tions rĂ©ciproquement blessĂ©s avec la pointe d'une dague! On dirait que l'un comprend le mĂ©pris qu'il inspire Ă  l'autre; poussĂ©s par le mobile d'une dignitĂ© relative, nous nous empressons de ne pas induire en erreur notre adversaire; chacun reste de son cĂ´tĂ© et n'ignore pas que la paix proclamĂ©e serait impossible Ă  conserver. Eh bien soit! que ma guerre contre l'homme s'Ă©ternise, puisque chacun reconnaĂ®t dans l'autre sa propre dĂ©gradation... puisque les deux sont ennemis mortels. Que je doive remporter une victoire dĂ©sastreuse ou succomber, le combat sera beau: moi, seul, contre l'humanitĂ©. Je ne me servirai pas d'armes construites avec le bois ou le fer; je repousserai du pied les couches de minĂ©raux extraites de la terre: la sonoritĂ© puissante et sĂ©raphique de la harpe deviendra, sous mes doigts, un talisman redoutable. Dans plus d'une embuscade, l'homme, ce singe sublime, a dĂ©jĂ  percĂ© ma poitrine de sa lance de porphyre: un soldat ne montre pas ses blessures, pour si glorieuses qu'elles soient. Cette guerre terrible jettera la douleur dans les deux partis: deux amis qui cherchent obstinĂ©ment Ă  se dĂ©truire, quel drame!


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Deux piliers, qu'il n'Ă©tait pas difficile et encore impossible de prendre pour des baobabs, s'apercevaient dans la vallĂ©e, plus grands que deux Ă©pingles. En effet, c'Ă©taient deux tours Ă©normes. Et, quoique deux baobabs, au premier coup d'oeil, ne ressemblent pas Ă  deux Ă©pingles, ni même Ă  deux tours, cependant, en employant habilement les ficelles de la prudence, on peut affirmer, sans crainte d'avoir tort (car, si cette affirmation Ă©tait accompagnĂ©e d'une seule parcelle de crainte, ce ne serait plus une affirmation; quoiqu'un même nom exprime ces deux phĂ©nomènes de l'âme qui prĂ©sentent des caractères assez tranchĂ©s pour ne pas être confondus lĂ©gèrement) qu'un baobab ne diffère pas tellement d'un pilier, que la comparaison soit dĂ©fendue entre ces formes architecturales... ou gĂ©omĂ©triques... ou l'une et l'autre... ou ni l'une ni l'autre... ou plutĂ´t formes Ă©levĂ©es et massives. Je viens de le trouver, je n'ai pas la prĂ©tention de dire le contraire, les Ă©pithètes propres aux substantifs pilier et baobab: que l'on sache bien que ce n'est pas, sans une joie mêlĂ©e d'orgueil, que j'en fais la remarque Ă  ceux qui, après avoir relevĂ© leurs paupières, ont pris la très louable rĂ©solution de parcourir ces pages, pendant que la bougie brûle, si c'est la nuit, pendant que le soleil Ă©claire, si c'est encore le jour. Et encore, quand même une puissance supĂ©rieure nous ordonnerait, dans les termes le plus prĂ©cis, de rejeter, dans les abĂ®mes du chaos, la comparaison judicieuse que chacun a certainement pu savourer avec impunitĂ©, même alors, et surtout alors, que l'on ne perde pas de vue cet axiome principal, les habitudes contractĂ©es par les ans, les livres, les contacts de ses semblables, et le caractère inhĂ©rent Ă  chacun, qui se dĂ©veloppe dans une efflorescence rapide, imposeraient, Ă  l'esprit humain, l'irrĂ©parable stigmate de la rĂ©cidive, dans l'emploi criminel (criminel, en se plaçant momentanĂ©ment et spontanĂ©ment au point de vue de la puissance supĂ©rieure) d'une figure de rhĂ©torique que plusieurs mĂ©prisent, mais que beaucoup encensent. Si le lecteur trouve cette phrase trop longue, qu'il accepte mes excuses; mais, qu'il ne s'attende pas de ma part Ă  des bassesses. Je puis avouer mes fautes; mais, non, les rendre plus graves par ma lâchetĂ©. Mes raisonnements se choqueront quelquefois contre les grelots de la folie et l'apparence sĂ©rieuse de ce qui n'est en somme que grotesque (quoique, d'après certains philosophes, il soit assez difficile de distinguer le bouffon du mĂ©lancolique, la vie elle-même Ă©tant un drame comique ou une comĂ©die dramatique); cependant, il est permis Ă  chacun de tuer des mouches et même des rhinocĂ©ros, afin de se reposer de temps en temps d'un travail trop escarpĂ©. Pour tuer des mouches, voici la manière la plus expĂ©ditive, quoique ce ne soit pas la meilleure: on les Ă©crase entre les deux premiers doigts de la main. La plupart des Ă©crivains qui ont traitĂ© de sujet Ă  fond ont calculĂ©, avec beaucoup de vraisemblance, qu'il est prĂ©fĂ©rable, dans plusieurs cas, de leur couper la tête. Si quelqu'un me reproche de parler d'Ă©pingles, comme d'un sujet radicalement frivole, qu'il remarque, sans parti pris, que les plus grands effets ont Ă©tĂ© souvent produits par les plus petites causes. Et, pour ne pas m'Ă©loigner davantage du cadre de cette feuille de papier, ne voit-on pas que le laborieux morceau de littĂ©rature que je suis Ă  composer, depuis le commencement de cette strophe, serait peut-être moins goûtĂ©, s'il prenait son point d'appui dans une question Ă©pineuse de chimie ou de pathologie interne? Au reste, tous les goûts sont dans la nature; et, quand au commencement j'ai comparĂ© les piliers aux Ă©pingles avec tant de justesse (certes, je ne croyais pas qu'on viendrait, un jour, me le reprocher), je me suis basĂ© sur les lois de l'optique, qui ont Ă©tabli que, plus le rayon visuel est Ă©loignĂ© d'un objet, plus l'image se reflète Ă  diminution dans la rĂ©tine.

C'est ainsi que ce que l'inclination de notre esprit Ă  la farce prend pour un misĂ©rable coup d'esprit, n'est, la plupart du temps, dans la pensĂ©e de l'auteur, qu'une vĂ©ritĂ© importante, proclamĂ©e avec majestĂ©! Oh! ce philosophe insensĂ© qui Ă©clata de rire, en voyant un âne manger une figue! Je n'invente rien: les livres antiques ont racontĂ©, avec les plus amples dĂ©tails, ce volontaire et honteux dĂ©pouillement de la noblesse humaine. Moi, je ne sais pas rire. Je n'ai jamais pu rire, quoique plusieurs fois j'aie essayĂ© de le faire. C'est très difficile d'apprendre Ă  rire. Ou, plutĂ´t, je crois qu'un sentiment de rĂ©pugnance Ă  cette monstruositĂ© forme une marque essentielle de mon caractère. Eh bien, j'ai Ă©tĂ© tĂ©moin de quelque chose de plus fort: j'ai vu une figue manger un âne! Et, cependant, je n'ai pas ri; franchement, aucune partie buccale n'a remuĂ©. Le besoin de pleurer s'empara de moi si fortement, que mes yeux laissèrent tomber une larme. "Nature! nature! m'Ă©criai-je en sanglotant, l'Ă©pervier dĂ©chire le moineau, la figue mange l'âne et le tĂ©nia dĂ©vore l'homme!" Sans prendre la rĂ©solution d'aller plus loin, je me demande moi-même si j'ai parlĂ© de la manière dont on tue les mouches. Oui, n'est-ce pas? Il n'en est pas moins vrai que je n'avais pas parlĂ©e de la destruction des rhinocĂ©ros! Si certains amis me prĂ©tendaient le contraire, je ne les Ă©couterais pas, et je me rappellerais que la louange et la flatterie sont deux grandes pierres d'achoppement. Cependant, afin de contenter ma conscience autant que possible, je ne puis m'empêcher de faire remarquer que cette dissertation sur le rhinocĂ©ros m'entraĂ®nerait hors de la patience et du sang-froid, et, de son cĂ´tĂ©, dĂ©couragerait probablement (ayons, même, la hardiesse de dire certainement) les gĂ©nĂ©rations prĂ©sentes. N'avoir pas parlĂ© du rhinocĂ©ros après la mouche! Au moins, pour cette excuse passable, aurai-je dû mentionner avec promptitude (et je ne l'ai pas fait!) cette omission non prĂ©mĂ©ditĂ©e, qui n'Ă©tonnera pas ceux qui ont Ă©tudiĂ© Ă  fond les contradictions rĂ©elles et inexplicables qui habitent les lobes du cerveau humain. Rien n'est indigne pour une intelligence grande et simple: le moindre phĂ©nomène de la nature, s'il y a mystère en lui, deviendra, pour le sage, inĂ©puisable matière Ă  rĂ©flexion. Si quelqu'un voit un âne manger une figue ou une figue manger un âne (ces deux circonstances ne se prĂ©sentent pas souvent, Ă  moins que ce ne soit en poĂ©sie), soyez certain qu'après avoir rĂ©flĂ©chi deux ou trois minutes, pour savoir quelle conduite prendre, il abandonnera le sentier de la vertu et se mettra Ă  rire comme un coq! Encore, n'est-il pas exactement prouvĂ© que les coqs ouvrent exprès leur bec pour imiter l'homme et faire une grimace tourmentĂ©e. J'appelle grimace dans les oiseaux ce qui porte le même nom dans l'humanitĂ©! Le coq ne sort pas de sa nature, moins par incapacitĂ©, que par orgueil. Apprenez-leur Ă  lire, ils se rĂ©voltent. Ce n'est pas un perroquet, qui s'extasierait ainsi devant sa faiblesse, ignorante et impardonnable! Oh! avilissement exĂ©crable! comme on ressemble Ă  une chèvre quand ont rit! Le calme du front a disparu pour faire face Ă  deux Ă©normes yeux de poissons qui (n'est-ce pas dĂ©plorable?)... qui... qui se mettent Ă  briller comme des phares! Souvent, il m'arrivera d'Ă©noncer, avec solennitĂ©, les propositions les plus bouffonnes... je ne trouve pas que cela devienne un motif pĂ©remptoirement suffisant pour Ă©largir la bouche! Je ne puis m'empêcher de rire, me rĂ©pondrez-vous; j'accepte cette explication absurde, mais alors, que ce soit un rire mĂ©lancolique. Riez, mais pleurez en même temps. Si vous ne voulez pleurer par les yeux, pleurez par la bouche. Est-ce encore impossible, urinez; mais, j'avertis qu'un liquide quelconque est ici nĂ©cessaire, pour attĂ©nuer la sĂ©cheresse que porte, dans ses flancs, le rire, aux traits fendus en arrière. Quant Ă  moi, je ne me laisserai pas dĂ©contenancer par les gloussements cocasses et les beuglements originaux de ceux qui trouvent toujours quelque chose Ă  redire dans un caractère qui ne ressemble pas au leur, parce qu'il est une des innombrables modifications intellectuelles que Dieu, sans sortir d'un type primordial, crĂ©a pour gouverner les charpentes osseuses. Jusqu'Ă  nos temps, la poĂ©sie fit une route fausse; s'Ă©levant jusqu'au ciel ou rampant jusqu'Ă  terre, elle a mĂ©connu les principes de son existence, et a Ă©tĂ©, non sans raison, constamment bafouĂ©e par les honnêtes gens. Elle n'a pas Ă©tĂ© modeste... qualitĂ© la plus belle qui doive exister dans un être imparfait! Moi, je veux montrer mes qualitĂ©s; mais, je ne suis pas assez hypocrite pour cacher mes vices! Le rire, le mal, l'orgueil, la folie, paraĂ®tront, tour Ă  tour, entre la sensibilitĂ© et l'amour de la justice, et serviront d'exemple Ă  la stupĂ©faction humaine: chacun s'y reconnaĂ®tra, non pas tel qu'il devrait être, mais tel qu'il est. Et, peut-être que ce simple idĂ©al, conçu par mon imagination, surpassera, cependant, tout ce que la poĂ©sie a trouvĂ© jusqu'ici de plus grandiose et de plus sacrĂ©. Car, si je laisse mes vices transpirer dans ces pages, on ne croira que mieux aux vertus que j'y fais resplendir, et, dont je placerai l'aurĂ©ole si haut, que les plus grands gĂ©nies de l'avenir tĂ©moigneront, pour moi, une sincère reconnaissance. Ainsi, donc, l'hypocrisie sera chassĂ©e carrĂ©ment de ma demeure. Il y aura, dans mes chants, une preuve imposante de puissance, pour mĂ©priser ainsi les opinions reçues. Il chante pour lui seul, et non pas pour ses semblables. Il ne place pas la mesure de son inspiration dans la balance humaine. Libre comme la tempête, il est venu Ă©chouer, un jour, sur les plages indomptables de sa terrible volontĂ©! Il ne craint rien, si ce n'est lui-même! Dans ses combats surnaturels, il attaquera l'homme et le CrĂ©ateur, avec avantage, comme quand l'espadon enfonce son Ă©pĂ©e dans le ventre de la baleine: qu'il soit maudit, par ses enfants et par ma main dĂ©charnĂ©e, celui qui persiste Ă  ne pas comprendre les kanguroos implacables du rire et les poux audacieux de la caricature!... Deux tours Ă©normes s'apercevaient dans la vallĂ©e; je l'ai dit au commencement. En les multipliant par deux, le produit Ă©tait quatre... mais je distinguai pas très bien la nĂ©cessitĂ© de cette opĂ©ration arithmĂ©tique. Je continuai ma route, avec la fièvre au visage, et je m'Ă©criai sans cesse: "Non... non...je ne distingue pas très bien la nĂ©cessitĂ© de cette opĂ©ration d'arithmĂ©tique!" J'avais entendu des craquements de chaĂ®nes, et des gĂ©missements douloureux. Que personne ne trouve possible, quand il passera dans cet endroit, de multiplier les tours par deux, afin que le produit soit quatre! Quelques-uns soupçonnent que j'aime l'humanitĂ© comme si j'Ă©tais sa propre mère, et que je l'eusse portĂ©e, neuf mois, dans mes flancs parfumĂ©s; c'est pourquoi, je ne repasse plus dans la vallĂ©e où s'Ă©lèvent les deux unitĂ©s du multiplicande!


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Une potence s'Ă©levait sur le sol; Ă  un mètre de celui-ci, Ă©tait suspendu par les cheveux un homme, dont les bras Ă©taient attachĂ©s par derrière. Ses jambes avaient Ă©tĂ© laissĂ©es libres, pour accroĂ®tre ses tortures, et lui faire dĂ©sirer davantage n'importe quoi de contraire Ă  l'enlacement de ses bras. La peau du front Ă©tait tellement tendue par le poids de la pendaison, que son visage, condamnĂ© par la circonstance Ă  l'absence de l'expression naturelle, ressemblait Ă  la concrĂ©tion pierreuse d'une stalactite. Depuis trois jours, il subissait ce supplice. Il s'Ă©criait: "Qui me dĂ©nouera les bras? qui me dĂ©nouera les cheveux? Je me disloque dans des mouvements qui ne font que sĂ©parer davantage de ma tête la racine des cheveux; la soir et la faim ne sont pas la cause principale qui m'empêchent de dormir. Il est impossible que mon existence enfonce son prolongement au delĂ  des bornes d'une heure. Quelqu'un pour m'ouvrir la gorge, avec un caillou acĂ©rĂ©!" Chaque mot Ă©tait prĂ©cĂ©dĂ©, suivi de hurlements intenses. Je m'Ă©lançai du buisson derrière lequel j'Ă©tais abritĂ©, et je me dirigeai vers le pantin ou morceau de lard attachĂ© au plafond. Mais, voici que, du cĂ´tĂ© opposĂ©, arrivèrent en dansant deux femmes ivres. L'une tenait un sac, et deux fouets, aux cordes de plomb, l'autre, un baril plein de goudron et deux pinceaux. Les cheveux grisonnants de la plus vieille flottaient au vent, comme les lambeaux d'une voile dĂ©chirĂ©e, et les chevilles de l'autre claquaient entre elles, comme les coups de queue d'un thon sur la dunette d'un vaisseau. Leurs yeux brillaient d'une flamme si noire et si forte, que je ne crus pas d'abord que ces deux femmes appartinssent Ă  mon espèce. Elles riaient avec un aplomb tellement Ă©goïste, et leurs traits inspiraient tant de rĂ©pugnance, que je ne doutai pas un seul instant que je n'eusse devant les yeux les deux spĂ©cimens les plus hideux de la race humaine. Je me recachai derrière le buisson, et je me tins tout coi, comme l'acantophorus serraticornis, qui ne montre que la tête en dehors de son nid. Elles approchaient avec la vitesse de la marĂ©e; appliquant l'oreille sur le sol, le son, distinctement perçu, m'apportait l'Ă©branlement lyrique de leur marche. Lorsque les deux femelles d'orang-outang furent arrivĂ©es sous la potence, elles reniflèrent l'air pendant quelques secondes; elles montrèrent, par leurs gestes saugrenus, la quantitĂ© vraiment remarquable de stupĂ©faction qui rĂ©sulta de leur expĂ©rience, quand elles s'aperçurent que rien n'Ă©tait changĂ© dans ces lieux: le dĂ©noûment de la mort, conforme Ă  leurs voeux, n'Ă©tait pas survenu. Elles n'avaient pas daignĂ© lever la tête, pour savoir si la mortadelle Ă©tait encore Ă  la même place. L'une dit: "Est-ce possible que tu sois encore respirant? Tu as la vie dure, mon mari bien-aimĂ©." Comme quand deux chantres, dans une cathĂ©drale, entonnent alternativement les versets d'un psaume, la deuxième rĂ©pondit: "Tu ne veux donc pas mourir, Ă´ mon gracieux fils? Dis-moi donc comment tu as fait (sûrement c'est par quelque malĂ©fice) pour Ă©pouvanter les vautours? En effet, ta carcasse est devenue si maigre! Le zĂ©phyr la balance comme une lanterne." Chacune prit un pinceau et goudronna le corps du pendu... chacune prit un fouet et leva les bras... J'admirais (il Ă©tait absolument impossible de ne pas faire comme moi) avec quelle exactitude Ă©nergique les lames de mĂ©tal, au lieu de glisser Ă  la surface, comme quand on se bat contre un nègre et qu'on fait des efforts inutiles, propres au cauchemar, pour l'empoigner aux cheveux, s'appliquaient, grâce au goudron, jusqu'Ă  l'extĂ©rieur des chairs, marquĂ©es par des sillons aussi creux que l'empêchement des os pouvait raisonnablement le permettre. Je me suis prĂ©servĂ© de la tentation de trouver de la voluptĂ© dans ce spectacle excessivement curieux, mais moins profondĂ©ment comique que ce qu'on n'Ă©tait en droit de l'attendre. Et, cependant, malgrĂ© les bonnes rĂ©solutions prises d'avance, comment ne pas reconnaĂ®tre la force de ces femmes, les muscles de leur bras? Leur adresse, qui consistait Ă  frapper sur les parties les plus sensibles, comme le visage et le bas-ventre, ne sera mentionnĂ©e par moi, que si j'aspire Ă  l'ambition de raconter la totale vĂ©ritĂ©! Moins que, appliquant mes lèvres, l'une contre l'autre, surtout dans la direction horizontale (mais, chacun n'ignore pas que c'est la manière la plus ordinaire d'engendrer cette pression), je ne prĂ©fère garder un silence gonflĂ© de larmes et de mystères, dont la manifestation pĂ©nible sera impuissante Ă  cacher, non seulement aussi bien, mais encore mieux que mes paroles (car, je ne crois pas me tromper, quoiqu'il ne faille pas certainement nier en principe, sous peine de manquer aux règles les plus Ă©lĂ©mentaires de l'habiletĂ©, les possibilitĂ©s hypothĂ©tiques d'erreur) les rĂ©sultats funestes occasionnĂ©s par la fureur qui met en oeuvre les mĂ©tacarpes secs et les articulations robustes: quand même on ne se mettrait pas au point de vue de l'observateur impartial et du moraliste expĂ©rimentĂ© (il est presque assez important que j'apprenne que je n'admets pas, au moins entièrement, cette restriction plus ou moins fallacieuse), le doute, Ă  cet Ă©gard, n'aurait pas la facultĂ© dĂ©tendre ses racines; car, je ne le suppose pas, pour l'instant, entre les mains d'une puissance surnaturelle, et pĂ©rirait immanquablement, pas subitement peut-être, faute d'une sève remplissant les conditions simultanĂ©es de nutrition et d'absence de matières vĂ©nĂ©neuses. Il est entendu, sinon ne me lisez pas, que je ne mets en scène que la timide personnalitĂ© de mon opinion: loin de moi, cependant, la pensĂ©e de renoncer Ă  des droits qui sont incontestables! Certes, mon intention n'est pas de combattre cette affirmation, où brille le critĂ©rium de la certitude, qu'il est un moyen plus simple de s'entendre; il consisterait, je le traduis avec quelques mots seulement, mais, qui en valent plus de mille, Ă  ne pas discuter: il est plus difficile Ă  mettre en pratique que ne le veut bien penser gĂ©nĂ©ralement le commun des mortels. Discuter est le mot grammatical, et beaucoup de personnes trouveront qu'il ne faudrait pas contredire, sans un volumineux dossier de preuves, ce que je viens de coucher sur le papier; mais, la chose diffère notablement, s'il est permis d'accorder Ă  son propre instinct qu'il emploie une rare sagacitĂ© au service de sa circonspection, quand il formule des jugements qui paraĂ®traient autrement, soyez-en persuadĂ©, d'une hardiesse qui longe les rivages de la fanfaronnade. Pour clore ce petit incident, qui s'est lui-même dĂ©pouillĂ© de sa gangue par une lĂ©gèretĂ© aussi irrĂ©mĂ©diablement dĂ©plorable que fatalement pleine d'intĂ©rêt, Ă  la condition qu'il ait auscultĂ© ses souvenirs les plus rĂ©cents), il est bon, si l'on possède des facultĂ©s en Ă©quilibre parfait, ou mieux, si la balance de l'idiotisme ne l'emporte pas de beaucoup sur le plateau dans lequel reposent les nobles et magnifiques attributs de la raison, c'est-Ă -dire, afin d'être plus clair (car, jusqu'ici je n'ai Ă©tĂ© que concis, ce que même plusieurs n'admettront pas, Ă  cause de mes longueurs, qui ne sont qu'imaginaires, puisqu'elles remplissent leur but, de traquer, avec le scalpel de l'analyse, les fugitives apparitions de la vĂ©ritĂ©, jusqu'en leurs derniers retranchements), si l'intelligence prĂ©domine suffisamment sur les dĂ©fauts sous le poids desquels l'ont Ă©touffĂ©e en partie l'habitude, la nature et l'Ă©ducation, il est bon, rĂ©pĂ©tĂ©-je pour la deuxième et dernière fois, car, Ă  force de rĂ©pĂ©ter, on finirait, le plus souvent ce n'est pas faux, par ne plus s'entendre, de revenir la queue basse, (si, même, il est vrai que j'aie une queue) au sujet dramatique cimentĂ© dans cette strophe. Il est utile de boire un verre d'eau, avant d'entreprendre la suite de mon travail. Je prĂ©fère en boire deux, plutĂ´t que de m'en passer. Ainsi, dans une chasse contre un nègre marron, Ă  travers la forêt, Ă  un moment convenu, chaque membre de la troupe suspend son fusil aux lianes, et l'on se rĂ©unit en commun Ă  l'ombre d'un massif, pour Ă©tancher la soif et apaiser la faim. Mais, la halte ne dure que quelques secondes, la poursuite st reprise avec acharnement et le hallali ne tarde pas Ă  rĂ©sonner. Et, de même que l'oxygène est reconnaissable Ă  la propriĂ©tĂ© qu'il possède, sans orgueil, de rallumer une allumette prĂ©sentant quelques points en ignition, ainsi, l'on reconnaĂ®tra l'accomplissement de mon devoir Ă  l'empressement que je montre Ă  revenir Ă  la question. Lorsque les femelles se virent dans l'impossibilitĂ© de retenir le fouet, que la fatigue laissa tomber de leurs mains, elles mirent judicieusement fin au travail gymnastique qu'elles avaient entrepris pendant près de deux heures, et se retirèrent, avec une joie qui n'Ă©tait pas dĂ©pourvue de menaces pour l'avenir. Je me dirigeai vers celui qui m'appelait au secours, avec un oeil glacial (car, la perte de son sang Ă©tait si grande, que la faiblesse l'empêchait de parler, et que mon opinion Ă©tait, quoique je ne fusse pas mĂ©decin, que l'hĂ©morragie s'Ă©tait dĂ©clarĂ©e au visage et au bas-ventre), et je coupai ses cheveux avec une paire de ciseaux, après avoir dĂ©gagĂ© ses bras. Il me raconta que sa mère l'avait, un soir, appelĂ© dans sa chambre, et lui avait ordonnĂ© de se dĂ©shabiller, pour passer la nuit avec elle dans un lit, et que, sans attendre aucune rĂ©ponse, la maternitĂ© s'Ă©tait dĂ©pouillĂ©e de tous ses vêtements, en entrecroisant, devant lui, les gestes les plus impudiques. Qu'alors il s'Ă©tait retirĂ©. En outre, par ses refus perpĂ©tuels, il s'Ă©tait attirĂ© la colère de sa femme, qui s'Ă©tait bercĂ©e de l'espoir d'une rĂ©compense, si elle eût pu rĂ©ussir Ă  engager son mari Ă  ce qu'il prêtât son corps aux passions de la vieille. Elles rĂ©solurent, par un complot, de le suspendre Ă  une potence, prĂ©parĂ©e d'avance, dans quelque parage non frĂ©quentĂ©, et de le laisser pĂ©rir insensiblement, exposĂ© Ă  toutes les misères et Ă  tous les dangers. Ce n'Ă©tait pas sans de très mûres et de nombreuses rĂ©flexions, pleines de difficultĂ©s presque insurmontables, qu'elles Ă©taient enfin parvenues Ă  guider leur choix sur le supplice raffinĂ© qui n'avait trouvĂ© la disparition de son terme que dans le secours inespĂ©rĂ© de mon intervention. Les marques les plus vives de la reconnaissance soulignaient chaque expression, et ne donnaient pas Ă  ses confidences leur moindre valeur. Je le portai dans la chaumière la plus voisine; car, il venait de s'Ă©vanouir, et je ne quittai les laboureurs que lorsque je leur eus laissĂ© ma bourse, pour donner des soins au blessĂ©, et que je leur eusse fait promettre qu'ils prodigueraient au malheureux, comme Ă  leur propre fils, les marques d'une sympathie persĂ©vĂ©rante. À mon tour, je leur racontai l'Ă©vĂ©nement et je m'approchai de la porte, pour remettre le pied sur le sentier; mais, voilĂ  qu'après avoir fait une centaine de mètres, je revins machinalement sur mes pas, j'entrai de nouveau dans la chaumière, et, m'adressant Ă  leurs propriĂ©taires naïfs, je m'Ă©criai: "Non, non...ne croyez pas que cela m'Ă©tonne!" Cette fois-ci, je m'Ă©loignai dĂ©finitivement; mais, la plante des pieds ne pouvait pas se poser d'une manière sûre: un autre aurait pu ne pas s'en apercevoir! Le loup ne passe plus sous la potence qu'Ă©levèrent, un jour de printemps, les mains entrelacĂ©es d'une Ă©pouse et d'une mère, comme quand il faisait prendre, Ă  son imagination charmĂ©e, le chemin d'un repas illusoire. Quand il voit, Ă  l'horizon, cette chevelure noire, balancĂ©e par le vent, il n'encourage pas sa force d'inertie, et prend la fuite avec une vitesse incomparable! Faut-il voir, dans ce phĂ©nomène psychologique, une intelligence supĂ©rieure Ă  l'ordinaire instinct des mammifères? Sans rien certifier et même sans rien prĂ©voir, il me semble que l'animal a compris ce que c'est que le crime! Comment ne le comprendrait-il pas, quand des êtres humains, eux-mêmes, ont rejetĂ©, jusqu'Ă  ce point indescriptible, l'empire de la raison, pour ne laisser subsister, Ă  la place de cette reine dĂ©trĂ´nĂ©e, qu'une vengeance farouche!


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Je suis sale. Les poux me rongent. Les pourceaux, quand ils me regardent, vomissent. Les croûtes et les escarres de la lèpre ont Ă©caillĂ© ma peau, couverte de pus jaunâtre. Je ne connais pas l'eau des fleuves, ni la rosĂ©e des nuages. Sur ma nuque, comme un fumier, pousse un Ă©norme champignon, aux pĂ©doncules ombellifères. Assis sur un meuble informe, je n'ai pas bougĂ© mes membres depuis quatre siècles. Mes pieds ont pris racine dans le sol et composent, jusqu'Ă  mon ventre, une sorte de vĂ©gĂ©tation vivace, remplie d'ignobles parasites, qui ne dĂ©rive pas encore de la plante, et qui n'est plus de la chair. Cependant mon coeur bat. Mais comment battrait-il, si la pourriture et les exhalaisons de mon cadavre (je n'ose pas dire corps) ne le nourrissaient abondamment? Sous mon aisselle gauche, une famille de crapauds a pris rĂ©sidence, et, quand l'un d'eux remue, il me fait des chatouilles. Prenez garde qu'il ne s'en Ă©chappe un, et ne vienne gratter, avec sa bouche, le dedans de votre oreille: il serait ensuite capable d'entre dans votre cerveau. Sous mon aisselle droite, il y a un camĂ©lĂ©on qui leur fait une chasse perpĂ©tuelle, afin de ne pas mourir de faim: il faut que chacun vivre. Mais, quand un parti dĂ©joue complètement les ruses de l'autre, ils ne trouvent rien de mieux que de ne pas se gêner, et sucent la graisse dĂ©licate qui couvre mes cĂ´tes: j'y suis habituĂ©. Une vipère mĂ©chante a dĂ©vorĂ© ma verge et a pris sa place: elle m'a rendu eunuque, cette infâme. Oh! si j'avais pu me dĂ©fendre avec mes bras paralysĂ©s; mais, je crois plutĂ´t qu'ils se sont changĂ©s en bûches. Quoi qu'il en soit, il importe de constater que le sang ne vient plus y promener sa rougeur. Deux petits hĂ©rissons, qui ne croissent plus, ont jetĂ© Ă  un chien, qui n'a pas refusĂ©, l'intĂ©rieur de mes testicules: l'Ă©piderme, soigneusement lavĂ©, ils ont logĂ© dedans. L'anus a Ă©tĂ© interceptĂ© par un crabe; encouragĂ© par mon inertie, il garde l'entrĂ©e avec ses pinces, et me fait beaucoup de mal! Deux mĂ©duses ont franchi les mers, immĂ©diatement allĂ©chĂ©es par un espoir qui ne fut pas trompĂ©. Elles ont regardĂ© avec attention les deux parties charnues qui forment le derrière humain, et, se cramponnant Ă  leur galbe convexe, elles les ont tellement Ă©crasĂ©es par une pression constante, que les deux morceaux de chair ont disparu, tandis qu'il est restĂ© deux monstres, sortis du royaume de la viscositĂ©, Ă©gaux par la couleur, la forme et la fĂ©rocitĂ©. Ne parlez pas de ma colonne vertĂ©brale, puisque c'est un glaive. Oui, oui... je n'y faisais pas attention... votre demande est juste. Vous dĂ©sirez savoir, n'est-ce pas, comment il se trouve implantĂ© verticalement dans mes reins? Moi-même, je ne me le rappelle pas très clairement; cependant, si je me dĂ©cide Ă  prendre pour un souvenir ce qui n'est peut-être qu'un rêve, sachez que l'homme, quand il a su que j'avais fait voeu de vivre avec la maladie et l'immobilitĂ© jusqu'Ă  ce que j'eusse vaincu le CrĂ©ateur, marcha, derrière moi, sur la pointe des pieds, mais, non pas si doucement, que je ne l'entendisse. Je ne perçus plus rien, pendant un instant qui ne fut pas long. Ce poignard aigu s'enfonça, jusqu'au manche, entre les deux Ă©paules du taureau de fêtes, et son ossature frissonna, comme un tremblement de terre. La lame adhère si fortement au corps, que personne, jusqu'ici, n'a pu l'extraire. Les athlètes, les mĂ©caniciens, les philosophes, les mĂ©decins ont essayĂ©, tour Ă  tour, les moyens les plus divers. Ils ne savent pas que le mal qu'a fait l'homme ne peut plus se dĂ©faire! J'ai pardonnĂ© Ă  la profondeur de leur ignorance native, et je les ai saluĂ©s des paupières de mes yeux. Voyageur, quand tu passeras près de moi, ne m'adresse pas, je t'en supplie, le moindre mot de consolation: tu affaiblirais mon courage. Laisse-moi rĂ©chauffer ma tĂ©nacitĂ© Ă  la flamme du martyre volontaire. Va-t'en... que je ne t'inspire aucune pitiĂ©. La haine est plus bizarre que tu ne le penses; sa conduite est inexplicable, comme l'apparence brisĂ©e d'un bâton enfoncĂ© dans l'eau. Tel que tu me vois, je puis encore faire des excursions jusqu'aux murailles du ciel, Ă  la tête d'une lĂ©gion d'assassins, et revenir prendre cette posture, pour mĂ©diter, de nouveau, sur les nobles projets de la vengeance. Adieu, je ne te retarderai pas davantage; et, pour t'instruire Ă  te prĂ©server, rĂ©flĂ©chis au sort fatal qui m'a conduit Ă  la rĂ©volte, quand peut-être j'Ă©tais nĂ© bon! Tu raconteras Ă  ton fils ce que tu as vu; et, le prenant par la main, fais-lui admirer la beautĂ© des Ă©toiles et les merveilles de l'univers, le nid du rouge-gorge et les temples du Seigneur. Tu seras Ă©tonnĂ© de le voir si docile aux conseils de la paternitĂ©, et tu le rĂ©compenseras par un sourire. Mais, quand il apprendra qu'il n'est pas observĂ©, jette les yeux sur lui, et tu le verras cracher sa bave sur la vertu; il t'a trompĂ©, celui qui est descendu de la race humaine, mais il ne te trompera plus: tu sauras dĂ©sormais ce qu'il deviendra. O père infortunĂ©, prĂ©pare, pour accompagner les pas de ta vieillesse, l'Ă©chafaud ineffaçable qui tranchera la tête d'un criminel prĂ©coce, et la douleur qui te montrera le chemin qui conduit Ă  la tombe.


*


Sur le mur de ma chambre, quelle ombre dessine, avec une puissance incomparable, la fantasmagorique projection de sa silhouette racornie? Quand je place sur mon coeur cette interrogation dĂ©lirante et muette, c'est moins pour la majestĂ© de la forme, que pour le tableau de la rĂ©alitĂ©, que la sobriĂ©tĂ© du style se conduit de la sorte. Qui que tu sois, dĂ©fends-toi; car, je vais diriger vers toi la fronde d'une terrible accusation: ces yeux ne t'appartiennent pas...où les as-tu pris? Un jour, je vis passer devant moi une femme blonde; elle les avait pareils aux tiens: tu les lui as arrachĂ©s. Je vois que tu veux faire croire Ă  ta beautĂ©; mais, personne ne s'y trompe; et moi, moins qu'un autre. Je te le dis, afin que tu ne me prennes pas pour un sot. Toute une sĂ©rie d'oiseaux rapaces, amateurs de la viande d'autrui et dĂ©fenseurs de l'utilitĂ© de la poursuite, beaux comme des squelettes qui effeuillent des panoccos de l'Arkansas, voltigent autour de ton front, comme des serviteurs soumis et agrĂ©Ă©s. Mais est-ce un front? Il n'est pas difficile de mettre beaucoup d'hĂ©sitation Ă  le croire. Il est si bas, qu'il est impossible de vĂ©rifier les preuves, numĂ©riquement exiguĂ«s, de son existence Ă©quivoque. Peut-être que tu n'as pas de front, toi, qui promènes, sur la muraille, comme le symbole mal rĂ©flĂ©chi d'une danse fantastique, le fiĂ©vreux ballottement de tes vertèbres lombaires. Qui donc alors t'a scalpĂ©? si c'est un être humain, parce que tu l'as enfermĂ©, pendant vingt ans, dans une prison, et qui s'est Ă©chappĂ© pour prĂ©parer une vengeance digne de ses reprĂ©sailles, il a fait comme il le devait, et je l'applaudis; seulement, il y a un seulement, il ne fut pas assez sĂ©vère. Maintenant, tu ressembles Ă  un Peau-Rouge prisonnier, du moins (notons-le prĂ©alablement) par le manque expressif de chevelure. Non pas qu'elle ne puisse repousser, puisque les physiologistes ont dĂ©couvert que même les cerveaux enlevĂ©s reparaissent Ă  la longue, chez les animaux; mais, ma pensĂ©e s'arrêtant Ă  une simple constatation, qui n'est pas dĂ©pourvue, d'après le peu que j'en aperçois, d'une voluptĂ© Ă©norme, ne va pas, même dans ses consĂ©quences les plus hardies, jusqu'aux frontières d'un voeu pour ta guĂ©rison, et reste, au contraire, fondĂ©e, par la mise en oeuvre de sa neutralitĂ© plus que suspecte, Ă  regarder (ou du moins Ă  souhaiter) comme le prĂ©sage de malheurs plus grands, ce qui ne peut être pour toi qu'une privation momentanĂ©e de la peau qui recouvre le dessus de ta tête. J'espère que tu m'as compris. Et même, si le hasard te permettait, par un miracle absurde, mais non pas, quelquefois, raisonnable, de retrouver cette peau prĂ©cieuse qu'a gardĂ©e la religieuse vigilance de ton ennemi, comme le souvenir enivrant de sa victoire, il est presque extrêmement possible que, quand même on n'aurait Ă©tudiĂ© la loi des probabilitĂ©s que sous le rapport des mathĂ©matiques (or, on sait que l'analogie transporte facilement l'application de cette loi dans les autres domaines de l'intelligence), ta crainte lĂ©gitime, mais, un peu exagĂ©rĂ©e, d'un refroidissement partiel ou total, ne refuserait pas l'occasion importante, et même unique, qui se prĂ©senterait d'une manière si opportune, quoique brusque, de prĂ©server les diverses parties de ta cervelle du contact de l'atmosphère, surtout pendant l'hiver, par une coiffure qui, Ă  bon droit, t'appartient, puisqu'elle est naturelle, et qu'il te serait permis, en outre (il serait incomprĂ©hensible que tu le niasses), de garder constamment sur la tête, sans courir les risques, toujours dĂ©sagrĂ©ables, d'enfreindre les règles les plus simples d'une convenance Ă©lĂ©mentaire. N'est-il pas vrai que tu m'Ă©coutes avec attention? Si tu m'Ă©coutes davantage, ta tristesse sera loin de se dĂ©tacher de l'intĂ©rieur de tes narines rouges. Mais, comme je suis très impartial, et que je ne te dĂ©teste pas autant que je le devrais (si je me trompe, dis-le moi), tu prêtes, malgrĂ© toi, l'oreille Ă  mes discours, comme poussĂ© par une force supĂ©rieure. Je ne suis pas si mĂ©chant que toi: voilĂ  pourquoi ton gĂ©nie s'incline de lui-même devant le mien... En effet, je ne suis pas si mĂ©chant que toi! Tu viens de jeter un regard sur la citĂ© bâtie sur le flanc de cette montagne. Et maintenant, que vois-je... Tous les habitants sont morts! J'ai de l'orgueil comme un autre, et c'est un vice de plus, que d'en avoir peut-être davantage. Eh bien, Ă©coute... Ă©coute, si l'aveu d'un homme, qui se rappelle avoir vĂ©cu un demi-siècle sous la forme de requin dans les courants sous-marins qui longent les cĂ´tes de l'Afrique, t'intĂ©resse assez vivement pour lui prêter ton attention, sinon avec amertume, du moins sans la faute irrĂ©parable de montrer le dĂ©goût que je t'inspire. Je ne jetterai pas Ă  tes pieds le masque de la vertu, pour paraĂ®tre Ă  tes yeux tel que je suis; car, je ne l'ai jamais portĂ© (si, toutefois, c'est lĂ  une excuse); et, dès les premiers instants, si tu remarques mes traits avec attention, tu me reconnaĂ®tras comme ton disciple respectueux dans la perversitĂ©, mais, non pas, comme ton rival redoutable. Puisque je ne te dispute pas la palme du mal, je ne crois pas qu'un autre le fasse: il devrait s'Ă©galer auparavant Ă  moi, ce qui n'est pas facile... Écoute, Ă  moins que tu ne sois la faible condensation d'un brouillard (tu caches ton corps quelque part, et je ne puis le rencontre): un matin, que je vis une petite fille qui se penchait sur un lac, pour cueillir un lotus rose, elle affermit ses pas, avec une expĂ©rience prĂ©coce; elle se penchait vers les eaux, quand ses yeux rencontrèrent mon regard (il est vrai que, de mon cĂ´tĂ©, ce n'Ă©tait pas sans prĂ©mĂ©ditation). AussitĂ´t, elle chancela comme le tourbillon qu'engendre la marĂ©e autour d'un roc, ses jambes flĂ©chirent, et, chose merveilleuse Ă  voir, phĂ©nomène qui s'accomplit avec autant de vĂ©racitĂ© que je cause avec toi, elle tomba jusqu'au fond du lac: consĂ©quence Ă©trange, elle ne cueillit plus aucune nymphĂ©acĂ©e. Que fait-elle au dessous?... je ne m'en suis pas informĂ©. Sans doute, sa volontĂ©, qui s'est rangĂ©e sous le drapeau de la dĂ©livrance, livre des combats acharnĂ©s contre la pourriture! Mais toi, Ă´ mon maĂ®tre, sous ton regard, les habitants des citĂ©s sont subitement dĂ©truits, comme un tertre de fourmis qu'Ă©crase le talon de l'Ă©lĂ©phant. Ne viens-je pas d'être tĂ©moin d'un exemple dĂ©monstrateur? Vois... la montagne n'est plus joyeuse... elle reste isolĂ©e comme un vieillard. C'est vrai, les maisons existent; mais ce n'est pas un paradoxe d'affirmer, Ă  voix basse, que tu ne pourrais en dire autant de ceux qui n'y existent plus. DĂ©jĂ , les Ă©manations des cadavres viennent jusqu'Ă  moi. Ne les sens-tu pas? Regarde ces oiseaux de proie, qui attendent que nous nous Ă©loignions, pour commencer ce repas gĂ©ant; il en vient un nuage perpĂ©tuel des quatre coins de l'horizon. HĂ©las! ils Ă©taient dĂ©jĂ  venus, puisque je vis leurs ailes rapaces tracer, au-dessus de toi, le monument des spirales, comme pour t'exciter de hâter le crime. Ton odorat ne reçoit-il donc pas le moindre effluve? L'imposteur n'est pas autre chose... Tes nerfs olfactifs sont enfin Ă©branlĂ©s par la perception d'atomes aromatiques: ceux-ci s'Ă©lèvent de la citĂ© anĂ©antie, quoique je n'aie pas besoin de te l'apprendre... Je voudrais embrasser tes pieds, mais mes bras n'entrelacent qu'une transparente vapeur. Cherchons ce corps introuvable, que cependant mes yeux aperçoivent: il mĂ©rite, de ma part, les marques les plus nombreuses d'une admiration sincère. Le fantĂ´me se moque de moi: il m'aide Ă  chercher mon propre corps. Si je lui fais signe de rester Ă  sa place, voilĂ  qu'il me renvoie le même signe... Le secret est dĂ©couvert; mais, ce n'est pas, je le dis avec franchise, Ă  ma plus grande satisfaction. Tout est expliquĂ©, les grands comme les plus petits dĂ©tails; ceux-ci sont indiffĂ©rents Ă  remettre devant l'esprit, comme, par exemple, l'arrachement des yeux Ă  la femme blonde: cela n'est presque rien!... Ne me rappelais-je donc pas que, moi, aussi, j'avais Ă©tĂ© scalpĂ©, quoique ce ne fût que pendant cinq ans (le nombre exact du temps m'avait failli) que j'avais enfermĂ© un être humain dans une prison, pour être tĂ©moin du spectacle de ses souffrances, parce qu'il m'avait refusĂ©, Ă  juste titre, une amitiĂ© qui ne s'accorde pas Ă  des êtres comme moi? Puisque je fais semblant d'ignorer que mon regard peut donner la mort, même aux planètes qui tournent dans l'espace, il n'aura pas tort, celui qui prĂ©tendra que je ne possède pas la facultĂ© des souvenirs. Ce qui me reste Ă  faire, c'est de briser cette glace, en Ă©clats, Ă  l'aide d'une pierre... Ce n'est pas la première fois que le cauchemar de la perte momentanĂ©e de la mĂ©moire Ă©tablit sa demeure dans mon imagination, quand, par les inflexibles lois de l'optique, il m'arrive d'être placĂ© devant la mĂ©connaissance de ma propre image!


*


Je m'Ă©tais endormi sur la falaise. Celui qui, pendant un jour, a poursuivi l'autruche Ă  travers le dĂ©sert, sans pouvoir l'atteindre, n'a pas eu le temps de prendre de la nourriture et de fermer les yeux. Si c'est lui qui me lit, il est capable de deviner, Ă  la rigueur, quel sommeil s'appesantit sur moi. Mais, quand la tempête a poussĂ© verticalement un vaisseau, avec la paume de sa main, jusqu'au fond de la mer; si, sur le radeau, il ne reste plus de tout l'Ă©quipage qu'un seul homme, rompu par les fatigues et les privations de toute espèce; si la lame le ballotte, comme une Ă©pave, pendant des heures plus prolongĂ©es que la vie d'homme; et, si, une frĂ©gate, qui sillonne plus tard ces parages de dĂ©solation d'une carène fendue, aperçoit le malheureux qui promène sur l'ocĂ©an sa carcasse dĂ©charnĂ©e, et lui porte un secours qui a failli être tardif, je crois que ce naufragĂ© devinera mieux encore Ă  quel degrĂ© fut portĂ© l'assoupissement de mes sens. Le magnĂ©tisme et le chloroforme, quand ils s'en donnent la peine, savent quelquefois engendrer pareillement de ces catalepsies lĂ©thargiques. Elles n'ont aucune ressemblance avec la mort: ce serait un grand mensonge de le dire. Mais arrivons tout de suite au rêve, afin que les impatients, affamĂ©s de ces sortes de lectures, ne se mettent pas Ă  rugir, comme un banc de cachalots macrocĂ©phales qui se battent entre eux pour une femelle enceinte. Je rêvais que j'Ă©tais entrĂ© dans le corps d'un pourceau, qu'il ne m'Ă©tait pas facile d'en sortir, et que je vautrais mes poils dans les marĂ©cages les plus fangeux. Était-ce comme une rĂ©compense? Objet de mes voeux, je n'appartenais plus Ă  l'humanitĂ©! Pour moi, j'entendis l'interprĂ©tation ainsi, et j'en Ă©prouvai une joie plus que profonde. Cependant, je recherchais activement quel acte de vertu j'avais accompli pour mĂ©riter, de la part de la Providence, cette insigne faveur. Maintenant que j'ai repassĂ© dans ma mĂ©moire les diverses phases de cet aplatissement Ă©pouvantable contre le ventre du granit, pendant lequel la marĂ©e, sans que je m'en aperçusse, passa, deux fois, sur ce mĂ©lange irrĂ©ductible de matière morte et de matière vivante, il n'est peut-être pas sans utilitĂ© de proclamer que cette dĂ©gradation n'Ă©tait probablement qu'une punition, rĂ©alisĂ©e sur moi par la justice divine. Mais, qui connaĂ®t ses besoins intimes ou la cause de ses joies pestilentielles? La mĂ©tamorphose ne parut jamais Ă  mes yeux que comme le haut et magnanime retentissement d'un bonheur parfait, que j'attendais depuis longtemps. Il Ă©tait enfin venu, le jour où je fus un pourceau! J'essayais mes dents sur l'Ă©corce des arbres; mon groin, je le contemplais avec dĂ©lice. Il ne restait plus la moindre parcelle de divinitĂ©: je sus Ă©lever mon âme jusqu'Ă  l'excessive hauteur de cette voluptĂ© ineffable. Écoutez-moi donc, et ne rougissez pas, inĂ©puisables caricatures du beau, qui prenez au sĂ©rieux le braiement risible de votre âme, souverainement mĂ©prisable; et qui ne comprenez pas pourquoi le Tout-Puissant, dans un rare moment de bouffonnerie excellente, qui, certainement, ne dĂ©passe pas les grandes lois gĂ©nĂ©rales du grotesque, prit, un jour, le mirifique plaisir de faire habiter une planète par des êtres singuliers et microscopiques, qu'on appelle humains, et dont la matière ressemble Ă  celle du corail vermeil. Certes, vous avez raison de rougir, os et graisse, mais Ă©coutez-moi. Je n'invoque pas votre intelligence, vous la feriez rejeter du sang par l'horreur qu'elle vous tĂ©moigne: oubliez-la, et soyez consĂ©quents avec vous-mêmes... LĂ , plus de contrainte. Quand je voulais tuer, je tuais; cela, même, m'arrivait souvent, et personne ne m'en empêchait. Les lois humaines me poursuivaient encore de leur vengeance, quoique je n'attaquasse pas la race que j'avais abandonnĂ©e si tranquillement; mais ma conscience ne me faisait aucun reproche. Pendant la journĂ©e, je me battais avec mes nouveaux semblables, et le sol Ă©tait parsemĂ© de nombreuses couches de sang caillĂ©. J'Ă©tais le plus fort, et je remportais toutes les victoires. Des blessures cuisantes couvraient mon corps; je faisais semblant de ne pas m'en apercevoir. Les animaux terrestres s'Ă©loignaient de moi, et je restais seul dans ma resplendissante grandeur. Quel ne fut pas mon Ă©tonnement, quand, après avoir traversĂ© un fleuve Ă  la nage, pour m'Ă©loigner des contrĂ©es que ma rage avait dĂ©peuplĂ©es, et gagner d'autres campagnes pour y planter mes coutumes de meurtre et de carnage, j'essayai de marcher sur cette rive fleurie. Mes pieds Ă©taient paralysĂ©s; aucun mouvement ne venait trahir la vĂ©ritĂ© de cette immobilitĂ© forcĂ©e. Au milieu d'efforts surnaturels, pour continuer mon chemin, ce fut alors que je me rĂ©veillai, et que je sentis que je redevenais homme. La Providence me faisait ainsi comprendre, d'une manière qui n'est pas inexplicable, qu'elle ne voulait pas que, même en rêve, mes projets sublimes s'accomplissent. Revenir Ă  ma forme primitive fut pour moi une douleur si grande, que, pendant les nuits, j'en pleure encore. Mes draps sont constamment mouillĂ©s, comme s'ils avaient Ă©tĂ© passĂ© dans l'eau, et, chaque jour, je les fais changer. Si vous ne le croyez pas, venez me voir; vous contrĂ´lerez, par votre propre expĂ©rience, la vĂ©ritĂ© même de mon assertion. Combien de fois, depuis cette nuit passĂ©e Ă  la belle Ă©toile, sur une falaise, ne me suis-je pas mêlĂ© Ă  des troupeaux de pourceaux, pour reprendre, comme un droit, ma mĂ©tamorphose dĂ©truite! Il est temps de quitter ces souvenirs glorieux, qui ne laissent, après leur suite, que la pâle voie lactĂ©e des regrets Ă©ternels.


*


Il n'est pas impossible d'être tĂ©moin d'une dĂ©viation anormale dans le fonctionnement latent ou visible des lois de la nature. Effectivement, si chacun se donne la peine ingĂ©nieuse d'interroger les diverses phases de son existence (sans en oublier une seule, car c'Ă©tait peut-être celle-lĂ  qui Ă©tait destinĂ©es Ă  fournir la preuve de ce que j'avance), il ne se souviendra pas, sans un certain Ă©tonnement, qui serait comique en d'autres circonstances, que, tel jour, pour parler premièrement de choses objectives, il fut tĂ©moin de quelque phĂ©nomène qui semblait dĂ©passer et dĂ©passait positivement les notions connues fournies par l'observation et l'expĂ©rience, comme, par exemple, les pluies de crapauds, dont le magique spectacle dut ne pas être d'abord compris par les savants. Et que, tel autre jour, pour parler en deuxième et dernier lieu de choses subjectives, son âme prĂ©senta au regard investigateur de la psychologie, je ne vais pas jusqu'Ă  dire une aberration de la raison (qui, cependant, n'en serait pas moins curieuse; au contraire, elle le serait davantage), mais, du moins, pour ne pas faire le difficile auprès de certaines personnes froides, qui ne me pardonneraient jamais les Ă©lucubrations flagrantes de mon exagĂ©ration, un Ă©tat inaccoutumĂ©, assez souvent très grave, qui marque que la limite accordĂ©e par le bon sens Ă  l'imagination est quelquefois, malgrĂ© le pacte Ă©phĂ©mère conclu entre ces deux puissances, malheureusement dĂ©passĂ©e par la pression Ă©nergique de la volontĂ©, mais, la plupart du temps aussi, par l'absence de sa collaboration effective: donnons Ă  l'appui quelques exemples, dont il n'est pas difficile d'apprĂ©cier l'opportunitĂ©; si, toutefois, l'on prend pour compagne une attentive modĂ©ration. J'en prĂ©sente deux: les emportements de la colère et les maladies de l'orgueil. J'avertis celui qui me lit qu'il ne se fasse pas une idĂ©e vague, et, Ă  plus forte raison fausse, des beautĂ©s de littĂ©rature que j'effeuille, dans le dĂ©veloppement excessivement rapide de mes phrases. HĂ©las! je voudrais dĂ©rouler mes raisonnements et mes comparaisons lentement et avec beaucoup de magnificence (mais qui dispose de son temps?), pour que chacun comprenne davantage, sinon mon Ă©pouvante, du moins ma stupĂ©faction, quand, un soir d'Ă©tĂ©, comme le soleil semblait s'abaisser Ă  l'horizon, je vis nager, sur la mer, avec de larges pattes de canard Ă  la place des extrĂ©mitĂ©s des jambes et des bras, porteur d'une nageoire dorsale, proportionnellement aussi longue et effilĂ©e que celle des dauphins, un être humain, aux muscles vigoureux, et que des bancs nombreux de poissons (je vis, dans ce cortège, entre autres habitants des eaux, la torpille, l'anarnak groĂ«landais et le scorpène horrible) suivaient avec les marques très ostensibles de la plus grande admiration. Quelquefois il plongeait, et son corps visqueux reparaissait presque aussitĂ´t, Ă  deux cents mètres de distance. Les marsouins, qui n'ont pas volĂ©, d'après mon opinion, la rĂ©putation de bons nageurs, pouvaient Ă  peine suivre de loin cet amphibie de nouvelle espèce. Je ne crois pas que le lecteur ait lieu de se repentir, s'il prête Ă  ma narration, moins le nuisible obstacle d'une crĂ©dulitĂ© stupide, que le suprême service d'une confiance profonde, qui discute lĂ©galement, avec une secrète sympathie, les mystères poĂ©tiques, trop peu nombreux, Ă  son propre avis, que je me charge de lui rĂ©vĂ©ler, quand, chaque fois, l'occasion s'en prĂ©sente, comme elle s'est aujourd'hui inopinĂ©ment prĂ©sentĂ©e, intimement pĂ©nĂ©trĂ©e des toniques senteurs des plantes aquatiques, que la bise rafraĂ®chissante transporte dans cette strophe, qui contient un monstre, qui s'est appropriĂ© les marques distinctives de la famille des palmipèdes. Qui parle ici d'appropriation? Que l'on sache bien que l'homme, par sa nature multiple et complexe, n'ignore pas les moyens d'en Ă©largir encore les frontières; il vit dans l'eau, comme l'hippocampe; Ă  travers les couches supĂ©rieures de l'air, comme l'orfraie; et sous la terre, comme la taupe, le cloporte et la sublimitĂ© du vermisseau. Tel est dans sa forme, plus ou moins concise (mais plus, que moins), l'exact critĂ©rium de la consolation extrêmement fortifiante que je m'efforçais de faire naĂ®tre dans mon esprit, quand je songeais que l'être humain que j'apercevais Ă  une grande distance nager des quatre membres, Ă  la surface des vagues, comme jamais cormoran le plus superbe ne le fit, n'avait, peut-être, acquis le nouveau changement des extrĂ©mitĂ©s de ses bras et de ses jambes, que comme l'expiatoire châtiment de quelque crime inconnu. Il n'Ă©tait pas nĂ©cessaire que je me tourmentasse la tête, pour fabriquer d'avance les mĂ©lancoliques pilules de la pitiĂ©; car, je ne savais pas que cet homme, dont les bras frappaient alternativement l'onde amère, tandis que ses jambes, avec une force pareille Ă  celle que possèdent les dĂ©fenses en spirale du narval, engendraient le recul des couches aquatiques, ne s'Ă©tait pas plus volontairement appropriĂ© ces extraordinaires formes, qu'elles ne lui avaient Ă©tĂ© imposĂ©es comme supplice. D'après ce que j'appris plus tard, voici la simple vĂ©ritĂ©: la prolongation de l'existence, dans cet Ă©lĂ©ment fluide, avait insensiblement amenĂ©, dans l'être humain qui s'Ă©tait lui-même exilĂ© des continents rocailleux, les changements importants, mais, non pas essentiels, que j'avais remarquĂ©s, dans l'objet qu'un regard passablement confus m'avait fait prendre, dès les moments primordiaux de son apparition (par une inqualifiable lĂ©gèretĂ©, dont les Ă©carts engendrent le sentiment si pĂ©nible que comprendront facilement les psychologistes et les amants de la prudence) pour un poisson, Ă  forme Ă©trange, non encore dĂ©crit dans les classifications des naturalistes; mais, peut-être, dans leurs ouvrages posthumes, quoique je n'eusse pas l'excusable prĂ©tention de pencher vers cette dernière supposition, imaginĂ©e dans de trop hypothĂ©tiques conditions. En effet, cet amphibie (puisque amphibie il y a, sans qu'on puisse affirmer le contraire) n'Ă©tait visible que pour moi seul, abstraction faite des poissons et des cĂ©tacĂ©s; car, je m'aperçus que quelques paysans, qui s'Ă©taient arrêtĂ©s Ă  contempler mon visage, troublĂ© par ce phĂ©nomène surnaturel, et qui cherchaient inutilement Ă  s'expliquer pourquoi mes yeux Ă©taient constamment fixĂ©s, avec une persĂ©vĂ©rance qui paraissait invincible, et qui ne l'Ă©tait pas en rĂ©alitĂ©, sur un endroit de la mer où ils ne distinguaient, eux, qu'une quantitĂ© apprĂ©ciable et limitĂ©e de bancs de poissons de toutes les espèces, distendaient l'ouverture de leur bouche grandiose, peut-être autant qu'une baleine. "Cela les faisait sourire, mais non, comme Ă  moi, pâlir, disaient-ils dans leur pittoresque langage; et ils n'Ă©taient pas assez bêtes pour ne pas remarquer que, prĂ©cisĂ©ment, je ne regardais pas les Ă©volutions champêtres des poissons, mais que ma vue se portait, de beaucoup plus, en avant." De telle manière que, quant Ă  ce qui me concerne, tournant machinalement les yeux du cĂ´tĂ© de l'envergure remarquable de ces puissantes bouches, je me disais, en moi-même, qu'Ă  moins qu'on ne trouvât dans la totalitĂ© de l'univers un pĂ©lican, grand comme une montagne ou au moins comme un promontoire (admirez, je vous prie, la finesse de la restriction qui ne perd aucun pouce de terrain), aucun bec d'oiseau de proie ou de mâchoire d'animal sauvage ne serait jamais capable de surpasser, ni même d'Ă©galer, chacun de ces cratères bĂ©ants, mais trop lugubres. Et, cependant, quoique je rĂ©serve une bonne part au sympathique emploi de la mĂ©taphore (cette figure de rhĂ©torique rend beaucoup plus de services aux aspirations humaines vers l'infini que ne s'efforcent de se le figurer ordinairement ceux qui sont imbus de prĂ©jugĂ©s ou d'idĂ©es fausses, ce qui est la même chose), il n'en est pas moins vrai que la bouche risible de ces paysans reste encore assez large pour avaler trois cachalots. Raccourcissons davantage notre pensĂ©e, soyons sĂ©rieux, et contentons-nous de trois petits Ă©lĂ©phants qui viennent Ă  peine de naĂ®tre. D'une seule brassĂ©e, l'amphibie laissait après lui un kilomètre de sillon Ă©cumeux. Pendant le très court moment où, le bras tendu en avant reste suspendu dans l'air, avant qu'il s'enfonce de nouveau, ses doigts Ă©cartĂ©s, rĂ©unis Ă  l'aide d'un repli de la peau, Ă  forme de membrane, semblaient s'Ă©lancer vers les hauteurs de l'espace, et prendre les Ă©toiles. Debout sur le roc, je me servis de mes mains comme d'un porte-voix, et je m'Ă©criai, pendant que les crabes et les Ă©crevisses s'enfuyaient vers les l'obscuritĂ© des plus secrètes crevasses; "O toi, dont la natation l'emporte sur le vol des longues ailes de la frĂ©gate, si tu comprends encore la signification des grands Ă©clats de voix que, comme fidèle interprĂ©tation de sa pensĂ©e intime, lance avec force l'humanitĂ©, daigne t'arrêter, un instant, dans ta marche rapide, et, raconte-moi sommairement les phases de ta vĂ©ridique histoire. Mais, je t'avertis que tu n'as pas besoin de m'adresser la parole, si ton dessein audacieux est de faire naĂ®tre en moi l'amitiĂ© et la vĂ©nĂ©ration que je sentis pour toi, dès que je te vis, pour la première fois, accomplissant, avec ta grâce et la force du requin, ton pèlerinage indomptable et rectiligne." Un soupir, qui me glaça les os, et qui fit chanceler le roc sur lequel je reposai la plante de mes pieds (Ă  moins que ce fût moi-même qui chancelai, par la rude pĂ©nĂ©tration des ondes sonores, qui portaient Ă  mon oreille un tel cri de dĂ©sespoir) s'entendit jusqu'aux entrailles de la terre: les poissons plongèrent sous les vagues, avec le bruit de l'avalanche. L'amphibie n'osa pas trop s'avancer jusqu'au rivage; mais, dès qu'il se fut assurĂ© que sa voix parvenait assez distinctement jusqu'Ă  mon tympan, il rĂ©duisit le mouvement de ses membres palmĂ©s, de manière Ă  soutenir son buste, couvert de goĂ©mons, au-dessus des flots mugissants. Je le vis incliner son front, comme pour invoquer, par un ordre solennel, la meute errante des souvenirs. Je n'osais pas l'interrompre dans cette occupation, saintement archĂ©ologique: plongĂ© dans le passĂ©, il ressemblait Ă  un Ă©cueil. Il prit enfin la parole en ces termes: "Le scolopendre ne manque pas d'ennemis; la beautĂ© fantastique de ses pattes innombrables, au lieu de lui attirer la sympathie des animaux, n'est, peut-être, pour eux, que le puissant stimulant d'une jalouse irritation. Et, je ne serais pas Ă©tonnĂ© d'apprendre que cet insecte est en butte aux haines les plus intenses. Je te cacherai le lieu de ma naissance, qui n'importe pas Ă  mon rĂ©cit: mais, la honte qui rejaillirait sur ma famille importe Ă  mon devoir. Mon père et ma mère (que Dieu leur pardonne!), après un an d'attente, virent le ciel exaucer leurs voeux: deux jumeaux, mon frère et moi, parurent Ă  la lumière. Raison de plus pour s'aimer. Il n'en fut pas ainsi que je parle. Parce que j'Ă©tais le plus beau des deux et le plus intelligent, mon frère me prit en haine, et ne se donna pas la peine de cacher ses sentiments: c'est pourquoi, mon père et ma mère firent rejaillir sur moi la plus grande partie de leur amour, tandis que, par mon amitiĂ© sincère et constante, j'efforçai d'apaiser une âme, qui n'avait pas le droit de se rĂ©volter, contre celui qui avait Ă©tĂ© tirĂ© de la même chair. Alors, mon frère ne connut plus de bornes Ă  sa fureur, et me perdit, dans le coeur de nos parents communs, par les calomnies les plus invraisemblables. J'ai vĂ©cu, pendant quinze ans, dans un cachot, avec des larves et de l'eau fangeuse pour toute nourriture. Je ne te raconterai pas en dĂ©tail les tourments inouïs que j'ai Ă©prouvĂ©s dans cette longue sĂ©questration injuste. Quelquefois, dans un moment de la journĂ©e, un des trois bourreaux, Ă  tour de rĂ´le, entrait brusquement, chargĂ© de pinces, de tenailles, et de divers instruments de supplice. Les cris que m'arrachaient les tortures les laissaient inĂ©branlables; la perte abondante de mon sang les faisait sourire. O mon frère, je t'ai pardonnĂ©, toi la cause première de tous mes maux! Se peut-il qu'une rage aveugle ne puisse enfin dessiller ses propres yeux. J'ai fait beaucoup de rĂ©flexions, dans ma prison Ă©ternelle. Quelle devint ma haine gĂ©nĂ©rale contre l'humanitĂ©, tu le devines. L'Ă©tiolement progressif, la solitude du corps et de l'âme ne m'avaient pas fait perdre encore toute ma raison, au point de garder du ressentiment contre ceux que je n'avais cessĂ© d'aimer: triple carcan dont j'Ă©tais l'esclave. Je parvins, par la ruse, Ă  recouvrer ma libertĂ©! DĂ©goûtĂ© des habitants du continent, qui, quoiqu'ils s'intitulassent mes semblables, ne paraissaient pas jusqu'ici me ressembler en rien (s'ils trouvaient que je leur ressemblasse, pourquoi me faisaient-ils du mal?), je dirigeai ma course vers les galets de la plage, fermement rĂ©solu Ă  me donner la mort, si la mer devait m'offrir les rĂ©miniscences antĂ©rieures d'une existence fatalement vĂ©cue. En croiras-tu tes propres yeux? Depuis le jour que je m'enfuis de la maison paternelle, je ne me plains pas autant que tu le penses d'habiter la mer et ses grottes de cristal. La Providence, comme tu le vois, m'a donnĂ© en partie l'organisation du cygne. Je vis en paix avec les poissons, et ils me procurent la nourriture dont j'ai besoin, comme si j'Ă©tais leur monarque. Je vais pousser un sifflement particulier, pourvu que cela ne te contrarie pas, et tu vas voir comme ils vont reparaĂ®tre." Il arriva comme il le prĂ©dit. Il reprit sa royale natation, entourĂ© de son cortège de sujets. Et, quoiqu'au bout de quelques secondes, il eût complètement disparu Ă  mes yeux, avec une longue-vue, je pus encore le distinguer, aux dernières limites de l'horizon. Il nageait, d'une main, et, de l'autre, essuyait ses yeux, qu'avait injectĂ©s de sang la contrainte terrible de s'être approchĂ© de la terre ferme. Il avait agi ainsi pour me faire plaisir. Je rejetai l'instrument rĂ©vĂ©lateur contre l'escarpement Ă  pic; il bondit de roche en roche, et ses fragments Ă©pars, ce sont les vagues qui le reçurent: tels furent la dernière dĂ©monstration et le suprême adieu, par lesquels je m'inclinai, comme dans un rêve, devant une noble et infortunĂ©e intelligence! Cependant, tout Ă©tait rĂ©el dans ce qui s'Ă©tait passĂ©, pendant ce soir d'Ă©tĂ©.


*


Chaque nuit, plongeant l'envergure de mes ailes dans ma mĂ©moire agonisante, j'Ă©voquais le souvenir de Falmer... chaque nuit. Ses cheveux blonds, sa figure ovale, ses traits majestueux Ă©taient encore empreints dans mon imagination... indestructiblement... surtout ses cheveux blonds. Éloignez, Ă©loignez donc cette tête sans chevelure, polie comme la carapace de la tortue. Il avait quatorze ans, et je n'avais qu'un an de plus. Que cette lugubre voix se taise. Pourquoi vient-elle me dĂ©noncer? Mais c'est moi-même qui parle. Me servant de ma propre langue pour Ă©mettre ma pensĂ©e, je m'aperçois que mes lèvres remuent, et que c'est moi-même qui parle. Et, c'est moi-même qui, racontant une histoire de ma jeunesse, et sentant le remords pĂ©nĂ©trer dans mon coeur... c'est moi-même, Ă  moins que je ne me trompe... c'est moi-même qui parle. Je n'avais qu'un an de plus. Quel est donc celui auquel je fais allusion. C'est un ami que je possĂ©dais dans les temps passĂ©s, je crois. Oui, oui, j'ai dĂ©jĂ  dit comment il s'appelle... Je ne veux pas Ă©peler de nouveau ces six lettres, non, non. Il n'est pas utile non plus de rĂ©pĂ©ter que j'avais un an de plus. Qui le sait? RĂ©pĂ©tons-le, cependant, mais avec un pĂ©nible murmure: je n'avais qu'un an de plus. Même alors, la prĂ©Ă©minence de ma force physique Ă©tait plutĂ´t un motif de soutenir, Ă  travers le rude sentier de la vie, celui qui s'Ă©tait donnĂ© Ă  moi, que de maltraiter un être visiblement plus faible. Or, je crois en effet qu'il Ă©tait plus faible... Même alors. C'est un ami que je possĂ©dais dans les temps passĂ©s, je crois. La prĂ©Ă©minence de ma force physique... chaque nuit... Surtout ses cheveux blonds. Il existe plus d'un être humain qui a vu des têtes chauves: la vieillesse, la maladie, la douleur (les trois ensemble ou prises sĂ©parĂ©ment) expliquent ce phĂ©nomène nĂ©gatif d'une manière satisfaisante. Telle est, du moins, la rĂ©ponse que me ferait un savant, si je l'interrogeais lĂ -dessus. La vieillesse, la maladie, la douleur. Mais je n'ignore pas (moi, aussi, je suis savant) qu'un jour, parce qu'il m'avait arrêtĂ© la main, au moment où je levais mon poignard pour percer le sein d'une femme, je le saisis par les cheveux avec un bras de fer, et le fis tournoyer en l'air avec une telle vitesse, que la chevelure me resta dans la main, et que son corps, lancĂ© par la force centrifuge, alla cogner contre le tronc d'un chêne... Je n'ignore pas qu'un jour sa chevelure me resta dans la main. Moi, aussi, je suis savant. Oui, oui, j'ai dĂ©jĂ  dit comment il s'appelle. Je n'ignore pas qu'un jour j'accomplis un acte infâme, tandis que son corps Ă©tait lancĂ© par la force centrifuge. Il avait quatorze ans. Quand, dans un accès d'aliĂ©nation mentale, je cours Ă  travers les champs, en tenant, pressĂ©e sur mon coeur, une chose sanglante que je conserve depuis longtemps, comme une relique vĂ©nĂ©rĂ©e, les petits enfants qui me poursuivent... les petits enfants et les vieilles femmes qui me poursuivent Ă  coups de pierre, poussent ces gĂ©missements lamentables: "VoilĂ  la chevelure de Falmer." Éloignez, Ă©loignez donc cette tête chauve, polie comme la carapace de la tortue... Une chose sanglante. Mais c'est moi-même qui parle. Sa figure ovale, ses traits majestueux. Or, je crois en effet qu'il Ă©tait plus faible. Les vieilles femmes et les petits enfants. Or, je crois en effet... qu'est-ce que je voulais dire?... or, je crois, en effet, qu'il Ă©tait plus faible. Avec un bras de fer. Ce choc, ce choc l'a-t-il tuĂ©? Ses os ont-ils Ă©tĂ© brisĂ©s contre l'arbre... irrĂ©parablement? L'a-t-il tuĂ©, ce choc engendra par la vigueur d'un athlète? A-t-il conservĂ© la vie, quoique ses os se soient irrĂ©parablement brisĂ©s... irrĂ©parablement? Ce choc l'a-t-il tuĂ©? Je crains de savoir ce dont mes yeux fermĂ©s ne furent pas tĂ©moins. En effet... Surtout ces cheveux blonds. En effet, je m'enfuis au loin avec une conscience dĂ©sormais implacable. Chaque nuit. Lorsqu'un jeune homme, qui aspire Ă  la gloire, dans un cinquième Ă©tage, penchĂ© sur sa table de travail, Ă  l'heure silencieuse de minuit, perçoit un bruissement qu'il ne sait Ă  quoi attribuer, il tourne, de tous les cĂ´tĂ©s, sa tête, alourdie par la mĂ©ditation et les manuscrits poudreux; mais, rien, aucun indice surpris ne lui rĂ©vèle la cause de ce qu'il entend si faiblement, quoique cependant il l'entende. Il s'aperçoit, enfin, que la fumĂ©e de sa bougie, prenant son essor vers le plafond, occasionne, Ă  travers l'air ambiant, les vibrations presque imperceptibles d'une feuille de papier accrochĂ©e Ă  un clou figĂ© contre la muraille. Dans un cinquième Ă©tage. De même qu'un jeune homme, qui aspire Ă  la gloire, entend un bruissement qu'il ne sait Ă  quoi attribuer, ainsi j'entends une voix mĂ©lodieuse qui prononce Ă  mon oreille: "Maldoror!" Mais, avant de mettre fin Ă  sa mĂ©prise, il croyait entendre les ailes d'un moustique... penchĂ© sur sa table de travail. Cependant, je ne rêve pas; qu'importe que je sois Ă©tendu sur mon lit de satin. Je fais avec sang-froid la perspicace remarque que j'ai les yeux ouverts, quoiqu'il soit l'heure des dominos roses et des bals masquĂ©s. Jamais... oh! non, jamais!... une voix mortelle ne fit entendre ces accents sĂ©raphiques, en prononçant, avec tant de douloureuse Ă©lĂ©gance, les syllabes de mon nom! Les ailes d'un moustique... Comme sa voix est bienveillante... M'a-t-il donc pardonnĂ©? Mon corps alla cogner contre le tronc d'un chêne... "Maldoror!"



Fin du quatrième chant



Chant cinquième



Que le lecteur ne se fâche pas contre moi, si ma prose n'a pas le bonheur de lui plaire. Tu soutiens que mes idĂ©es sont au moins singulières. Ce que tu dis lĂ , homme respectable, est la vĂ©ritĂ©; mais une vĂ©ritĂ© partiale. Or, quelle source abondante d'erreurs et de mĂ©prises n'est pas toute vĂ©ritĂ© partiale! Les bandes d'Ă©tourneaux ont une manière de voler qui leur est propre, et semble soumise Ă  une tactique uniforme et rĂ©gulière, telle que serait une troupe disciplinĂ©e, obĂ©issant avec prĂ©cision Ă  la voix d'un seul chef. C'est Ă  la voix de l'instinct que les Ă©tourneaux obĂ©issent, et leur instinct les porte Ă  se rapprocher toujours du centre du peloton, tandis que la rapiditĂ© de leur vol les emporte sans cesse au-delĂ ; en sorte que cette multitude d'oiseaux, ainsi rĂ©unis par une tendance commune vers le même point aimantĂ©, allant et venant sans cesse, circulant et se croisant en tous sens, forme une espèce de tourbillon fort agitĂ©, dont la masse entière, sans suivre de direction bien certaine, paraĂ®t avoir un mouvement gĂ©nĂ©ral d'Ă©volution sur elle-même, rĂ©sultant des mouvements particuliers de circulation propres Ă  chacune de ses parties, et dans lequel le centre, tendant perpĂ©tuellement Ă  se dĂ©velopper, mais sans cesse pressĂ©, repoussĂ© par l'effort contraire des lignes environnantes qui pèsent sur lui, est constamment plus serrĂ© qu'aucune de ces lignes, lesquelles le sont elles-mêmes d'autant plus, qu'elles sont plus voisines du centre. MalgrĂ© cette singulière manière de tourbillonner, les Ă©tourneaux n'en fendent pas moins, avec une vitesse rare, l'air ambiant, et gagne sensiblement, Ă  chaque seconde, un terrain prĂ©cieux pour le terme de leurs fatigues et le but de leur pèlerinage. Toi, de même, ne fais pas attention Ă  la manière bizarre dont je chante chacune de ces strophes. Mais, sois persuadĂ© que les accents fondamentaux de la poĂ©sie n'en conservent pas moins leur intrinsèque droit sur mon intelligence. Ne gĂ©nĂ©ralisons pas des faits exceptionnels, je ne demande pas mieux: cependant mon caractère est dans l'ordre des choses possibles. Sans doute, entre les deux termes extrêmes de la littĂ©rature, telle que tu l'entends, et de la mienne, il en est une infinitĂ© d'intermĂ©diaires et il serait facile de multiplier les divisions; mais, il n'y aurait nulle utilitĂ©, et il y aurait le danger de donner quelque chose d'Ă©troit et de faux Ă  une conception Ă©minemment philosophique, qui cesse d'être rationnelle, dès qu'elle n'est plus comprise comme elle a Ă©tĂ© imaginĂ©e, c'est-Ă -dire avec ampleur. Tu sais allier l'enthousiasme et le froid intĂ©rieur, observateur d'une humeur concentrĂ©e; enfin, pour moi, je te trouve parfait... Et tu ne veux pas me comprendre! Si tu n'es pas en bonne santĂ©, suis mon conseil (c'est le meilleur que je possède Ă  ta disposition), et va faire une promenade dans la campagne. Triste compensation, qu'en dis-tu? Lorsque tu auras pris l'air, reviens me trouver: tes sens seront plus reposĂ©s. Ne pleure plus; je ne voulais pas te faire de la peine. N'est-il pas vrai, mon ami, que, jusqu'Ă  un certain point, ta sympathie est acquise Ă  mes chants? Or, qui t'empêche de franchir les autres degrĂ©s? La frontière entre ton goût et le mien est invisible; tu ne pourras jamais la saisir; preuve que cette frontière elle-même n'existe pas. RĂ©flĂ©chis donc qu'alors (je ne fais ici qu'effleurer la question) il ne serait pas impossible que tu eusses signĂ© un traitĂ© d'alliance avec l'obstination, cette agrĂ©able fille du mulet, source si riche d'intolĂ©rance. Si je ne savais pas que tu n'Ă©tais pas un sot, je ne te ferais pas un semblable reproche. Il n'est pas utile pour toi que tu t'encroûtes dans la cartilagineuse carapace d'un axiome que tu crois inĂ©branlable. Il y a d'autres axiomes aussi qui sont inĂ©branlables, et qui marchent parallèlement avec le tien. Si tu as penchant marquĂ© pour le caramel (admirable farce de la nature), personne ne le concevra comme un crime; mais, ceux dont l'intelligence, plus Ă©nergique et capable de plus grandes choses, prĂ©fère le poivre et l'arsenic, ont de bonnes raisons d'agir de la sorte, sans avoir l'intention d'imposer leur pacifique domination Ă  ceux qui tremblent de peur devant une musaraigne ou l'expression parlante des surfaces d'un cube. Je parle par expĂ©rience, sans venir ici jouer le rĂ´le de provocateur. Et, de même que les rotifères et les tardigrades peuvent être chauffĂ©s Ă  une tempĂ©rature voisine de l'Ă©bullition, sans perdre nĂ©cessairement leur vitalitĂ©, il en sera de même pour toi, si tu sais t'assimiler, avec prĂ©caution, l'âcre sĂ©rositĂ© suppurative qui se dĂ©gage avec lenteur de l'agacement que causent mes intĂ©ressantes Ă©lucubrations. Eh quoi, n'est-on pas parvenu Ă  greffer sur le dos d'un rat vivant la queue dĂ©tachĂ©e du corps d'un autre rat? Essaie donc pareillement de transporter dans ton imagination les diverses modifications de ma raison cadavĂ©rique. Mais, sois prudent. À l'heure que j'Ă©cris, de nouveaux frissons parcourent l'atmosphère intellectuelle: il ne s'agit que d'avoir le courage de les regarder en face. Pourquoi fais-tu cette grimace? Et même tu l'accompagnes d'un geste que l'on ne pourrait imiter qu'après un long apprentissage. Sois persuadĂ© que l'habitude est nĂ©cessaire en tout; et, puisque la rĂ©pulsion instinctive, qui s'Ă©tait dĂ©clarĂ©e, dès les premières pages, a notablement diminuĂ© de profondeur, en raison inverse de l'application Ă  la lecture, comme un furoncle qu'on incise, il faut espĂ©rer, quoique ta tête soit encore malade, que ta guĂ©rison ne tardera certainement pas Ă  rentrer dans sa dernière pĂ©riode. Pour moi, il est indubitable que tu vogues dĂ©jĂ  en pleine convalescence; cependant, ta figure est restĂ©e bien maigre, hĂ©las! Mais... courage!... il y a en toi un esprit peu commun, je t'aime, et je ne dĂ©sespère pas de ta complète dĂ©livrance, pourvu que tu absorbes quelques substances mĂ©dicamenteuses; qui ne feront que hâter la dernière disparition du mal. Comme nourriture astringente et tonique, tu arracheras d'abord les bras de ta mère (si elle existe encore), tu les dĂ©pèceras en petits morceaux et tu les mangeras ensuite, en un seul jour, sans qu'aucun trait de ta figure ne trahisse ton Ă©motion. Si ta mère Ă©tait trop vieille, choisis un autre sujet chirurgique, plus jeune et plus frais, sur lequel la rugine aura pris, et dont les os tarsiens, quand il marche, prennent aisĂ©ment un point d'appui pour faire la bascule: ta soeur, par exemple. Je ne puis m'empêcher de plaindre son sort, et je ne suis pas de ceux dans lesquels un enthousiasme très froid ne fait qu'affecter la bontĂ©. Toi et moi, nous verserons pour elle, cette vierge aimĂ©e (mais, je n'ai pas de preuves pour Ă©tablir qu'elle soit vierge), deux larmes incoercibles, deux larmes de plomb. Ce sera tout. La potion la plus lĂ©nitive, que je te conseille, est un bassin plein d'un pus blennorrhagique Ă  noyaux, dans lequel on aura prĂ©alablement dissous un kyste pileux de l'ovaire, un chancre folliculaire, un prĂ©puce enflammĂ©, renversĂ© en arrière du gland par une paraphimosis, et trois limaces rouges. Si tu suis mes ordonnances, ma poĂ©sie te recevra Ă  bras ouverts, comme un pou rĂ©sèque, avec ses baisers, la racine d'un cheveu.


*


Je voyais, devant moi, un objet debout sur un tertre. Je ne distinguais pas clairement sa tête; mais, dĂ©jĂ , je devinais qu'elle n'Ă©tait pas d'une forme ordinaire, sans, nĂ©anmoins, prĂ©ciser la proportion exacte de ses contours. Je n'osais m'approcher de cette colonne immobile; et, quand même j'aurais eu Ă  ma disposition les pattes ambulatoires de trois mille crabes (je ne parle même pas de celles qui servent Ă  la prĂ©hension et Ă  la mastication des aliments), je serais encore restĂ© Ă  la même place, si un Ă©vĂ©nement, très futile par lui-même, n'eût prĂ©levĂ© un lourd tribut sur ma curiositĂ©, qui faisait craquer ses digues. Un scarabĂ©e, roulant, sur le sol, avec ses mandibules et ses antennes, une boule, dont les principaux Ă©lĂ©ments Ă©taient composĂ©s de matières excrĂ©mentielles, s'avançait d'un pas rapide, vers le tertre dĂ©signĂ©, s'appliquant Ă  mettre bien en Ă©vidence la volontĂ© qu'il avait de prendre cette direction. Cet animal articulĂ© n'Ă©tait pas de beaucoup plus grand qu'une vache! Si l'on doute de ce que je dis, que l'on vienne Ă  moi, et je satisferai les plus incrĂ©dules par le tĂ©moignage de bons tĂ©moins. Je le suivis de loin, ostensiblement intriguĂ©. Que voulait-il faire de cette grosse boule noire? O lecteur, toi qui te vantes sans cesse de ta perspicacitĂ© (et non Ă  tort), serais-tu capable de me le dire? Mais, je ne veux pas soumettre Ă  une rude Ă©preuve ta passion connue pour les Ă©nigmes. Qu'il te suffise de savoir que, la plus douce punition que je puisse t'infliger, est encore de faire observer que ce mystère ne te sera rĂ©vĂ©lĂ© (il te sera rĂ©vĂ©lĂ©) que plus tard, Ă  la fin de ta vie, quand tu entameras des discussions philosophiques avec l'agonie sur le bord de ton chevet... et peut-être même Ă  la fin de cette strophe. Le scarabĂ©e Ă©tait arrivĂ© au bas du tertre. J'avais emboĂ®tĂ© mon pas sur ses traces, et j'Ă©tais encore Ă  une grande distance du lieu de la scène; car, de même que les stercoraires, oiseaux inquiets comme s'ils Ă©taient toujours affamĂ©s, se plaisent dans les mers qui baignent les deux pĂ´les, et n'avancent qu'accidentellement dans les zones tempĂ©rĂ©es, ainsi je n'Ă©tais pas tranquille, et je portais mes jambes en avant avec beaucoup de lenteur. Mais qu'Ă©tait-ce donc que la substance corporelle vers laquelle j'avançais? Je savais que la famille des pĂ©lĂ©caninĂ©s comprend quatre genres distincts: le fou, le cormoran, la frĂ©gate. La forme grisâtre qui m'apparaissait n'Ă©tait pas un fou. Le bloc plastique que j'observais n'Ă©tait pas une frĂ©gate. La chair cristallisĂ©e que j'observais n'Ă©tait pas un cormoran. Je le voyais maintenant, l'homme Ă  l'encĂ©phale dĂ©pourvu de protubĂ©rance annulaire! Je recherchais vaguement, dans les replis de ma mĂ©moire, dans quelle contrĂ©e torride ou glacĂ©es, j'avais dĂ©jĂ  remarquĂ© ce bec très long, large, convexe, en voûte, Ă  arête marquĂ©e, onguiculĂ©e, renflĂ©e et très crochue Ă  son extrĂ©mitĂ©; ces bords dentelĂ©s, droits; cette mandibule infĂ©rieure, Ă  branches sĂ©parĂ©es jusqu'auprès de la pointe; cet intervalle rempli par une peau membraneuse; cette large poche, jaune et sacciforme, occupant toute la gorge et pouvant se distendre considĂ©rablement; et ces narines très Ă©troites, longitudinales, presque imperceptibles, creusĂ©es dans un sillon basal! Si cet être vivant, Ă  respiration pulmonaire et simple, Ă  corps garni de poils, avait Ă©tĂ© un oiseau entier jusqu'Ă  la plante des pieds, et non plus seulement jusqu'aux Ă©paules, il ne m'aurait pas alors Ă©tĂ© si difficile de le reconnaĂ®tre: chose très facile Ă  faire, comme vous allez le voir vous-même. Seulement, cette fois, je m'en dispense; pour la clartĂ© de ma dĂ©monstration, j'aurais besoin qu'un de ces oiseaux fût placĂ© sur ma table de travail, quand même il ne serait qu'empaillĂ©. Or, je ne suis pas assez riche pour m'en procurer. Suivant pas Ă  pas une hypothèse antĂ©rieure, j'aurais de suite assignĂ© sa vĂ©ritable nature et trouvĂ© une place, dans les cadres d'histoire naturelle, Ă  celui dont j'admirais la noblesse dans sa pose maladive. Avec quelle satisfaction de n'être pas tout Ă  fait ignorant sur les secrets de son double organisme, et quelle aviditĂ© d'en savoir davantage, je le contemplais dans sa mĂ©tamorphose durable! Quoiqu'il ne possĂ©dât pas un visage humain, il me paraissait beau comme les deux longs filaments tentaculiformes d'une insecte; ou plutĂ´t, comme une inhumation prĂ©cipitĂ©e; ou encore, comme la loi de la reconstitutions des organes mutilĂ©s; et surtout, comme un liquide Ă©minemment putrescible! Mais, ne prêtant aucune attention Ă  ce qui se passait aux alentours, l'Ă©tranger regardait toujours devant lui, avec sa tête de pĂ©lican! Un autre jour, je reprendrai la fin de cette histoire. Cependant, je continuerai ma narration avec un morne empressement; car, si, de votre cĂ´tĂ©, il vous tarde où mon imagination veut en venir (plût au ciel qu'en effet, ce ne fût lĂ  que de l'imagination!), du mien, j'ai pris la rĂ©solution de terminer en une seule fois (et non deux!) ce que j'avais Ă  vous dire. Quoique cependant personne n'ait le droit de m'accuser de manquer de courage. Mais, quand on se trouve en prĂ©sence de pareilles circonstances, plus d'un sent battre contre la paume de sa main les pulsations de son coeur. Il vient de mourir, presque inconnu, dans un petit port de Bretagne, un maĂ®tre caboteur, vieux marin, qui fut le hĂ©ros d'une terrible histoire. Il Ă©tait alors capitaine au long cours, et voyageait pour un armateur de Saint-Malo. Or, après une absence de treize mois, il arriva au foyer conjugal, au moment où sa femme, encore alitĂ©e, venait de lui donner un hĂ©ritier, Ă  la reconnaissance duquel il ne se reconnaissait aucun droit. Le capitaine ne fit rien paraĂ®tre de sa surprise et de sa colère; il pria froidement sa femme de s'habiller, et de l'accompagner Ă  une promenade, sur les remparts de la ville. Les remparts de Saint-Malo sont Ă©levĂ©s, et, lorsque souffle le vent du nord, les plus intrĂ©pides reculent. La malheureuse obĂ©it, calme et rĂ©signĂ©e; en rentrant, elle dĂ©lira. Elle expira dans la nuit. Mais, ce n'Ă©tait qu'une femme. Tandis que moi, qui suis un homme, en prĂ©sence d'un drame non moins grand, je ne sais si je conserverai assez d'empire sur moi-même, pour que les muscles de ma figure restassent immobiles! Dès que le scarabĂ©e fut arrivĂ© au bas du tertre, l'homme leva son bras vers l'ouest (prĂ©cisĂ©ment, dans cette direction un vautour des agneaux et un grand-duc de Virginie avaient engagĂ© un combat dans les airs), essuya sur son bec une longue larme qui prĂ©sentait un système de coloration diamantĂ©e, et dit au scarabĂ©e: "Malheureuse boule! ne l'as-tu pas fait rouler assez longtemps? Ta vengeance n'est pas encore assouvie; et, dĂ©jĂ , cette femme, dont tu avais attachĂ©, avec des colliers de perles, les jambes et les bras, de manière Ă  rĂ©aliser un polyèdre amorphe, afin de la traĂ®ner, avec les tarses, Ă  travers les vallĂ©es et les chemins, sur les ronces et les pierres (laisse-moi m'approcher pour voir si c'est encore elle!), a vu ses os se creuser de blessures, ses membres se polir par la loi mĂ©canique du frottement rotatoire, se confondre dans l'unitĂ© de la coagulation, et son corps prĂ©senter, au lieu des linĂ©aments primordiaux et des courbes naturelles, l'apparence monotone d'un seul tout homogène qui ne ressemble que trop, par la confusion de ses divers Ă©lĂ©ments broyĂ©s, Ă  la masse d'un sphère! Il y a longtemps qu'elle est morte; laisse ces dĂ©pouilles Ă  la terre, et prends garde d'augmenter, dans d'irrĂ©parables proportions, la rage qui te consume: ce n'est plus de la justice; car, l'Ă©goïsme, cachĂ© dans les tĂ©guments de ton front, soulève lentement, comme un fantĂ´me, la draperie qui le recouvre." Le vautour des agneaux et le grand-duc de Virginie, portĂ©s insensiblement, par les pĂ©ripĂ©ties de leur lutte, s'Ă©taient rapprochĂ©s de nous. Le scarabĂ©e trembla devant ces paroles inattendues, et, ce qui, dans une autre occasion, aurait Ă©tĂ© un mouvement insignifiant, devint, cette fois, la marque distinctive d'une fureur qui ne connaissait plus de bornes; car, il frotta redoutablement ses cuisses postĂ©rieures contre le bord des Ă©lytres, en faisant entendre un bruit aigu: "Qui es-tu donc, toi, être pusillanime? Il paraĂ®t que tu as oubliĂ© certains dĂ©veloppements Ă©tranges des temps passĂ©s; tu ne les retiens pas dans ta mĂ©moire, mon frère. Cette femme nous a trahis, l'un après l'autre. Toi le premier, moi le second. Il me semble que cette injure ne doit pas (ne doit pas!) disparaĂ®tre du souvenir si facilement. Si facilement! Toi, ta nature magnanime te permet de pardonner. Mais, sais-tu si, malgrĂ© la situation anormale des atomes de cette femme, rĂ©duite Ă  pâte de pĂ©trin (il n'est pas maintenant question de savoir si l'on ne croirait pas, Ă  la première investigation, que ce corps ait Ă©tĂ© augmentĂ© d'une quantitĂ© notable de densitĂ© plutĂ´t par l'engrenage de deux fortes roues que par les effets de ma passion fougueuse), elle n'existe pas encore? Tais-toi, et permets que je me venge." Il reprit son manège, et s'Ă©loigna, la boule poussĂ©e devant lui. Quand il se fut Ă©loignĂ©, le pĂ©lican s'Ă©cria: "Cette femme, par son pouvoir magique, m'a donnĂ© une tête de palmipède, et a changĂ© mon frère en scarabĂ©e: peut-être qu'elle mĂ©rite même de pires traitements que ceux que je viens d'Ă©numĂ©rer." Et moi, qui n'Ă©tais pas certain de ne pas rêver, devinant, par ce que j'avais entendu, la nature des relations hostiles qui unissaient, au-dessus de moi, dans un combat sanglant, le vautour des agneaux et le grand-duc de Virginie, je rejetai, comme un capuchon, ma tête en arrière, afin de donner, au jeu de mes poumons, l'aisance et l'Ă©lasticitĂ© susceptibles, et je leur criai, en dirigeant mes yeux vers le haut: "Vous autres, cessez votre discorde. Vous avez raison tous les deux; car, Ă  chacun elle avait promis son amour; par consĂ©quent elle vous a trompĂ©s ensemble. Mais, vous n'êtes pas les seuls. En outre, elle vous dĂ©pouilla de votre forme humaine, se faisant un jeu cruel de vos plus saintes douleurs. Et, vous hĂ©siterez Ă  me croire! D'ailleurs elle est morte; et le scarabĂ©e lui a fait subir un châtiment d'ineffaçable empreinte, malgrĂ© la pitiĂ© du premier trahi." À ces mots, ils mirent fin Ă  leur querelle, et ne s'arrachèrent plus les plumes, ni les lambeaux de leur chair: ils avaient raison d'agir ainsi. Le grand-duc de Virginie, beau comme un mĂ©moire sur la courbe que dĂ©crit un chien en courant après son maĂ®tre, s'enfonça dans les crevasses d'un couvent en ruine. Le vautour des agneaux, beau comme la loi de l'arrêt de dĂ©veloppement de la poitrine chez les adultes dont la propension Ă  la croissance n'est pas en rapport avec la quantitĂ© de molĂ©cules que leur organisme s'assimile, se perdit dans les hautes couches de l'atmosphère. Le pĂ©lican, dont le gĂ©nĂ©reux pardon m'avait causĂ© beaucoup d'impression, parce que je ne le trouvais pas naturel, reprenant sur son tertre l'impassibilitĂ© majestueuse d'un phare, comme pour avertir les navigateurs humains de faire attention Ă  son exemple, et de prĂ©server leur sort de l'amour des magiciennes sombres, regardait toujours devant lui. Le scarabĂ©e, beau comme le tremblement des mains dans l'alcoolisme, disparaissait Ă  l'horizon. Quatre existences de plus que l'on pouvait rayer du livre de vie. Je m'arrachai un muscle entier dans le bras gauche, car je ne savais plus ce que je faisais, tant je me trouvais Ă©mu devant cette quadruple infortune. Et, moi, qui croyais que c'Ă©taient des matières excrĂ©mentielles. Grande bête que je suis, va.


*


L'anĂ©antissement intermittent des facultĂ©s humaines: quoi que votre pensĂ©e penchât Ă  supposer, ce ne sont pas lĂ  des mots. Du moins, ce ne sont pas des mots comme les autres. Qu'il lève la main, celui qui croirait accomplir un acte juste, en priant quelque bourreau de l'Ă©corcher vivant. Qu'il redresse la tête, avec la voluptĂ© du sourire, celui, qui, volontairement, offrirait sa poitrine aux balles de la mort. Mes yeux chercheront la marque des cicatrices; mes dix doigts concentreront la totalitĂ© de leur attention Ă  palper soigneusement la chair de cet excentrique; je vĂ©rifierai que les Ă©claboussures de la cervelle ont rejailli sur le satin de mon front. N'est-ce pas qu'un homme, amant d'un pareil martyre, ne se trouverait pas dans l'univers entier? Je ne connais pas ce que c'est que le rire, c'est vrai, ne l'ayant jamais Ă©prouvĂ© par moi-même. Cependant, quelle imprudence n'y aurait-il pas Ă  soutenir que mes lèvres ne s'Ă©largiraient pas, s'il m'Ă©tait donnĂ© de voir celui qui prĂ©tendrait que, quelque part, cet homme-lĂ  existe? Ce qu'aucun ne souhaiterait pour sa propre existence, m'a Ă©tĂ© Ă©chu par un lot inĂ©gal. Ce n'est pas que mon corps nage dans le lac de la douleur; passe alors. Mais, l'esprit se dessèche par une rĂ©flexion condensĂ©e et continuellement tendue; il hurle comme les grenouilles d'un marĂ©cage, quand une troupe de flamants voraces et de hĂ©rons affamĂ©s vient s'abattre sur les joncs de ses bords. Heureux celui qui dort paisiblement dans un lit de plumes, arrachĂ©es Ă  la poitrine de l'eider, sans remarquer qu'il se trahit lui-même. VoilĂ  plus de trente ans que je n'ai pas encore dormi. Depuis l'imprononçable jour de ma naissance, j'ai vouĂ© aux planches somnifères une haine irrĂ©conciliable. C'est moi qui l'ai voulu; que nul ne soit accusĂ©. Vite, que l'on se dĂ©pouille du soupçon avortĂ©. Distinguez-vous, sur mon front, cette pâle couronne? Celle qui la tressa de ses doigts maigres fut la tĂ©nacitĂ©. Tant qu'un reste de sève brûlante coulera dans mes os, comme un torrent de mĂ©tal fondu, je ne dormirai point. Chaque nuit, je force mon oeil livide Ă  fixer les Ă©toiles, Ă  travers les carreaux de ma fenêtre. Pour être plus sûr de moi-même, un Ă©clat de bois sĂ©pare mes paupières gonflĂ©es. Lorsque l'aurore apparaĂ®t, elle me retrouve dans la même position, le corps appuyĂ© verticalement, et debout contre le plâtre de la muraille froide. Cependant, il m'arrive quelquefois de rêver, mais sans perdre un seul instant le vivace sentiment de ma personnalitĂ© et la libre facultĂ© de me mouvoir: sachez que le cauchemar qui se cache dans les angles phosphoriques de l'ombre, la fièvre qui palpe mon visage avec son moignon, chaque animal impur qui dresse sa griffe sanglante, eh bien, c'est ma volontĂ© qui, pour donner un aliment stable Ă  son activitĂ© perpĂ©tuelle, les fait tourner en rond. En effet, atome qui se venge en son extrême faiblesse, le libre arbitre ne craint pas d'affirmer, avec une autoritĂ© puissante, qu'il ne compte pas l'abrutissement parmi le nombre de ses fils: celui qui dort est moins qu'un homme châtrĂ© la veille. Quoique l'insomnie entraĂ®ne, vers les profondeurs la fosse, ces muscles qui dĂ©jĂ  rĂ©pandent une odeur de cyprès, jamais la blanche catacombe de mon intelligence n'ouvrira ses sanctuaires aux yeux du CrĂ©ateur. Une secrète et noble justice, vers les bras tendus de laquelle je me lance par instinct, m'ordonne de traquer sans trêve cet ignoble châtiment. Ennemi redoutable de mon âme imprudente, Ă  l'heure où l'on allume un falot sur la cĂ´tĂ©, je dĂ©fends Ă  mes reins infortunĂ©s de se coucher sur la rosĂ©e de gazon. Vainqueur, je repousse les embûches de l'hypocrite pavot. Il est en consĂ©quence certain que, par cette lutte Ă©trange, mon coeur a murĂ© ses desseins, affamĂ© qui se mange lui-même. ImpĂ©nĂ©trable comme les gĂ©ants, moi, j'ai vĂ©cu sans cesse avec l'envergure des yeux bĂ©ante. Au moins, il est avĂ©rĂ© que, pendant le jour, chacun peut opposer une rĂ©sistance utile contre le Grand Objet ExtĂ©rieur (qui ne sais pas son nom?); car, alors, la volontĂ© veille Ă  sa propre dĂ©fense avec un remarquable acharnement. Mais aussitĂ´t que le voile des vapeurs nocturnes s'Ă©tend, même sur les condamnĂ©s que l'on va pendre, oh! voir son intellect entre les sacrilèges mains d'un Ă©tranger. Un implacable scalpel en scrute les broussailles Ă©paisses. La conscience exhale un long râle de malĂ©diction; car, le voile de sa pudeur reçoit de cruelles dĂ©chirures. Humiliation! Notre porte est ouverte Ă  la curiositĂ© farouche du CĂ©leste Bandit. Je n'ai pas mĂ©ritĂ© ce supplice infâme, toi, le hideux espion de ma causalitĂ©! Si j'existe, je ne suis pas un autre. Je n'admets pas en moi cette Ă©quivoque pluralitĂ©. Je veux rĂ©sider seul dans mon intime raisonnement. L'autonomie... ou bien qu'on me change en hippopotame. AbĂ®me-toi sous terre, Ă´ anonyme stigmate, et ne reparais plus devant mon indignation hagarde. Ma subjectivitĂ© et le CrĂ©ateur, c'est trop pour un cerveau. Quand la nuit obscurcit le cours des heures, quel est celui qui n'a pas combattu contre l'influence du sommeil, dans sa couche mouillĂ©e d'une glaciale sueur? Ce lit, attirant contre son sein les facultĂ©s mourantes, n'est qu'un tombeau composĂ© de planches de sapin Ă©quarri. La volontĂ© se retire insensiblement, comme en prĂ©sence d'une force invisible. Une poix visqueuse Ă©paissit le cristallin des yeux. Les paupières se recherchent comme deux amis. Le corps n'est plus qu'un cadavre qui respire. Enfin, quatre Ă©normes pieux clouent sur le matelas la totalitĂ© des membres. Et remarquez, je vous prie, qu'en somme les draps ne sont que des linceuls. Voici la cassolette où brûle l'encens des religions. L'Ă©ternitĂ© mugit, ainsi qu'une mer lointaine, et s'approche Ă  grands pas. L'appartement a disparu: prosternez-vous, humains, dans la chapelle ardente! Quelquefois, s'efforçant inutilement de vaincre les imperfections de l'organisme, au milieu du sommeil le plus lourd, le sens magnĂ©tisĂ© s'aperçoit avec Ă©tonnement qu'il n'est plus qu'un bloc de sĂ©pulture, et raisonne admirablement, appuyĂ© sur une subtilitĂ© incomparable: "Sortir de cette couche est un problème plus difficile qu'on ne le pense. Assis sur la charrette, l'on m'entraĂ®ne vers la binaritĂ© des poteaux de la guillotine. Chose curieuse, mon bras inerte s'est assimilĂ© savamment la raideur de la souche. C'est très mauvais de rêver qu'on marche Ă  l'Ă©chafaud." Le sang coule Ă  larges flots Ă  travers la figure. La poitrine effectue des soubresauts rĂ©pĂ©tĂ©s, et se gonfle avec des sifflements. Le poids d'un obĂ©lisque Ă©touffe l'expression de la rage. Le rĂ©el a dĂ©truit les rêves de la somnolence! Qui ne sait pas que, lorsque la lutte se prolonge entre le moi, plein de fiertĂ©, et l'accroissement terrible de la catalepsie, l'esprit hallucinĂ© perd le jugement? RongĂ© par le dĂ©sespoir, il se complaĂ®t dans son mal, jusqu'Ă  ce qu'il ait vaincu la nature, et que le sommeil, voyant sa proie lui Ă©chapper, s'enfuie son retour loin de son coeur, d'une aile irritĂ©e et honteuse. Jetez un peu de cendre sur mon orbite en feu. Ne fixez pas mon oeil, qui ne se ferme jamais. Comprenez-vous les souffrances que j'endure (cependant, l'orgueil est satisfait)? Dès que la nuit exhorte les humains au repos, un homme, que je connais, marche Ă  grands pas dans la campagne. Je crains que ma rĂ©solution ne succombe aux atteintes de la vieillesse. Qu'il arrive, ce jour fatal où je m'endormirai! Au rĂ©veil mon rasoir, se frayant un passage Ă  travers le cou, prouvera que rien n'Ă©tait, en effet, plus rĂ©el.


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- Mais qui donc!... mais qui donc ose, ici, comme un conspirateur, traĂ®ner les anneaux de son corps vers ma poitrine noire? Qui que tu sois, excentrique python, par quel prĂ©texte excuses-tu ta prĂ©sence ridicule? Est-ce un vaste remords qui te tourmente? Car, vois-tu, boa, ta sauvage majestĂ© n'a pas, je le suppose, l'exorbitante prĂ©tention de se soustraire Ă  la comparaison que j'en fais avec les traits du criminel. Cette bave Ă©cumeuse et blanchâtre est, pour moi, le signe de la rage. Écoute-moi: sais-tu que ton oeil est loin de boire un rayon cĂ©leste? N'oublie pas que si ta prĂ©somptueuse cervelle m'a cru capable de t'offrir quelques paroles de consolation, ce ne peut être que pour le motif d'une ignorance totalement dĂ©pourvue de connaissances physiognomoniques. Pendant un temps, bien entendu, suffisant, dirige la lueur de tes yeux vers ce que j'ai le droit, comme un autre, d'appeler mon visage! Ne vois-tu pas comme il pleure? Tu t'es trompĂ©, basilic. Il est nĂ©cessaire que tu cherches ailleurs la triste ration de soulagement, que mon impuissance radicale te retranche, malgrĂ© les nombreuses protestations de ma bonne volontĂ©. Oh! quelle force, en phrases exprimable, fatalement t'entraĂ®na vers ta perte? Il est presque impossible que je m'habitue Ă  ce raisonnement que tu ne comprennes pas que, plaquant sur le gazon rougi, d'un coup de mon talon, les courbes fuyantes de ta tête triangulaire, je pourrais pĂ©trir un innommable mastic avec l'herbe de la savane et la chair de l'Ă©crasĂ©.

- Disparais le plus tĂ´t possible loin de moi, coupable Ă  la face blême! Le mirage fallacieux de l'Ă©pouvantement t'a montrĂ© ton propre spectre! Dissipe tes injurieux soupçons, si tu ne veux pas que je t'accuse Ă  mon tour, et que je ne porte contre toi une rĂ©crimination qui serait certainement approuvĂ©e par le jugement du serpentaire reptilivore. Quelle monstrueuse aberration de l'imagination t'empêche de me reconnaĂ®tre! Tu ne te rappelles donc pas les services importants que je t'ai rendus, par la gratification d'une existence que je fis Ă©merger du chaos, et, de ton cĂ´tĂ©, le voeu, Ă  jamais inoubliable, de ne pas dĂ©serter mon drapeau; afin de me rester fidèle jusqu'Ă  la mort? Quand tu Ă©tais enfant (ton intelligence Ă©tait alors dans sa plus belle phase), le premier, tu grimpais sur la colline, avec la vitesse de l'isard, pour saluer, par un geste de ta petite main, les multicolores rayons de l'aurore naissante. Les notes de ta voix jaillissaient, de ton larynx sonore, comme des perles diamantines, et rĂ©solvaient leurs collectives personnalitĂ©s, dans l'agrĂ©gation vibrante d'un long hymne d'adoration. Maintenant, tu rejettes Ă  tes pieds, comme un haillon souillĂ© de boue, la longanimitĂ© dont j'ai fait trop longtemps preuve. La reconnaissance a vu ses racines se dessĂ©cher, comme le lit d'une mare; mais, Ă  sa place, l'ambition a crû dans des proportions qu'il me serait pĂ©nible de qualifier. Quel est-il, celui qui m'Ă©coute, pour avoir une telle confiance dans l'abus de sa propre faiblesse.

- Et qui es-tu, toi-même, substance audacieuse? Non!... Non!... je ne me trompe pas; et, malgrĂ© les mĂ©tamorphoses multiples auxquelles tu as recours, toujours ta tête de serpent reluira devant mes yeux comme un phare d'Ă©ternelle justice, et de cruelle domination! Il a voulu prendre les rênes du commandement, mais il ne sait pas rĂ©gner! Il a voulu devenir un objet d'horreur pour tous les êtres de la crĂ©ation, et il a rĂ©ussi. Il a voulu prouver que lui seul est le monarque de l'univers, et c'est en cela qu'il s'est trompĂ©. O misĂ©rable! as-tu attendu jusqu'Ă  cette heure pour entendre les murmures et les complots qui, s'Ă©levant simultanĂ©ment de la surface des sphères, viennent raser d'une aile farouche les rebords papillacĂ©s de ton destructible tympan? Il n'est pas loin, le jour, où mon bras te renversera dans la poussière, empoisonnĂ©e par ta respiration, et, arrachant de tes entrailles une nuisible vie, laissera sur le chemin ton cadavre, criblĂ© de contorsions, pour apprendre au voyageur consternĂ©, que cette chair palpitante, qui frappe sa vue d'Ă©tonnement, et cloue dans son palais sa langue muette, ne doit plus être comparĂ©e, si l'on garde son sang-froid, qu'au tronc pourri d'un chêne, qui tomba de vĂ©tustĂ©! Quelle pensĂ©e de pitiĂ© me retient devant ta prĂ©sence? Toi-même, recule plutĂ´t devant moi, te dis-je, et va laver ton incommensurable honte dans le sang d'un enfant qui vient de naĂ®tre: voilĂ  quelles sont tes habitudes. Elles sont dignes de toi. Va... marche toujours devant toi. Je te condamne Ă  devenir errant. Je te condamne Ă  rester seul et sans famille. Chemine constamment, afin que tes jambes te refusent leur soutien. Traverse les sables des dĂ©serts jusqu'Ă  ce que la fin du monde engloutisse les Ă©toiles dans le nĂ©ant. Lorsque tu passeras près de la tanière du tigre, il s'empressera de fuir, pour ne pas regarder, comme dans un miroir, son caractère exhaussĂ© sur le socle de la perversitĂ© idĂ©ale. Mais, quand la fatigue impĂ©rieuse t'ordonnera d'arrêter ta marche devant les dalles de mon palais, recouvertes de ronces et de chardons, fais attention Ă  tes sandales en lambeaux, et franchis, sur la pointe des pieds, l'Ă©lĂ©gance des vestibules. Ce n'est pas une recommandation inutile. Tu pourrais Ă©veiller ma jeune Ă©pouse et mon fils en bas âge, couchĂ©s dans les caveaux de plomb qui longent les fondements de l'antique château. Si tu ne prenais tes prĂ©cautions d'avance, ils pourraient te faire pâlir par leurs hurlements souterrains. Quand ton impĂ©nĂ©trable volontĂ© leur Ă´ta l'existence, ils n'ignoraient pas que ta puissance est redoutable, et n'avaient aucun doute Ă  cet Ă©gard; mais, ils ne s'attendaient point (et leurs adieux suprêmes me confirmèrent leur croyance) que ta Providence se serait montrĂ©e Ă  ce point impitoyable! Quoi qu'il en soit, traverse rapidement ces salles abandonnĂ©es et silencieuses, aux lambris d'Ă©meraude, mais aux armoiries fanĂ©es, où reposent les glorieuses statues de mes ancêtres. Ces corps de marbre sont irritĂ©s contre toi; Ă©vite leurs regards vitreux. C'est un conseil que te donne la langue de leur unique et dernier descendant. Regarde comme leur bras est levĂ© dans l'attitude de la dĂ©fense provocatrice, la tête fièrement renversĂ©e en arrière. Sûrement ils ont devinĂ© le mal que tu m'as fait; et, si tu passes Ă  portĂ©e des piĂ©destaux glacĂ©s qui soutiennent ces blocs sculptĂ©s, la vengeance t'y attend. Si ta dĂ©fense, a besoin de m'objecter quelque chose, parle. Il est trop tard pour pleurer maintenant. Il fallait pleurer dans des moments plus convenables, quand l'occasion Ă©tait propice. Si tes yeux sont enfin dessillĂ©s, juge toi-même quelles ont Ă©tĂ© les consĂ©quences de ta conduite. Adieu! je m'en vais respirer la brise des falaises; car, mes poumons, Ă  moitiĂ© Ă©touffĂ©s, demandent Ă  grands cris un spectacle plus tranquille et plus vertueux que le tien!


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O pĂ©dĂ©rastes incomprĂ©hensibles, ce n'est pas moi qui lancerai des injures Ă  votre grande dĂ©gradation; ce n'est pas moi qui viendrai jeter le mĂ©pris sur votre anus infundibuliforme. Il suffit que les maladies honteuses, et presque incurables, qui vous assiègent, portent avec elles leur immanquable châtiment. LĂ©gislateurs d'institutions stupides, inventeurs d'une morale Ă©troite, Ă©loignez-vous de moi, car je suis une âme impartiale. Et vous, jeunes adolescents ou plutĂ´t jeunes filles, expliquez-moi comment et pourquoi (mais, tenez-vous Ă  une convenable distance, car, moi non plus, je ne sais pas rĂ©sister Ă  mes passions) la vengeance a germĂ© dans vos coeurs, pour avoir attachĂ© au flanc de l'humanitĂ© une pareille couronne de blessures. Vous la faites rougir de ses fils par votre conduite (que, moi, je vĂ©nère!); votre prostitution, s'offrant au premier venu, exerce la logique des penseurs les plus profonds, tandis que votre sensibilitĂ© exagĂ©rĂ©e comble la mesure de la stupĂ©faction de la femme elle-même. Êtes-vous d'une nature moins ou plus terrestre que celle de vos semblables? PossĂ©dez-vous un sixième sens qui nous manque? Ne mentez pas, et dites ce que vous pensez. Ce n'est pas une interrogation que je vous pose; car, depuis que je frĂ©quente en observateur la sublimitĂ© de vos intelligences grandioses, je sais Ă  quoi m'en tenir. Soyez bĂ©nis par ma main gauche, soyez sanctifiĂ©s par ma main droite, anges protĂ©gĂ©s par mon amour universel. Je baise votre visage, je baise votre poitrine, je baise, avec mes lèvres suaves, les diverses parties de votre corps harmonieux et parfumĂ©. Que ne m'aviez-vous dit tout de suite ce que vous Ă©tiez, cristallisations d'une beautĂ© morale supĂ©rieure? Il a fallu que je devinasse par moi-même les innombrables trĂ©sors de tendresse et de chastetĂ© que recelaient les battements de votre coeur oppressĂ©. Poitrine ornĂ©e de guirlandes de roses et de vĂ©tyver. Il a fallu que j'entr'ouvrisse vos jambes pour vous connaĂ®tre et que ma bouche se suspendĂ®t aux insignes de votre pudeur. Mais chose importante Ă  reprĂ©senter) n'oubliez pas chaque jour de laver la peau de vos parties, avec de l'eau chaude, car, sinon, des chancres vĂ©nĂ©riens pousseraient infailliblement sur les commissures fendues de mes lèvres inassouvies. Oh! si au lieu d'être un enfer, l'univers n'avait Ă©tĂ© qu'un cĂ©leste anus immense, regardez le geste que je fais du cĂ´tĂ© de mon bas-ventre: oui, j'aurais enfoncĂ© ma verge, Ă  travers son sphyncter sanglant, fracassant, par mes mouvements impĂ©tueux, les propres parois de son bassin! Le malheur n'aurais pas alors soufflĂ©, sur mes yeux aveuglĂ©s, des dunes entières de sable mouvant; j'aurais dĂ©couvert l'endroit souterrain où gĂ®t la vĂ©ritĂ© endormie, et les fleuves de mon sperme visqueux auraient trouvĂ© de la sorte un ocĂ©an où se prĂ©cipiter! Mais, pourquoi me surprends-je Ă  regretter un Ă©tat de choses imaginaire et qui ne recevra jamais le cachet de son accomplissement ultĂ©rieur? Ne nous donnons pas la peine de construire de fugitives hypothèses. En attendant, que celui qui brûle de l'ardeur de partager mon lit vienne me trouver; mais, je mets une condition rigoureuse Ă  mon hospitalitĂ©: il faut qu'il n'ait pas plus de quinze ans. Qu'il ne croie pas de son cĂ´tĂ© que j'en ai trente; qu'est-ce que cela y fait? L'âge ne diminue pas l'intensitĂ© des sentiments, loin de lĂ ; et, quoique mes cheveux soient devenus blancs comme la neige, ce n'est pas Ă  cause de la vieillesse: c'est, au contraire, pour le motif que vous savez. Moi, je n'aime pas les femmes! Ni même les hermaphrodites! Il me faut des êtres qui me ressemblent, sur le front desquels la noblesse humaine soit marquĂ©e en caractères plus tranchĂ©s et ineffaçables! Êtes-vous certain que celles qui portent de longs cheveux, soient de la même nature que la mienne? Je ne le crois pas, et je ne dĂ©serterai pas mon opinion. Une salive saumâtre coule de ma bouche, je ne sais pas pourquoi. Qui veut me la sucer, afin que j'en sois dĂ©barrassĂ©? Elle monte... elle monte toujours! Je sais ce que c'est. J'ai remarquĂ© que, lorsque je bois Ă  la gorge le sang de ceux qui se couchent Ă  cĂ´tĂ© de moi (c'est Ă  tort que l'on me suppose vampire, puisqu'on appelle ainsi des morts qui sortent de leur tombeau; or, moi, je suis un vivant), j'en rejette le lendemain une partie par la bouche: voilĂ  l'explication de la salive infecte. Que voulez-vous que j'y fasse, si les organes affaiblis par le vice, se refusent Ă  l'accomplissement des fonctions de la nutrition? Mais, ne rĂ©vĂ©lez mes confidences Ă  personne. Ce n'est même pas pour moi que je vous dis cela; c'est pour vous-même et les autres, afin que le prestige du secret retienne dans les limites du devoir et de la vertu ceux qui, aimantĂ©s par l'Ă©lectricitĂ© de l'inconnu, seraient tentĂ©s de m'imiter. Ayez la bontĂ© de regarder ma bouche (pour le moment, je n'ai pas le temps d'employer une formule plus longue de politesse); elle vous frappe au premier abord par l'apparence de sa structure, sans mettre le serpent dans vos comparaisons; c'est que j'en contracte le tissu jusqu'Ă  la dernière rĂ©duction, afin de faire croire que je possède un caractère froid. Vous n'ignorez pas qu'il est diamĂ©tralement opposĂ©. Que ne puis-je regarder Ă  travers ces pages sĂ©raphiques le visage de celui qui me lit. S'il n'a pas dĂ©passĂ© la pubertĂ©, qu'il s'approche. Serre-moi contre toi, et ne crains pas de me faire du mal; rĂ©trĂ©cissons progressivement les liens de nos muscles. Davantage. Je sens qu'il est inutile d'insister; l'opacitĂ©, remarquable Ă  plus d'un titre, de cette feuille de papier, est un empêchement des plus considĂ©rables Ă  l'opĂ©ration de notre complète jonction. Moi, j'ai toujours Ă©prouvĂ© un caprice infâme pour la plus pâle jeunesse des collèges, et les enfants Ă©tiolĂ©s des manufactures! Mes paroles ne sont pas les rĂ©miniscences d'un rêve, et j'aurai trop de souvenirs Ă  dĂ©brouiller, si l'obligation m'Ă©tait imposĂ©e de faire passer devant vos yeux les Ă©vĂ©nements qui pourraient affermir de leur tĂ©moignage la vĂ©racitĂ© de ma douloureuse affirmation. La justice humaine ne m'a pas encore surpris en flagrant dĂ©lit, malgrĂ© l'incontestable habiletĂ© de ses agents. J'ai même assassinĂ© (il n'y a pas longtemps!) un pĂ©dĂ©raste qui ne se prêtait pas suffisamment Ă  ma passion; j'ai jetĂ© son cadavre dans un puits abandonnĂ©, et l'on n'a pas de preuves dĂ©cisives contre moi. Pourquoi frĂ©missez-vous de peur, adolescent qui me lisez? Croyez-vous que je veuille en faire autant envers vous? Vous vous montrez souverainement injuste... Vous avez raison: mĂ©fiez-vous de moi, surtout si vous êtes beau. Mes parties offrent Ă©ternellement le spectacle lugubre de la turgescence; nul ne peut soutenir (et combien ne s'en sont-ils pas approchĂ©s!) qu'il les a vues Ă  l'Ă©tat de tranquillitĂ© normale, pas même le dĂ©crotteur qui m'y porta un coup de couteau dans un moment de dĂ©lire. L'ingrat! Je change de vêtements deux fois par semaine, la propretĂ© n'Ă©tant pas le principal motif de ma dĂ©termination. Si je n'agissais pas ainsi, les membres de l'humanitĂ© disparaĂ®traient au bout de quelques jours, dans des combats prolongĂ©s. En effet, dans quelque contrĂ©e que je me trouble, ils me harcèlent continuellement de leur prĂ©sence et viennent lĂ©cher la surface de mes pieds. Mais, quelle puissance possèdent-elles donc, mes gouttes sĂ©minales, pour attirer vers elles tout ce qui respire par des nerfs olfactifs! Ils viennent des bords des Amazones, ils traversent les vallĂ©es qu'arrose le Gange, ils abandonnent le lichen polaire, pour accomplir de longs voyages Ă  ma recherche, et demander aux citĂ©s immobiles, si elles n'ont pas vu passer, un instant, le long de leurs remparts, celui dont le sperme sacrĂ© embaume les montagnes, les lacs, les bruyères, les forêts, les promontoires et la vastitude des mers! Le dĂ©sespoir de ne pas pouvoir me rencontrer (je me cache secrètement dans les endroits les plus inaccessibles, afin d'alimenter leur ardeur) les porte aux actes les plus regrettables. Ils se mettent trois cent mille de chaque cĂ´tĂ©, et les mugissements des canons servent de prĂ©lude Ă  la bataille. Toutes les ailes s'Ă©branlent Ă  la fois, comme un seul guerrier. Les carrĂ©s se forment et tombent aussitĂ´t pour ne plus se relever. Les chevaux effarĂ©s s'enfuient dans toutes les directions. Les boulets labourent le sol, comme des mĂ©tĂ©ores implacables. Le théâtre du combat n'est plus qu'un vaste champ de carnage, quand la nuit rĂ©vèle sa prĂ©sence et que la lune silencieuse apparaĂ®t entre les dĂ©chirures d'un nuage. Me montrant du doigt un espace de plusieurs lieues recouvert de cadavres, le croissant vaporeux de cet astre m'ordonne de prendre un instant, comme le sujet de mĂ©ditatives rĂ©flexions, les consĂ©quences funestes qu'entraĂ®ne, après lui, l'inexplicable talisman enchanteur que la Providence m'accorda. Malheureusement que de siècles ne faudra-t-il pas encore, avant que la race humaine pĂ©risse entièrement par mon piège perfide! C'est ainsi qu'un esprit habile, et qui ne se vante pas, emploie, pour atteindre Ă  ses fins, les moyens mêmes qui paraĂ®traient d'abord y porter un invincible obstacle. Toujours mon intelligence s'Ă©lève vers cette imposante question, et vous êtes tĂ©moin vous-même qu'il ne m'est plus possible de rester dans le sujet modeste que j'avais le dessein de traiter. Un dernier mot... c'Ă©tait une nuit d'hiver. Pendant que la bise sifflait dans les sapins, le CrĂ©ateur ouvrit sa porte au milieu des tĂ©nèbres et fit entrer un pĂ©dĂ©raste.


*


Silence! Il passe un cortège funĂ©raire Ă  cĂ´tĂ© de vous. Inclinez la binaritĂ© de vos rotules vers la terre et entonnez un chant d'outre-tombe. (Si vous considĂ©rez mes paroles plutĂ´t comme une simple forme impĂ©rative, que comme un ordre formel qui n'est pas Ă  sa place, vous montrerez de l'esprit et du meilleur.) Il est possible que vous parveniez de la sorte Ă  rĂ©jouir extrêmement l'âme du mort, qui va se reposer de la vie dans une fosse. Même le fait est, pour moi, certain. Remarquez que je ne dis pas que votre opinion ne puisse jusqu'Ă  un certain point être contraire Ă  la mienne; mais, ce qu'il importe avant tout, c'est de possĂ©der des notions justes sur les bases de la morale, de telle manière que chacun doive se pĂ©nĂ©trer du principe qui commande de faire Ă  autrui ce que l'on voudrait peut-être qui fût fait Ă  soi-même. Le prêtre des religions ouvre le premier la marche, en tenant Ă  la main un drapeau blanc, signe de la paix, et de l'autre un emblème d'or qui reprĂ©sente les parties de l'homme et de la femme, comme pour indiquer que ces membres charnels sont la plupart du temps, abstraction faite de toute mĂ©taphore, des instruments très dangereux entre les mains de ceux qui s'en servent, quand ils les manipulent aveuglĂ©ment pour des buts divers qui se querellent entre eux, au lieu d'engendrer une opportune rĂ©action contre la passion connue qui cause presque tous nos maux. Au bas de son dos est attachĂ©e (artificiellement, bien entendu) une queue de cheval, aux crins Ă©pais, qui balaie la poussière du sol. Elle signifie de prendre garde de ne pas nous ravaler par notre conduite au rang des animaux. Le cercueil connaĂ®t sa route et marche après la tunique flottante du consolateur. Les parents et les amis du dĂ©funt, par la manifestation de leur position, ont rĂ©solu de fermer la marche du cortège. Celui-ci s'avance avec majestĂ©, comme un vaisseau qui fend la pleine mer, et ne craint pas le phĂ©nomène de l'enfoncement; car, au moment, actuel, les tempêtes et les Ă©cueils ne se font pas remarquer par quelque chose de moins que leur inexplicable absence. Les grillons et les crapauds suivent Ă  quelques pas la fête mortuaire; eux, aussi, n'ignorent pas que leur modeste prĂ©sence aux funĂ©railles de quiconque leur sera un jour comptĂ©e. Ils s'entretiennent Ă  voix basse dans leur pittoresque langage (ne soyez pas assez prĂ©somptueux, permettez-moi de vous donner ce conseil intĂ©ressĂ©, pour croire que vous seul possĂ©dez la prĂ©cieuse facultĂ© de traduire les sentiments de votre pensĂ©e) de celui qu'ils regardèrent plus d'une fois courir Ă  travers les prairies verdoyantes, et plonger la sueur de ses membres dans les bleuâtres vagues des golfes arĂ©nacĂ©s. D'abord, la vie parut lui sourire sans arrière-pensĂ©e; et, magnifiquement, le couronna de fleurs; mais, puisque votre intelligence elle-même s'aperçoit ou plutĂ´t devine qu'il s'est arrêtĂ© aux limites de l'enfance, je n'ai pas besoin, jusqu'Ă  l'apparition d'une rĂ©tractation vĂ©ritablement nĂ©cessaire, de continuer les prolĂ©gomènes de ma rigoureuse dĂ©monstration. Dix ans. Nombre exactement calquĂ©, Ă  s'y mĂ©prendre, sur celui des doigts de la main. C'est peu et c'est beaucoup. Dans le cas qui nous prĂ©occupe, cependant, je m'appuierai sur votre amour envers la vĂ©ritĂ©, pour que vous prononciez, avec moi, sans tarder une seconde de plus, que c'est peu. Et, quand je rĂ©flĂ©chis sommairement Ă  ces tĂ©nĂ©breux mystères, par lesquels, un être humain disparaĂ®t de la terre, aussi facilement qu'une mouche ou une libellule, sans conserver l'espĂ©rance d'y revenir, je me surprends Ă  couver le vif regret de ne pas probablement pouvoir vivre assez longtemps, pour vous bien expliquer ce que je n'ai pas la prĂ©tention de comprendre moi-même. Mais, puisqu'il est prouvĂ© que, par un hasard extraordinaire, je n'ai pas encore perdu la vie depuis ce temps lointain où je commençai, plein de terreur, la phrase prĂ©cĂ©dente, je calcule mentalement qu'il ne sera pas inutile ici, de construire l'aveu complet de mon impuissance radicale, quand il s'agit surtout, comme Ă  prĂ©sent, de cette imposante et inabordable question. C'est, gĂ©nĂ©ralement parlant, une chose singulière que la tendance attractive qui nous porte Ă  rechercher (pour ensuite les exprimer) les ressemblances et les diffĂ©rences que recèlent, dans leurs naturelles propriĂ©tĂ©s, les objets les plus opposĂ©s entre eux, et quelquefois les moins aptes, en apparence, Ă  se prêter Ă  ce genre de combinaisons sympathiquement curieuses, et qui, ma parole d'honneur, donnent gracieusement au style de l'Ă©crivain, qui se paie cette personnelle satisfaction, l'impossible et inoubliable aspect d'un hibou sĂ©rieux jusqu'Ă  l'Ă©ternitĂ©. Suivons en consĂ©quence le courant qui nous entraĂ®ne. Le milan royal a les ailes proportionnellement plus longues que les buses, et le vol bien plus aisĂ©: aussi passe-t-il sa vie dans l'air. Il ne se repose presque jamais et parcourt chaque jour des espaces immenses; et ce grand mouvement n'est point un exercice de chasse, ni poursuite de proie, ni même de dĂ©couverte; car, il ne chasse pas; mais, il semble que le vol soit son Ă©tat naturel, sa favorite situation. L'on ne peut empêcher d'admirer la manière dont il l'exĂ©cute. Ses ailes longues et Ă©troites paraissent immobiles; c'est la queue qui croit diriger toutes les Ă©volutions, et la queue ne se trompe pas: elle agit sans cesse. Il s'Ă©lève sans effort; il s'abaisse comme s'il glissait sur un plan inclinĂ©; semble plutĂ´t nager que voler; il prĂ©cipite sa course, la ralentit, s'arrête, et reste comme suspendu ou fixĂ© Ă  la même place, pendant des heures entières. L'on ne peut s'apercevoir d'aucun mouvement dans ses ailes: vous ouvririez les yeux comme la porte d'un four, que ce serait d'autant inutile. Chacun a le bon sens de confesser sans difficultĂ© (quoique avec un peu de mauvaise grâce) qu'il ne s'aperçoit pas, au premier abord, du rapport, si lointain qu'il soit, que je signale entre la beautĂ© du vol du milan royal, et celle de la figure de l'enfant, s'Ă©levant doucement, au-dessus du cercueil dĂ©couvert, comme un nĂ©nuphar qui perce la surface des eaux; et voilĂ  prĂ©cisĂ©ment en quoi consiste l'impardonnable faute qu'entraĂ®ne l'inamovible situation d'un manque de repentir, touchant l'ignorance volontaire dans laquelle on croupit. Ce rapport de calme majestĂ© entre les deux termes de ma narquoise comparaison n'est dĂ©jĂ  que trop commun, et d'un symbole assez comprĂ©hensible, pour que je m'Ă©tonne davantage de ce qui ne peut avoir, comme seule excuse, que ce même caractère de vulgaritĂ© qui fait appeler, sur tout objet ou spectacle qui en est atteint, un profond sentiment d'indiffĂ©rence injuste. Comme si ce qui se voit quotidiennement n'en devrait pas moins rĂ©veiller l'attention de notre admiration! ArrivĂ© Ă  l'entrĂ©e du cimetière, le cortège s'empresse de s'arrêter; son intention n'est pas d'aller plus loin. Le fossoyeur achève le creusement de la fosse; l'on y dĂ©pose le cercueil avec toutes les prĂ©cautions prises en pareil cas; quelques pelletĂ©es de terre inattendues viennent recouvrir le corps de l'enfant. Le prêtre des religions, au milieu de l'assistance Ă©mue, prononce quelques paroles pour bien enterrer le mort, davantage, dans l'imagination des assistants. "Il dit qu'il s'Ă©tonne beaucoup de ce qu'on verse ainsi tant de pleurs, pour un acte d'une telle insignifiance. Textuel. Mais il craint de ne pas qualifier suffisamment ce qu'il prĂ©tend, lui, être un incontestable bonheur. S'il avait cru que la mort est aussi peu sympathique dans sa naïvetĂ©, il aurait renoncĂ© Ă  son mandat, pour ne pas augmenter la lĂ©gitime douleur des nombreux parents et amis du dĂ©funt; mais, une secrète voix l'avertit de leur donner quelques consolations, qui ne seront pas inutiles, ne fût-ce que celle qui ferait entrevoir l'espoir d'une prochaine rencontre dans les cieux entre celui qui mourut et ceux qui survĂ©curent." Maldoror s'enfuyait au grand galop, en paraissant diriger sa course vers les murailles du cimetière. Les sabots de son coursier Ă©levaient autour de son maĂ®tre une fausse couronne de poussière Ă©paisse. Vous autres, vous ne pouvez savoir le nom de ce cavalier; mais, moi, je le sais. Il s'approchait de plus en plus; sa figure de platine commençait Ă  devenir perceptible, quoique le bas en fût entièrement enveloppĂ© d'un manteau que le lecteur s'est gardĂ© d'Ă´ter de sa mĂ©moire et qui ne laissait apercevoir que les yeux. Au milieu de son discours, le prêtre des religions revient subitement pâle, car son oreille reconnaĂ®t le galop irrĂ©gulier de ce cĂ©lèbre cheval blanc qui n'abandonna jamais son maĂ®tre. "Oui, ajouta-t-il de nouveau, ma confiance est grande dans cette prochaine rencontre; alors, on comprendra, mieux qu'auparavant, quel sens il fallait attacher Ă  la sĂ©paration temporaire de l'âme et du corps. Tel qui croit vivre sur cette terre se berce d'une illusion dont il importerait d'accĂ©lĂ©rer l'Ă©vaporation." Le bruit du galop s'accroissait de plus en plus; et, comme le cavalier, Ă©treignant la ligne d'horizon, paraissait en vue, dans le champ d'optique qu'embrassait le portail du cimetière, rapide comme un cyclone giratoire, le prêtre des religions plus gravement reprit: "Vous ne semblez pas vous douter que celui-ci, que la maladie força de ne connaĂ®tre que les premières phases de la vie, et que la fosse vient de recevoir dans son sein, est l'indubitable vivant; mais, sachez, au moins, que celui-lĂ , dont vous apercevez la silhouette Ă©quivoque emportĂ©e par un cheval nerveux, et sur lequel je vous conseille de fixer le plus tĂ´t possible les yeux, car il n'est plus qu'un point, et va bientĂ´t disparaĂ®tre dans la bruyère, quoiqu'il ait beaucoup vĂ©cu, est le seul vĂ©ritable mort."


*


"Chaque nuit, Ă  l'heure où le sommeil est parvenu Ă  son plus grand degrĂ© d'intensitĂ©, une vieille araignĂ©e de la grande espèce sort lentement sa tête d'un trou placĂ© sur le sol, Ă  l'une des intersections des angles de la chambre. Elle Ă©coute attentivement si quelque bruissement remue encore ses mandibules dans l'atmosphère. Vu sa conformation d'insecte, elle ne peut pas faire moins, si elle prĂ©tend augmenter de brillantes personnifications les trĂ©sors de la littĂ©rature, que d'attribuer des mandibules au bruissement. Quand elle s'est assurĂ©e que le silence règne aux alentours, elle retire successivement, des profondeurs de son nid, sans le secours de la mĂ©ditation, les diverses parties de son corps, et s'avance Ă  pas comptĂ©s vers ma couche. Chose remarquable! Moi qui fais reculer le sommeil et les cauchemars, je me sens paralysĂ© dans la totalitĂ© de mon corps, quand elle grimpe le long des pieds d'Ă©bène de mon lit de satin. Elle m'Ă©treint la gorge avec les pattes, et me suce le sang avec son ventre. Tout simplement! Combien de litres d'une liqueur pourprĂ©e, dont vous n'ignorez pas le nom, n'a-t-elle pas bus, depuis qu'elle accomplit le même manège avec une persistance digne d'une meilleure cause! Je ne sais pas ce que je lui ai fait, pour qu'elle se conduise de la sorte Ă  mon Ă©gard. Lui ai-je broyĂ© une patte par inattention? Lui ai-je enlevĂ© ses petits? Ces deux hypothèses, sujettes Ă  caution, ne sont pas capables de soutenir un sĂ©rieux examen; elles n'ont même pas de peine Ă  provoquer un haussement dans mes Ă©paules et un sourire sur mes lèvres, quoique l'on ne doive se moquer de personne. Prends garde Ă  toi, tarentule noire; si ta conduite n'a pas pour excuse un irrĂ©futable syllogisme, une nuit je me rĂ©veillerai en sursaut, par un dernier effort de ma volontĂ© agonisante, je romprai le charme avec lequel tu retiens mes membres dans l'immobilitĂ©, et je t'Ă©craserai entre les os de mes doigts, comme un morceau de matière mollasse. Cependant, je me rappelle vaguement que je t'ai donnĂ© la permission de laisser tes pattes grimper sur l'Ă©closion de la poitrine et de lĂ  jusqu'Ă  la peau qui recouvre mon visage; que par consĂ©quent, je n'ai pas le droit de te contraindre. Oh! Qui dĂ©mêlera mes souvenirs confus! Je lui donne pour rĂ©compense ce qui reste de mon sang: en comptant la dernière goutte inclusivement, il y en a pour remplir au moins la moitiĂ© d'une coupe d'orgie." Il parle, et il ne cesse de se dĂ©shabiller. Il appuie une jambe sur le matelas, et de l'autre, pressant le parquet de saphir afin de s'enlever, il se trouve Ă©tendu dans une position horizontale. Il a rĂ©solu de ne pas fermer les yeux, afin d'attendre son ennemi de pied ferme. Mais, chaque fois, ne prend-il pas la même rĂ©solution, et n'est-elle pas toujours dĂ©truite par l'inexplicable image de sa promesse fatale? Il ne dit plus rien, et se rĂ©signe avec douleur; car, pour lui le serment est sacrĂ©. Il s'enveloppe majestueusement dans les replis de la soie, dĂ©daigne d'entrelacer les glands d'or de ses rideaux, et, appuyant les boucles ondulĂ©es de ses longs cheveux noirs sur les franges du coussin de velours, il tâte, avec la main, la large blessure de son cou, dans laquelle la tarentule a pris l'habitude de se loger, comme dans un deuxième nid, tandis que son visage respire la satisfaction. Il espère que cette nuit actuelle (espĂ©rez avec lui!) verra la dernière reprĂ©sentation de la succion immense; car, son unique voeu serait que le bourreau en finĂ®t avec son existence; la mort, et il sera content. Regardez cette vieille araignĂ©e de la grande espèce, qui sort lentement sa tête d'un trou placĂ© sur le sol, Ă  l'une des intersections des angles de la chambre. Nous ne sommes plus dans la narration. Elle Ă©coute attentivement si quelque bruissement remue encore ses mandibules dans l'atmosphère. HĂ©las! nous sommes maintenant arrivĂ©s dans le rĂ©el, quant Ă  ce qui regarde la tarentule, et, quoique l'on pourrait mettre un point d'exclamation Ă  la fin de chaque phrase, ce n'est peut-être pas une raison pour s'en dispenser! Elle s'est assurĂ©e que le silence règle aux alentours; la voilĂ  qui retire successivement des profondeurs de son nid, sans le secours de la mĂ©ditation, les diverses parties de son corps, et s'avance Ă  pas comptĂ©s vers la couche de l'homme solitaire. Un instant elle s'arrête; mais il est court, ce moment d'hĂ©sitation. Elle se dit qu'il n'est pas temps encore de cesser de torturer, et qu'il faut auparavant donner au condamnĂ© les plausibles raisons qui dĂ©terminèrent la perpĂ©tualitĂ© du supplice. Elle a grimpĂ© Ă  cĂ´tĂ© de l'oreille de l'endormi. Si vous voulez ne pas perdre une seule parole de ce qu'elle va dire, faites abstraction des occupations Ă©trangères qui obstruent le portique de votre esprit, et soyez, au moins, reconnaissant de l'intĂ©rêt que je vous porte, en faisant assister votre prĂ©sence aux scènes théâtrales qui me paraissent dignes d'exciter une vĂ©ritable attention de votre part; car, qui m'empêcherait de garder, pour moi seul, les Ă©vĂ©nements que je raconte? "RĂ©veille-toi, flamme amoureuse des anciens jours, squelette dĂ©charnĂ©. Le temps est venu d'arrêter la main de la justice. Nous ne te ferons pas attendre longtemps l'explication que tu souhaites. Tu nous Ă©coutes, n'est-ce pas? Mais ne remue pas tes membres; tu es encore aujourd'hui sous notre magnĂ©tique pouvoir, et l'atonie encĂ©phalique persiste: c'est pour la dernière fois. Quelle impression la figure d'Elsseneur fait-elle dans ton imagination. Tu l'as oubliĂ©! Et ce RĂ©ginald, Ă  la dĂ©marche fière, as-tu gravĂ© ses traits dans ton cerveau fidèle? Regarde-le cachĂ© dans les replis des rideaux; sa bouche est penchĂ©e vers ton front; mais il n'ose te parler, car il est plus timide que moi. Je vais te raconter un Ă©pisode de ta jeunesse, et te remettre dans le chemin de la mĂ©moire..." Il y avait longtemps que l'araignĂ©e avait ouvert son ventre, d'où s'Ă©taient Ă©lancĂ©s deux adolescents, Ă  la robe bleue, chacun un glaive flamboyant Ă  la main, et qui avaient pris place aux cĂ´tĂ©s du lit, comme pour garder dĂ©sormais le sanctuaire du sommeil. "Celui-ci, qui n'a pas encore cessĂ© de te regarder, car il t'aima beaucoup, fut le premier de nous deux auquel tu donnas ton amour. Mais tu le fis souvent souffrir par les brusqueries de ton caractère. Lui, il ne cessait d'employer ses efforts Ă  n'engendrer de ta part aucun sujet de plainte contre lui: un ange n'aurait pas rĂ©ussi. Tu lui demandas, un jour, s'il voulait aller se baigner avec toi, sur le rivage de la mer. Tous les deux, comme deux cygnes, vous vous Ă©lançâtes en même temps d'une roche Ă  pic. Plongeurs Ă©minents, vous glissâtes dans la masse aqueuse, les bras Ă©tendus entre la tête, et se rĂ©unissant aux mains. Pendant quelques minutes, vous nageâtes entre deux courants. Vous reparûtes Ă  une grande distance, vos cheveux entremêlĂ©s entre eux, et ruisselants du liquide salĂ©. Mais quel mystère s'Ă©tait donc passĂ© sous l'eau, pour qu'une longue trace de sang s'aperçût Ă  travers les vagues? Revenus Ă  la surface, toi, tu continuais de nager, et tu faisais semblant de ne pas remarquer la faiblesse croissante de ton compagnon. Il perdait rapidement ses forces, et tu n'en poussais pas moins tes larges brassĂ©es vers l'horizon brumeux, qui s'estompait devant toi. Le blessĂ© poussa des cris de dĂ©tresse, et tu fis le sourd. RĂ©ginald frappa trois fois l'Ă©cho des syllabes de ton nom, et trois fois tu rĂ©pondis par un cri de voluptĂ©. Il se trouvait trop loin du rivage pour y revenir, et s'efforçait en vain de suivre les sillons de ton passage, afin de t'atteindre, et reposer un instant sa main sur ton Ă©paule. La chasse nĂ©gative se prolongea pendant une heure, lui, perdant ses forces, et, toi, sentant croĂ®tre les tiennes. DĂ©sespĂ©rant d'Ă©galer ta vitesse, il fit une courte prière au Seigneur pour lui recommander son âme, se plaça sur le dos comme quand on fait la planche, de telle manière qu'on apercevait le coeur battre violemment sous sa poitrine, et attendit que la mort arrivât, afin de ne plus attendre. En cet instant, tes membres vigoureux Ă©taient Ă  perte de vue, et s'Ă©loignaient encore, rapides comme une sonde qu'on laisse filer. Une barque, qui revenait de placer ses filets au large, passa dans ces parages. Les pêcheurs prirent RĂ©ginald pour un naufragĂ©, et le halèrent, Ă©vanoui, dans leur embarcation. On constata la prĂ©sence d'une blessure au flanc droit; chacun de ces matelots expĂ©rimentĂ©s Ă©mit l'opinion qu'aucune pointe d'Ă©cueil ou fragment de rocher n'Ă©tait susceptible de percer un trou si microscopique et en même temps si profond. Une arme tranchante, comme le serait un stylet des plus aigus, pouvait seule s'arroger des droits Ă  la paternitĂ© d'une si fine blessure. Lui, ne voulut jamais raconter les diverses phases du plongeon, Ă  travers les entrailles des flots, et ce secret, il l'a gardĂ© jusqu'Ă  prĂ©sent. Des larmes coulent maintenant sur ses joues un peu dĂ©colorĂ©es, et tombent sur tes draps: le souvenir est quelquefois plus amer que la chose. Mais moi, je ne ressentirai pas de la pitiĂ©: ce serait te montrer trop d'estime. Ne roule pas dans leur orbite ces yeux furibonds. Reste calme plutĂ´t. Tu sais que tu ne peux pas bouger. D'ailleurs, je n'ai pas terminĂ© mon rĂ©cit. - Relève ton glaive, RĂ©ginald, et n'oublie pas si facilement la vengeance. Qui sait? peut-être un jour elle viendrait te faire des reproches. - Plus tard, tu conçus des remords dont l'existence devait être Ă©phĂ©mère; tu rĂ©solus de racheter ta faute par le choix d'un autre ami, afin de le bĂ©nir et de l'honorer. Par ce moyen expiatoire, tu effaçais les taches du passĂ©, et tu faisais retomber sur celui qui devint la deuxième victime, la sympathie que tu n'avais pas su montrer Ă  l'autre. Vain espoir; le caractère ne se modifie pas d'un jour Ă  l'autre, et ta volontĂ© resta pareille Ă  elle-même. Moi, Elsseneur, je te vis pour la première fois, et, dès ce moment, je ne pus t'oublier. Nous nous regardâmes pendant quelques instants, et tu te mis Ă  sourire. Je baissais les yeux, parce que je vis dans les tiens une flamme surnaturelle. Je me demandais si, Ă  l'aide d'une nuit obscure, tu t'Ă©tais laissĂ© choir secrètement jusqu'Ă  nous de la surface de quelque Ă©toile; car, je le confesse, aujourd'hui qu'il n'est plus nĂ©cessaire de feindre, tu ne ressemblais pas aux marcassins de l'humanitĂ©; mais une aurĂ©ole de rayons Ă©tincelants enveloppait la pĂ©riphĂ©rie de ton front. J'aurais dĂ©sirĂ© lier des relations intimes avec toi; ma prĂ©sence n'osait approcher devant la frappante nouveautĂ© de cette Ă©trange noblesse, et une tenace horreur rĂ´dait autour de moi. Pourquoi n'ai-je pas Ă©coutĂ© ces avertissements de la conscience? Pressentiments fondĂ©s. Remarquant mon hĂ©sitation, tu rougis Ă  ton tour, et tu avanças le bras. Je mis courageusement ma main dans la tienne, et, après cette action, je me sentis plus fort; dĂ©sormais un souffle de ton intelligence Ă©tait passĂ© dans moi. Les cheveux au vent et respirant les haleines des brises, nous marchâmes quelques instants devant nous, Ă  travers des bosquets touffus de lentisques, de jasmins, de grenadiers et d'orangers, dont les senteurs nous enivraient. Un sanglier frĂ´la nos habits Ă  toute course, et une larme tomba de son oeil, quand il me vit avec toi: je ne m'explique pas sa conduite. Nous arrivâmes Ă  la tombĂ©e de la nuit devant les portes d'une citĂ© populeuse. Les profils des dĂ´mes, les flèches des minarets et les boules de marbre des belvĂ©dères dĂ©coupaient vigoureusement leurs dentelures, Ă  travers les tĂ©nèbres, sur le bleu intense du ciel. Mais tu ne voulus pas te reposer en cet endroit, quoique nous fussions accablĂ©s de fatigue. Nous longeâmes le bas des fortifications externes, comme des chacals nocturnes; nous Ă©vitâmes la rencontre des sentinelles aux aguets; et nous parvĂ®nmes Ă  nous Ă©loigner, par la porte opposĂ©e, de cette rĂ©union solennelle d'animaux raisonnables, civilisĂ©s comme les castors. Le vol de la fulgore porte-lanterne, le craquement des herbes sèches, les hurlements intermittents de quelque loup lointain accompagnaient l'obscuritĂ© de notre marche incertaine, Ă  travers la campagne. Quels Ă©taient donc tes valables motifs pour fuir les ruches humaines? Je me posais cette question avec un certain trouble; mes jambes d'ailleurs commençaient Ă  me refuser un service trop longtemps prolongĂ©. Nous atteignĂ®mes enfin la lisière d'un bois Ă©pais, dont les arbres Ă©taient entrelacĂ©s entre eux par un fouillis de hautes lianes inextricables, de plantes parasites, et de cactus Ă  Ă©pines monstrueuses. Tu t'arrêtas devant un bouleau. Tu me dis de m'agenouiller pour me prĂ©parer Ă  mourir; tu m'accordais un quart d'heure pour sortir de cette terre. Quelques regards furtifs, pendant notre longue course, jetĂ©s Ă  la dĂ©robĂ©e sur moi, quand je ne t'observais pas, certains gestes dont j'avais remarquĂ© l'irrĂ©gularitĂ© de mesure et de mouvement se prĂ©sentèrent aussitĂ´t Ă  ma mĂ©moire, comme les pages ouvertes d'un livre. Mes soupçons Ă©taient confirmĂ©s. Trop faible pour lutter contre toi, tu me renversas Ă  terre, comme l'ouragan abat la feuille du tremble. Un de tes genoux sur ma poitrine, et l'autre appuyĂ© sur l'herbe humide, tandis qu'une de tes mains arrêtait la binaritĂ© de mes bras dans son Ă©tau, je vis l'autre sortir un couteau, de la gaine appendue Ă  ta ceinture. Ma rĂ©sistance Ă©tait presque nulle, et je fermai les yeux: les trĂ©pignements d'un troupeau de boeufs s'entendirent Ă  quelque distance, apportĂ©s par le vent. Il s'avançait comme une locomotive, harcelĂ© par le bâton d'un pâtre et les mâchoires d'un chien. Il n'y avait pas de temps Ă  perdre, et c'est ce que tu compris; craignant de ne pas parvenir Ă  tes fins, car l'approche d'un secours inespĂ©rĂ© avait doublĂ© ma puissance musculaire, et t'apercevant que tu ne pouvais rendre immobile qu'un de mes bras Ă  la fois, tu te contentas, par un rapide mouvement imprimĂ© Ă  la lame d'acier, de me couper le poignet droit. Le morceau, exactement dĂ©tachĂ©, tomba par terre. Tu pris la fuite, pendant que j'Ă©tais Ă©tourdi par la douleur. Je ne te raconterai pas comment le pâtre vint Ă  mon secours, ni combien de temps devint nĂ©cessaire Ă  ma guĂ©rison. Qu'il te suffise de savoir que cette trahison, Ă  laquelle je ne m'attendais pas, me donna l'envie de rechercher la mort. Je portai ma prĂ©sence dans les combats, afin d'offrir ma poitrine aux coups. J'acquis de la gloire dans les champs de bataille; mon nom Ă©tait devenu redoutable même aux plus intrĂ©pides, tant mon artificielle main de fer rĂ©pandait le carnage et la destruction dans les rangs ennemis. Cependant, un jour que les obus tonnaient beaucoup plus fort qu'Ă  l'ordinaire, et que les escadrons, enlevĂ©s de leur base, tourbillonnaient, comme des pailles, sous l'influence du cyclone de la mort, un cavalier, Ă  la dĂ©marche hardie, s'avança devant moi, pour me disputer la palme de la victoire. Les deux armĂ©es s'arrêtèrent, immobiles, pour nous contempler en silence. Nous combattĂ®mes longtemps, criblĂ©s de blessures, et les casques brisĂ©s. D'un commun accord, nous cessâmes la lutte, afin de nous reposer, et la reprendre ensuite avec plus d'Ă©nergie. Plein d'admiration pour son adversaire, chacun lève sa propre visière: "Elsseneur!..." "RĂ©ginald!...", telles furent les simples paroles que nos gorges haletantes prononcèrent en même temps. Ce dernier, tombĂ© dans le dĂ©sespoir d'une tristesse inconsolable, avait pris, comme moi, la carrière des armes, et les balles l'avaient Ă©pargnĂ©. Dans quelles circonstances nous nous retrouvions! Mais ton nom ne fut pas prononcĂ©! Lui et moi, nous nous jurâmes une amitiĂ© Ă©ternelle; mais, certes, diffĂ©rente des deux premières dans lesquelles tu avais Ă©tĂ© le principal acteur! Un archange, descendu du ciel et messager du Seigneur, nous ordonna de nous changer en une araignĂ©e unique, et de venir chaque nuit te sucer la gorge, jusqu'Ă  ce qu'un commandement venu d'en haut arrête le cours du châtiment. Pendant près de dix ans, nous avons hantĂ© ta couche. Dès aujourd'hui, tu es dĂ©livrĂ© de notre persĂ©cution. La promesse vague dont tu parlais, ce n'est pas Ă  nous que tu la fis, mais bien Ă  l'Être qui est plus fort que toi: tu comprenais toi-même qu'il valait mieux se soumettre Ă  ce dĂ©cret irrĂ©vocable. RĂ©veille-toi, Maldoror! Le charme magnĂ©tique qui a pesĂ© sur ton système cĂ©rĂ©bro-spinal, pendant les nuits de deux lustres, s'Ă©vapore." Il se rĂ©veille comme il lui a Ă©tĂ© ordonnĂ©, et voit deux formes cĂ©lestes disparaĂ®tre dans les airs, les bras entrelacĂ©s. Il n'essaie pas de se rendormir. Il sort lentement, l'un après l'autre, ses membres hors de sa couche. Il va rĂ©chauffer sa peau glacĂ©e aux tisons rallumĂ©s de la cheminĂ©e gothique. Sa chemise seule recouvre son corps. Il cherche des yeux la carafe de cristal afin d'humecter son palais dessĂ©chĂ©. Il ouvre les contrevents de la fenêtre. Il s'appuie sur le rebord. Il contemple la lune qui verse, sur sa poitrine, un cĂ´ne de rayons extatiques, où palpitent, comme des phalènes, des atomes d'argent d'une douceur ineffable. Il attend que le crĂ©puscule du matin vienne apporter, par le changement de dĂ©cors, un dĂ©risoire soulagement Ă  son coeur bouleversĂ©.



Fin du cinquième chant



Chant sixième



Vous dont le calme enviable ne peut pas faire plus que d'embellir le faciès, ne croyez pas qu'il s'agisse encore de pousser, dans des strophes de quatorze ou quinze lignes, ainsi qu'un Ă©lève de quatrième, des exclamations qui passeront pour inopportunes, et des gloussements sonores de poule cochinchinoise, aussi grotesques qu'on serait capable de l'imaginer, pour peu qu'on s'en donnât la peine; mais il est prĂ©fĂ©rable de prouver par des faits les propositions que l'on avance. PrĂ©tendriez-vous donc que, parce que j'aurais insultĂ©, comme en me jouant, l'homme, le CrĂ©ateur et moi-même, dans mes explicables hyperboles, ma mission fût complète? Non: la partie la plus importante de mon travail n'en subsiste pas moins, comme tâche qui reste Ă  faire. DĂ©sormais, les ficelles du roman remueront les trois personnages nommĂ©s plus haut: il leur sera ainsi communiquĂ© une puissance moins abstraite. Leur vitalitĂ© se rĂ©pandra magnifiquement dans le torrent de leur appareil circulatoire, et vous verrez comme vous serez Ă©tonnĂ© vous-même de rencontrer, lĂ  où vous n'aviez cru voir que des entitĂ©s vagues appartenant au domaine de la spĂ©culation pure, d'une part, l'organisme corporel avec ses ramifications de nerfs et ses membranes muqueuses, de l'autre, le principe spirituel qui prĂ©side aux fonctions psychologiques de la chair. Ce sont des êtres douĂ©s d'une Ă©nergique vie qui, les bras croisĂ©s et la poitrine en arrêt, poseront prosaïquement (mais je suis certain que l'effet sera très poĂ©tique) devant votre visage, placĂ©s seulement Ă  quelques pas de vous, de manière que les rayons solaires, frappant d'abord les tuiles des toits et le couvercle des cheminĂ©es, viendront ensuite se reflĂ©ter visiblement sur leurs cheveux terrestres et matĂ©riels. Mais, ce ne seront plus des anathèmes, possesseurs de la spĂ©cialitĂ© de provoquer le rire; des personnalitĂ©s fictives qui auraient bien fait de rester dans la cervelle de l'auteur; ou des cauchemars placĂ©s trop au-dessus de l'existence ordinaire. Remarquez que, par cela même, ma poĂ©sie n'en sera que plus belle. Vous toucherez avec vos mains des branches ascendantes d'aorte et des capsules surrĂ©nales; et puis des sentiments! Les cinq premiers rĂ©cits n'ont pas Ă©tĂ© inutiles; ils Ă©taient le frontispice de mon ouvrage, le fondement de la construction, l'explication prĂ©alable de ma poĂ©tique future: et je devais Ă  moi-même, avant de boucler ma valise et me mettre en marche pour les contrĂ©es de l'imagination, d'avertir les sincères amateurs de la littĂ©rature, par l'Ă©bauche rapide d'une gĂ©nĂ©ralisation claire et prĂ©cise, du but que j'avais rĂ©solu de poursuivre. En consĂ©quence, mon opinion est que, maintenant, la partie synthĂ©tique de mon oeuvre est complète et suffisamment paraphrasĂ©e. C'est par elle que vous avez appris que je me suis proposĂ© d'attaquer l'homme et Celui qui le crĂ©a. Pour le moment et pour plus tard, vous n'avez pas besoin d'en savoir davantage! Des considĂ©rations nouvelles me paraissent superflues, car elles ne feraient que rĂ©pĂ©ter, sous une autre forme, plus ample, il est vrai, mais identique, l'Ă©noncĂ© de la thèse dont la fin de ce jour verra le premier dĂ©veloppement. Il rĂ©sulte, des observations qui prĂ©cèdent, que mon intention est d'entreprendre, dĂ©sormais, la partie analytique; cela est si vrai qu'il n'y a que quelques minutes seulement, que j'exprimai le voeu ardent que vous fussiez emprisonnĂ© dans les glandes sudoripares de ma peau, pour vĂ©rifier la loyautĂ© de ce que j'affirme, en connaissance de cause. Il faut, je le sais, Ă©tayer d'un grand nombre de preuves l'argumentation qui se trouve comprise dans mon thĂ©orème; eh bien, ces preuves existent, et vous savez que je n'attaque personne, sans avoir de motifs sĂ©rieux! Je ris Ă  gorge dĂ©ployĂ©e, quand je songe que vous me reprochez de rĂ©pandre d'amères accusations contre l'humanitĂ©, dont je suis un des membres (cette seule remarque me donnerait raison!) et contre la Providence: je ne rĂ©tracterai pas mes paroles; mais, racontant ce que ce que j'aurai vu, il ne me sera pas difficile, sans autre ambition que la vĂ©ritĂ©, de les justifier. Aujourd'hui, je vais fabriquer un petit roman de trente pages; cette mesure dans la suite restera Ă  peu près stationnaire. EspĂ©rant voir promptement, un jour ou l'autre, la consĂ©cration de mes thĂ©ories acceptĂ©e par telle ou telle forme littĂ©raire, je crois avoir enfin trouvĂ©, après quelques tâtonnements, ma formule dĂ©finitive. C'est la meilleur: puisque c'est le roman! Cette prĂ©face hybride a Ă©tĂ© exposĂ©e d'une manière qui ne paraĂ®tra peut-être pas assez naturelle, en ce sens qu'elle surprend, pour ainsi dire, le lecteur, qui ne voit pas très bien où l'on veut d'abord le conduire; mais, ce sentiment de remarquable stupĂ©faction, auquel on doit gĂ©nĂ©ralement chercher Ă  soustraire ceux qui passent leur temps Ă  lire des livres ou des brochures, j'ai fait tous mes efforts pour le produire. En effet, il m'Ă©tait impossible de faire moins, malgrĂ© ma bonne volontĂ©: ce n'est que plus tard, lorsque quelques romans auront paru, que vous comprendrez mieux la prĂ©face du renĂ©gat, Ă  la figure fuligineuse.


*


Avant d'entrer en matière, je trouve stupide qu'il soit nĂ©cessaire (je pense que chacun ne sera pas de mon avis, si je me trompe) que je place Ă  cĂ´tĂ© de moi un encrier ouvert, et quelques feuillets de papier non mâchĂ©. De cette manière, il me sera possible de commencer, avec amour, par ce sixième chant, la sĂ©rie des poèmes instructifs qu'il me tarde de produire. Dramatiques Ă©pisodes d'une implacable utilitĂ©! Notre hĂ©ros s'aperçut qu'en frĂ©quentant les cavernes et prenant pour refuge les endroits inaccessibles, il transgressait les règles de la logique et commettait un cercle vicieux. Car, si d'un cĂ´tĂ© il favorisait ainsi sa rĂ©pugnance pour les hommes, par le dĂ©dommagement de la solitude et de l'Ă©loignement, et circonscrivait passivement son horizon bornĂ©, parmi des arbustes rabougris, des ronces et des lambrusques, de l'autre, son activitĂ© ne trouvait plus aucun aliment pour nourrir le minotaure de ses instincts pervers. En consĂ©quence, il rĂ©solut de se rapprocher des agglomĂ©rations humaines, persuadĂ© que parmi tant de victimes toutes prĂ©parĂ©es, ses passions diverses trouveraient amplement de quoi se satisfaire. Il savait que la police, ce bouclier de la civilisation, le recherchait avec persĂ©vĂ©rance, depuis nombre d'annĂ©es, et qu'une vĂ©ritable armĂ©e d'agents et d'espions Ă©tait continuellement Ă  ses trousses. Sans, cependant, parvenir Ă  le rencontrer. Tant son habiletĂ© renversante dĂ©routait, avec un suprême chic, les ruses les plus indiscutables au point de vue de leur succès, et l'ordonnance de la plus savante mĂ©ditation. Il avait une facultĂ© spĂ©ciale pour prendre des formes mĂ©connaissables aux yeux exercĂ©s. DĂ©guisements supĂ©rieurs, si je parle en artiste! Accoutrements d'un effet rĂ©ellement mĂ©diocre, quand je songe Ă  la morale. Par ce point, il touchait presque au gĂ©nie. N'avez-vous pas remarquĂ© la gracilitĂ© d'un joli grillon, aux mouvements alertes, dans les Ă©gouts de Paris? Il n'y a que celui-lĂ : c'Ă©tait Maldoror! MagnĂ©tisant les florissantes capitales, avec un fluide pernicieux, il les amène dans un Ă©tat lĂ©thargique où elles sont incapables de se surveiller comme il le faudrait. État d'autant plus dangereux qu'il n'est pas soupçonnĂ©. Aujourd'hui il est Ă  Madrid; demain il sera Ă  Saint-PĂ©tersbourg; hier il se trouvait Ă  PĂ©kin. Mais, affirmer exactement l'endroit actuel que remplissent de terreur les exploits de ce poĂ©tique Rocambole, est un travail au dessus des forces possibles de mon Ă©paisse ratiocination. Ce bandit est, peut-être, Ă  sept cents lieues de ce pays; peut-être, il est Ă  quelques pas de vous. Il n'est pas facile de faire pĂ©rir entièrement les hommes, et les lois sont lĂ ; mais, on peut, avec de la patience, exterminer, une par une, les fourmis humanitaires. Or, depuis les jours de ma naissance, où je vivais avec les premiers aïeuls de notre race, encore inexpĂ©rimentĂ© dans la tension de mes embûches; depuis les temps reculĂ©s, placĂ©s, au-delĂ  de l'histoire, où, dans de subtiles mĂ©tamorphoses, je ravageais, Ă  diverses Ă©poques, les contrĂ©es du globe par les conquêtes et le carnage, et rĂ©pandais la guerre civile au milieu des citoyens, n'ai-je pas dĂ©jĂ  Ă©crasĂ© sous mes talons, membre par membre ou collectivement, des gĂ©nĂ©rations entières, dont il ne serait pas difficile de concevoir le chiffre innombrable? Le passĂ© radieux a fait de brillantes promesses Ă  l'avenir: il les tiendra. Pour le ratissage de mes phrases, j'emploierai forcĂ©ment la mĂ©thode naturelle, en rĂ©trogradant jusque chez les sauvages, afin qu'ils me donnent des leçons. Gentlemen simples et majestueux, leur bouche gracieuse ennoblit tout ce qui dĂ©coule de leurs lèvres tatouĂ©es. Je viens de prouver que rien n'est risible dans cette planète. Planète cocasse, mais superbe. M'emparant d'un style que quelques-uns trouveront naïf (quand il est si profond), je le ferai servir Ă  interprĂ©ter des idĂ©es qui, malheureusement, ne paraĂ®tront peut-être pas grandioses! Par cela même, me dĂ©pouillant des allures lĂ©gères et sceptiques de l'ordinaire conversation, et, assez prudent pour ne pas me poser... je ne sais plus ce que j'avais l'intention de dire, car, je ne me rappelle pas le commencement de la phrase. Mais, sachez que la poĂ©sie se trouve partout où n'est pas le sourire, stupidement railleur, de l'homme, Ă  la figure de canard. Je vais d'abord me moucher, parce que j'en ai besoin; et ensuite, puissamment aidĂ© par ma main, je reprendrai le porte-plume que mes doigts avaient laissĂ© tomber. Comment le pont du Carrousel put-il garder sa neutralitĂ©, lorsqu'il entendit les cris dĂ©chirants que semblait pousser le sac!


I


Les magasins de la rue Vivienne Ă©talent leurs richesses aux yeux Ă©merveillĂ©s. ÉclairĂ©s par de nombreux becs de gaz, les coffrets d'acajou et les montres en or rĂ©pandent Ă  travers les vitrines des gerbes de lumière Ă©blouissantes. Huit heures ont sonnĂ© Ă  l'horloge de la Bourse: ce n'est pas tard! À peine le dernier coup de marteau s'est-il fait entendre, que la rue, dont le nom a Ă©tĂ© citĂ©, se met Ă  trembler, et secoue ses fondements depuis la place Royale jusqu'au boulevard Montmartre. Les promeneurs hâtent le pas, et se retirent pensifs dans leurs maisons. Une femme s'Ă©vanouit et tombe sur l'asphalte. Personne ne la relève: il tarde Ă  chacun de s'Ă©loigner de ce parage. Les volets se referment avec impĂ©tuositĂ©, et les habitants s'enfoncent dans leurs couvertures. On dirait que la peste asiatique a rĂ©vĂ©lĂ© sa prĂ©sence. Ainsi, pendant que la plus grande partie de la ville se prĂ©pare Ă  nager dans les rĂ©jouissances des fêtes nocturnes, la rue Vivienne se trouve subitement glacĂ©e par une sorte de pĂ©trification. Comme un coeur qui cesse d'aimer, elle a vu sa vie Ă©teinte. Mais, bientĂ´t, la nouvelle du phĂ©nomène se rĂ©pand dans les autres couches de la population, et un silence morne plane sur l'auguste capitale. Où sont-ils passĂ©s, les becs de gaz? Que sont-elles devenues, les vendeuses d'amour? Rien... la solitude et l'obscuritĂ©! Une chouette, volant dans une direction rectiligne, et dont la patte est cassĂ©e, passe au-dessus de la Madeleine, et prend son essor vers la barrière du TrĂ´ne, en s'Ă©criant: "Un malheur se prĂ©pare." Or, dans cet endroit que ma plume (ce vĂ©ritable ami qui me sert de compère) vient de rendre mystĂ©rieux, si vous regardez du cĂ´tĂ© par où la rue Colbert s'engage dans la rue Vivienne, vous verrez, Ă  l'angle formĂ© par le croisement de ces deux voies, un personnage montrer sa silhouette, et diriger sa marche lĂ©gère vers les boulevards. Mais, si l'on s'approche davantage, de manière Ă  ne pas amener sur soi-même l'attention de ce passant, on s'aperçoit, avec un agrĂ©able Ă©tonnement, qu'il est jeune! De loin on l'aurait pris en effet pour un homme mûr. La somme des jours ne compte plus, quand il s'agit d'apprĂ©cier la capacitĂ© intellectuelle d'une figure sĂ©rieuse. Je me connais Ă  lire l'âge dans les lignes physiognomoniques du front: il a seize ans et quatre mois! Il est beau comme la rĂ©tractabilitĂ© des serres des oiseaux rapaces; ou encore, comme l'incertitude des mouvements musculaires dans les plaies des parties molles de la rĂ©gion cervicale postĂ©rieure; ou plutĂ´t, comme ce piège Ă  rats perpĂ©tuel, toujours retendu par l'animal pris, qui peut prendre seul des rongeurs indĂ©finiment, et fonctionner même cachĂ© sous la paille; et surtout, comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d'une machine Ă  coudre et d'un parapluie! Mervyn, ce fils de la blonde Angleterre, vient de prendre chez son professeur une leçon d'escrime, et, enveloppĂ© dans son tartan Ă©cossais, il retourne chez ses parents. C'est huit heures et demie, et il espère arriver chez lui Ă  neuf heures: de sa part, c'est une grande prĂ©somption que de feindre d'être certain de connaĂ®tre l'avenir. Quelque obstacle imprĂ©vu ne peut-il l'embarrasser dans sa route? Et cette circonstance, serait-elle si peu frĂ©quente, qu'il dût prendre sur lui de la considĂ©rer comme une exception? Que ne considère-t-il plutĂ´t, comme un fait anormal, la possibilitĂ© qu'il a eue jusqu'ici de se sentir dĂ©pourvu d'inquiĂ©tude et pour ainsi dire heureux? De quel droit en effet prĂ©tendrait-il gagner indemne sa demeure, lorsque quelqu'un le guette et le suit par derrière comme sa future proie? (Ce serait bien peu connaĂ®tre sa profession d'Ă©crivain Ă  sensation, que de ne pas, au moins, mettre en avant les restrictives interrogations après lesquelles arrive immĂ©diatement la phrase que je suis sur le point de terminer.) Vous avez reconnu le hĂ©ros imaginaire qui, depuis un long temps, brise par la pression de son individualitĂ© ma malheureuse intelligence! TantĂ´t Maldoror se rapproche de Mervyn, pour graver dans sa mĂ©moire les traits de cet adolescent; tantĂ´t, le corps rejetĂ© en arrière, il recule sur lui-même comme le boomerang d'Australie, dans la deuxième pĂ©riode de son trajet, ou plutĂ´t, comme une machine infernale. IndĂ©cis sur ce qu'il doit faire. Mais, sa conscience n'Ă©prouve aucun symptĂ´me d'une Ă©motion la plus embryogĂ©nique, comme Ă  tort vous le supposeriez. Je le vis s'Ă©loigner un instant dans une direction opposĂ©e; Ă©tait-il accablĂ© par le remords? Mais, il revint sur ses pas avec un nouvel acharnement. Mervyn ne sait pas pourquoi ses artères temporales battent avec force, et il presse le pas, obsĂ©dĂ© par une frayeur dont lui et vous cherchent vainement la cause. Il faut lui tenir compte de son application Ă  dĂ©couvrir l'Ă©nigme. Pourquoi ne se retourne-t-il pas? Il comprendrait tout. Songe-t-on jamais aux moyens les plus simples de faire cesser un Ă©tat alarmant. Quand un rĂ´deur de barrière traverse un faubourg de la banlieue, un saladier de vin blanc dans le gosier et la blouse en lambeaux, si, dans le coin d'une borne, il aperçoit un vieux chat musculeux, contemporain des rĂ©volutions auxquelles ont assistĂ© nos pères, contemplant mĂ©lancoliquement les rayons de la lune, qui s'abattent sur la plaine endormie, il s'avance tortueusement dans une ligne courbe, et fait un signe Ă  un chien cagneux, qui se prĂ©cipite. Le noble animal de la race fĂ©line attend son adversaire avec courage, et dispute chèrement sa vie. Demain, quelque chiffonnier achètera une peau Ă©lectrisable. Que ne fuyait-il donc? C'Ă©tait si facile. Mais, dans le cas qui nous prĂ©occupe actuellement, Mervyn complique encore le danger par sa propre ignorance. Il a comme quelques lueurs, excessivement rares, il est vrai, dont je ne m'arrêterai pas Ă  dĂ©montrer le vague qui les recouvre; cependant, il lui est impossible de deviner la rĂ©alitĂ©. Il n'est pas prophète, je ne dis pas le contraire, et il ne se reconnaĂ®t pas la facultĂ© de l'être. ArrivĂ© sur la grande artère, il tourne Ă  droite et traverse le boulevard Poissonnière et boulevard Bonne-Nouvelle. À ce point de son chemin, il s'avance dans la rue du faubourg Saint-Denis, laisse derrière lui l'embarcadère du chemin de fer de Strasbourg, et s'arrête devant un portail Ă©levĂ©, avant d'avoir atteint la superposition perpendiculaire de la rue Lafayette. Puisque vous me conseillez de terminer en cet endroit la première strophe, je veux bien, pour cette fois, obtempĂ©rer, Ă  votre dĂ©sir? Savez-vous que, lorsque je songe Ă  l'anneau de fer cachĂ© sous la pierre par la main d'un maniaque, un invincible frisson me passe par les cheveux?


II


Il tire le bouton de cuivre, et le portail de l'hĂ´tel moderne tourne sur ses gonds. Il arpente la cour, parsemĂ©e de sable fin, et franchit les huit degrĂ©s du perron. Les deux statues, placĂ©es Ă  droite et Ă  gauche comme les gardiennes de l'aristocratique villa, ne lui barrent pas le passage. Celui qui a tout reniĂ©, père, mère, Providence, amour, idĂ©al, afin de ne plus penser qu'Ă  lui seul, s'est bien gardĂ© de ne pas suivre les pas qui prĂ©cĂ©daient. Il l'a vu entrer dans un spacieux salon de rez-de-chaussĂ©e, aux boiseries de cornaline. Le fils de famille se jette sur un sofa, et l'Ă©motion l'empêche de parler. Sa mère, Ă  la robe longue et traĂ®nante, s'empresse autour de lui, et l'entoure de ses bras. Ses frères, moins âgĂ©s que lui, se groupent autour du meuble, chargĂ© d'un fardeau; ils ne connaissent pas la vie d'une manière suffisante, pour se faire une idĂ©e nette de la scène qui se passe. Enfin, le père Ă©lève sa canne, et abaisse sur les assistants un regard plein d'autoritĂ©. Appuyant le poignet sur les bras du fauteuil, il s'Ă©loigne de son siège ordinaire, et s'avance, avec inquiĂ©tude, quoique affaibli par les ans, vers le corps immobile de son premier-nĂ©. Il parle dans une langue Ă©trangère, et chacun l'Ă©coute dans un recueillement respectueux: "Qui a mis le garçon dans cet Ă©tat. La Tamise brumeuse charriera encore une quantitĂ© notable de limon avant que mes forces soient complètement Ă©puisĂ©es. Des lois prĂ©servatrices n'ont pas l'air d'exister dans cette contrĂ©e inhospitalière. Il Ă©prouverait la vigueur de mon bras, si je connaissais le coupable. Quoique j'aie pris ma retraite, dans l'Ă©loignement des combats maritimes, mon Ă©pĂ©e de commodore, suspendue Ă  la muraille, n'est pas encore rouillĂ©e. D'ailleurs, il est facile d'en repasser le fil. Mervyn, tranquillise-toi; je donnerai des ordres Ă  mes domestiques, afin de rencontrer la trace de celui que, dĂ©sormais, je chercherai, pour le faire pĂ©rir de ma propre main. Femme, Ă´te-toi de lĂ , et va t'accroupir dans un coin; tes yeux m'attendrissent, et tu ferais mieux de refermer le conduit de tes glandes lacrymales. Mon fils, je t'en supplie, rĂ©veille tes sens, et reconnais ta famille; c'est ton père qui te parle..." La mère se tient Ă  l'Ă©cart, et, pour obĂ©ir aux ordres de son maĂ®tre, elle a pris un livre entre ses mains, et s'efforce de demeurer tranquille, en prĂ©sence du danger que court celui que sa matrice enfanta. "Enfants, allez vous amuser dans le parc, et prenez garde, en admirant la natation des cygnes, de ne pas tomber dans la pièce d'eau..." Les frères, les mains pendantes, restent muets; tous, la toque surmontĂ©e d'une plume arrachĂ©e Ă  l'aile de l'engoulevent de la Caroline, avec le pantalon de velours s'arrêtant aux genoux, et les bas de soie rouge, se prennent par la main, et se retirent du salon, ayant soin de ne presser le parquet d'Ă©bène que de la pointe des pieds. Je suis certain qu'ils ne s'amuseront pas, et qu'ils se promèneront avec gravitĂ© dans les allĂ©es de platanes. Leur intelligence est prĂ©coce. Tant mieux pour eux. "... Soins inutiles, je te berce dans mes bras, et tu es insensible Ă  mes supplications. Voudrais-tu relever la tête? J'embrasserai tes genoux, s'il le faut. Mais non... elle retombe inerte." - "Mon doux maĂ®tre, si tu le permets Ă  ton esclave, je vais chercher dans mon appartement un flacon rempli d'essence de tĂ©rĂ©benthine, et dont je me sers habituellement quand la migraine envahit mes tempes, après être revenue du théâtre, ou lorsque la lecture d'une narration Ă©mouvante, consignĂ©e dans les annales britanniques de la chevaleresque histoire de nos ancêtres, jette ma pensĂ©e rêveuse dans les tourbières de l'assoupissement." - "Femme, je ne t'avais pas donnĂ© la parole, et tu n'avais pas le droit de la prendre. Depuis notre lĂ©gitime union, aucun nuage n'est venu s'interposer entre nous. Je suis content de toi, je n'ai jamais eu de reproches Ă  te faire: et rĂ©ciproquement. Va chercher dans ton appartement un flacon rempli d'essence de tĂ©rĂ©benthine. Je sais qu'il s'en trouve un dans les tiroirs de ta commode, et tu ne viendras pas me l'apprendre. DĂ©pêche-toi de franchir les degrĂ©s de l'escalier en spirale et reviens me trouver avec un visage content." Mais la sensible Londonienne est Ă  peine arrivĂ©e aux premières marches (elle ne court pas aussi promptement qu'une personne des classes infĂ©rieures) que dĂ©jĂ  une de ses demoiselles d'atour redescend du premier Ă©tage, les joues empourprĂ©es de sueur, avec le flacon qui, peut-être, contient la liqueur de vie dans ses parois de cristal. La demoiselle s'incline avec grâce en prĂ©sentant son offre, et la mère, avec sa dĂ©marche royale, s'est avancĂ©e vers les franges qui bordent le sofa, seul objet qui prĂ©occupe sa tendresse. Le commodore, avec un geste fier, mais bienveillant, accepte le flacon des mains de son Ă©pouse. Un foulard d'Inde y est trempĂ©, et l'on entoure la tête de Mervyn avec les mĂ©andres orbiculaires de la soie. Il respire des sils; il remue un bras. La circulation se ranime, et l'on entend les cris joyeux d'un cacatoès des Philippines, perchĂ© sur l'embrasure de la fenêtre. "Qui va lĂ ?... Ne m'arrêtez point... Où suis-je. Est-ce une tombe qui supporte mes membres alourdis? Les planches m'en paraissent douces... Le mĂ©daillon qui contient le portrait de ma mère, est-il encore attachĂ© Ă  mon cou?... Arrière, malfaiteur, Ă  la tête Ă©chevelĂ©e. Il n'a pu m'atteindre, et j'ai laissĂ© entre ses doigts un pan de mon pourpoint. DĂ©tachez les chaĂ®nes des bouledogues, car, cette nuit, un voleur reconnaissable peut s'introduire chez nous avec effraction, tandis que nous serons plongĂ©s dans le sommeil. Mon père et ma mère, je vous reconnais, et je vous remercie de vos soins. Appelez mes petits frères. C'est pour eux que j'avais achetĂ© des pralines, et je veux les embrasser." À ces mots, il tombe dans un profond Ă©tat lĂ©thargique. Le mĂ©decin, qu'on a mandĂ© en toute hâte, se frotte les mains et s'Ă©crie: "La crise est passĂ©e. Tout va bien. Demain votre fils se rĂ©veillera dispos. Tous, allez-vous-en dans vos couches respectives, je l'ordonne, afin que je reste seul Ă  cĂ´tĂ© du malade, jusqu'Ă  l'apparition de l'aurore et du chant du rossignol." Maldoror, cachĂ© derrière la porte, n'a perdu aucune parole. Maintenant, il connaĂ®t le caractère des habitants de l'hĂ´tel, et agira en consĂ©quence. Il sait où demeure Mervyn, et ne dĂ©sire pas en savoir davantage. Il a inscrit dans un calepin le nom de la rue et le numĂ©ro du bâtiment. C'est le principal. Il est sûr de ne pas les oublier. Il s'avance, comme une hyène, sans être vu, et longe les cĂ´tĂ©s de la cour. Il escalade la grille avec agilitĂ©, et s'embarrasse un instant sur les pointes de fer; d'un bond, il est sur la chaussĂ©e. Il s'Ă©loigne Ă  pas de loup: "Il me prenait pour un malfaiteur, s'Ă©crie-t-il: lui, c'est un imbĂ©cile. Je voudrais trouver un homme exempt de l'accusation que le malade a portĂ©e contre moi. Je ne lui ai pas enlevĂ© un pan de son pourpoint, comme il l'a dit. Simple hallucination hypnagogique causĂ©e par la frayeur. Mon intention n'Ă©tait pas aujourd'hui de m'emparer de lui; car j'ai d'autres projets ultĂ©rieurs sur cet adolescent timide." Dirigez-vous du cĂ´tĂ© où se trouve le lac des cygnes; et, je vous dirai plus tard pourquoi il s'en trouve un de complètement noir parmi la troupe, et dont le corps, supportant une enclume, surmontĂ©e du cadavre en putrĂ©faction d'un crabe tourteau, inspire Ă  bon droit de la mĂ©fiance Ă  ses autres aquatiques camarades.


III


Mervyn est dans sa chambre; il a reçu une missive. Qui donc lui a Ă©crit une lettre? Son trouble l'a empêchĂ© de remercier l'agent postal. L'enveloppe a les bordures noires, et les mots sont tracĂ©s d'une Ă©criture hâtive. Ira-t-il porter cette lettre Ă  son père? Et si le signataire le lui dĂ©fend expressĂ©ment? Plein d'angoisse, il ouvre sa fenêtre pour respirer les senteurs de l'atmosphère; les rayons du soleil reflètent leurs prismatiques irradiations sur les glaces de Venise et les rideaux de Damas. Il jette la missive de cĂ´tĂ©, parmi les livres Ă  tranche dorĂ©e et les albums Ă  couverture de nacre, parsemĂ©s sur le cuir repoussĂ© qui recouvre la surface de son pupitre d'Ă©colier. Il ouvre son piano, et fait courir ses doigts effilĂ©s sur les touches d'ivoire. Les cordes de laiton ne rĂ©sonnèrent point. Ce avertissement indirect l'engage Ă  reprendre le papier vĂ©lin: mais celui-ci recula, comme s'il avait Ă©tĂ© offensĂ© de l'hĂ©sitation du destinataire. Prise Ă  ce piège, la curiositĂ© de Mervyn s'accroĂ®t et il ouvre le morceau de chiffon prĂ©parĂ©. Il n'avait vu jusqu'Ă  ce moment que sa propre Ă©criture: "Jeune homme, je m'intĂ©resse Ă  vous; je veux faire votre bonheur. Je vous prendrai pour compagnon, et nous accomplirons de longues pĂ©rĂ©grinations dans les Ă®les de l'OcĂ©anie. Mervyn, tu sais que je t'aime, et je n'ai pas besoin de te le prouver. Tu m'accorderas ton amitiĂ©, j'en suis persuadĂ©. Quand tu me connaĂ®tras davantage, tu ne te repentiras pas de la confiance que tu m'auras tĂ©moignĂ©e. Je te prĂ©serverai des pĂ©rils que courra ton inexpĂ©rience. Je serai pour toi un frère, et les bons conseils ne te manqueront pas. Pour de plus longues explications, trouve-toi, après-demain matin, Ă  cinq heures, sur le pont du Carrousel. Si je ne suis pas arrivĂ©, attends-moi; mais, j'espère être rendu Ă  l'heure juste. Toi, fais de même. Un Anglais n'abandonnera pas facilement l'occasion de voir clair dans ses affaires. Jeune homme, je te salue, et Ă  bientĂ´t. Ne montre cette lettre Ă  personne." - Trois Ă©toiles au lieu d'une signature, s'Ă©crie Mervyn; et une tache de sang au bas de la page!" Des larmes abondantes coulent sur les curieuses phrases que ses yeux ont dĂ©vorĂ©es, et qui ouvrent Ă  son esprit le champ illimitĂ© des horizons incertains et nouveaux. Il lui semble (ce n'est que depuis la lecture qu'il vient de terminer) que son père est un peu sĂ©vère et sa mère trop majestueuse. Il possède des raisons qui ne sont pas parvenues Ă  ma connaissance et que, par consĂ©quent, je ne pourrais vous transmettre, pour insinuer que ses frères ne lui conviennent pas non plus. Il cache cette lettre dans sa poitrine. Ses professeurs ont observĂ© que ce jour-lĂ  il n'a pas ressemblĂ© Ă  lui-même; ses yeux se sont assombris dĂ©mesurĂ©ment, et le voile de la rĂ©flexion excessive s'est abaissĂ© sur la rĂ©gion prĂ©-orbitaire. Chaque professeur a rougi, de crainte de ne pas se trouver Ă  la hauteur intellectuelle de son Ă©lève, et, cependant, celui-ci, pour la première fois, a nĂ©gligĂ© ses devoirs et n'a pas travaillĂ©. Le soir, la famille s'est rĂ©unie dans la salle Ă  manger, dĂ©corĂ©e de portraits antiques. Mervyn admire les plats chargĂ©s de viandes succulentes et les fruits odorifĂ©rants, mais, il ne mange pas; les polychromes ruissellements des vins du Rhin et le rubis mousseux du champagne s'enchâssent dans les Ă©troites et hautes coupes de pierre de Bohême, et laissent même sa vue indiffĂ©rente. Il appuie son coude sur la table, et reste absorbĂ© dans ses pensĂ©es comme un somnambule. Le commodore, au visage boucanĂ© par l'Ă©cume de mer, se penche Ă  l'oreille de son Ă©pouse: "L'aĂ®nĂ© a changĂ© de caractère, depuis le jour de la crise; il n'Ă©tait dĂ©jĂ  que trop portĂ© aux idĂ©es absurdes; aujourd'hui il rêvasse encore plus que de coutume. Mais enfin, je n'Ă©tais pas comme cela, moi, lorsque j'avais son âge. Fais semblant de ne t'apercevoir de rien. C'est ici qu'un remède efficace, matĂ©riel ou moral, trouverait aisĂ©ment son emploi. Mervyn, toi qui goûtes la lecture des livres de voyage et d'histoire naturelle, je vais te lire un rĂ©cit qui ne te dĂ©plaira pas. Qu'on m'Ă©coute avec attention; chacun y trouvera son profit, moi, le premier. Et vous autres, enfants, apprenez, par l'attention que vous saurez porter Ă  mes paroles, Ă  perfectionner le dessin de votre style, et Ă  vous rendre compte des moindres intentions d'un auteur." Comme si cette nichĂ©e d'adorables moutards aurait pu comprendre ce que c'Ă©tait que la rhĂ©torique! Il dit, et, sur un geste de sa main, un des frères se dirige vers la bibliothèque paternelle, et en revient avec un volume sous le bras. Pendant ce temps, le couvert et l'argenterie sont enlevĂ©s, et le père prend le livre. À ce nom Ă©lectrisant de voyages, Mervyn a relevĂ© la tête, et s'est efforcĂ© de mettre un terme Ă  ses mĂ©ditation hors de propos. Le livre est ouvert vers le milieu, et la voix mĂ©tallique du commodore prouve qu'il est restĂ© capable, comme dans les jours de sa glorieuse jeunesse, de commander Ă  la fureur des hommes et des tempêtes. Bien avant la fin de cette lecture, Mervyn est retombĂ© sur son coude, dans l'impossibilitĂ© de suivre plus longtemps le raisonnĂ© dĂ©veloppement des phrases passĂ©es Ă  la filière et Ă  la saponification des obligatoires mĂ©taphores. Le père s'Ă©crie: "Ce n'est pas cela qui l'intĂ©resse; lisons autre chose. Lis, femme; tu seras plus heureuse que moi, pour chasser le chagrin des jours de notre fils." La mère ne conserve plus d'espoir; cependant, elle s'est emparĂ©e d'un autre livre, et le timbre de sa voix de soprano retentit mĂ©lodieusement aux oreilles du produit de sa conception. Mais, après quelques paroles, le dĂ©couragement l'envahit, et elle cesse d'elle-même l'interprĂ©tation de l'oeuvre littĂ©raire. Le premier-nĂ© s'Ă©crie: "Je vais me coucher." Il se retire, les yeux baissĂ©s avec une fixitĂ© froide, et sans rien ajouter. Le chien se met Ă  pousser un lugubre aboiement, car il ne trouve pas cette conduite naturelle, et le vent du dehors, s'engouffrant inĂ©galement dans la fissure longitudinale de la fenêtre, fait vaciller la flamme, rabattue par deux coupoles de cristal rosĂ©, de la lampe de bronze. La mère appuie ses mains sur son front, et le père relève les yeux vers le ciel. Les enfants jettent des regards effarĂ©s sur le vieux marin. Mervyn ferme la porte de sa chambre Ă  double tour, et sa main court rapidement sur le papier: "J'ai reçu votre lettre Ă  midi, et vous me pardonnerez si je vous ai fait attendre la rĂ©ponse. Je n'ai pas l'honneur de vous connaĂ®tre personnellement, et je ne savais pas si je devais vous Ă©crire. Mais, comme l'impolitesse ne loge pas dans notre maison, j'ai rĂ©solu de prendre la plume, et de vous remercier chaleureusement de l'intĂ©rêt que vous prenez pour un inconnu. Dieu me garde de ne pas montrer de la reconnaissance pour la sympathie dont vous me comblez. Je connais mes imperfections, et je ne m'en montre pas plus fier. Mais, s'il est convenable d'accepter l'amitiĂ© d'une personne âgĂ©e, il l'est aussi de lui faire comprendre que nos caractères ne sont pas les mêmes. En effet, vous paraissez être plus âgĂ© que moi puisque vous m'appelez jeune homme, et cependant je conserve des doutes sur votre âge vĂ©ritable. Car, comment concilier la froideur de vos syllogismes avec la passion qui s'en dĂ©gage? Il est certain que je n'abandonnerai pas le lieu qui m'a vu naĂ®tre, pour vous accompagner dans les contrĂ©es lointaines; ce qui ne serait possible qu'Ă  la condition de demander auparavant aux auteurs de mes jours, une permission impatiemment attendue. Mais, comme vous m'avez enjoint de garder le secret (dans le sens cubique du mot) sur cette affaire spirituellement tĂ©nĂ©breuse, je m'empresserai d'obĂ©ir Ă  votre sagesse incontestable. À ce qu'il paraĂ®t, elle n'affronterait pas avec plaisir la clartĂ© de la lumière. Puisque vous paraissez souhaiter que j'aie de la confiance en votre propre personne (voeu qui n'est pas dĂ©placĂ©, je me plais Ă  le confesser), ayez la bontĂ©, je vous prie, de tĂ©moigner, Ă  mon Ă©gard, une confiance analogue, et de ne pas avoir la prĂ©tention de croire que je serais tellement Ă©loignĂ© de votre avis, qu'après demain matin, Ă  l'heure indiquĂ©e, je ne serais pas exact au rendez-vous. Je franchirai le mur de clĂ´ture du parc, car la grille sera fermĂ©e, et personne ne sera tĂ©moin de mon dĂ©part. À parler avec franchise, que ne ferais-je pas pour vous, dont l'inexplicable attachement a su promptement se rĂ©vĂ©ler Ă  mes yeux Ă©blouis, surtout Ă©tonnĂ©s d'une telle preuve de bontĂ©, Ă  laquelle je me suis assurĂ© que je ne me serais pas attendu. Puisque je ne vous connaissais pas. Maintenant je vous connais. N'oubliez pas la promesse que vous m'avez faite de vous promener sur le pont du Carrousel. Dans le cas que j'y passe, j'ai une certitude, Ă  nulle autre pareille, de vous y rencontrer et vous toucher la main, pourvu que cette innocente manifestation d'un adolescent qui, hier encore, s'inclinait devant l'autel de la pudeur, ne doive pas vous offenser par sa respectueuse familiaritĂ©. Or, la familiaritĂ© n'est-elle pas avouable dans le cas d'une forte et ardente intimitĂ©, lorsque la perdition est sĂ©rieuse et convaincue? Et quel mal y aurait-il après tout, je vous le demande Ă  vous-même, Ă  ce que je vous dise adieu tout en passant, lorsque après-demain, qu'il pleuve ou non, cinq heures auront sonnĂ©? Vous apprĂ©cierez vous-même, gentleman, le tact avec lequel j'ai conçu ma lettre; car, je ne me permets pas dans une feuille volante, apte Ă  s'Ă©garer, de vous en dire davantage. Votre adresse au bas de la page est un rĂ©bus. Il m'a fallu près d'un quart d'heure pour la dĂ©chiffrer. Je crois que vous avez bien fait d'en tracer les mots d'une manière microscopique. Je me dispense de signer et en cela je vous imite: nous vivons dans un temps trop excentrique, pour s'Ă©tonner un instant de ce qui pourrait arriver. Je serais curieux de savoir comment vous avez appris l'endroit où demeure mon immobilitĂ© glaciale, entourĂ©e d'une longue rangĂ©e de salles dĂ©sertes, immondes charniers de mes heures d'ennui. Comment dire cela? Quand je pense Ă  vous, ma poitrine s'agite, retentissante comme l'Ă©croulement d'un empire en dĂ©cadence; car, l'ombre de votre amour accuse un sourire qui, peut-être, n'existe pas: elle est si vague, et remue ses Ă©cailles si tortueusement! Entre vos mains, j'abandonne mes sentiments impĂ©tueux, tables de marbre toutes neuves, et vierges encore d'un contact mortel. Prenons patience jusqu'aux premières lueurs du crĂ©puscule matinal, et, dans l'attente du moment qui me jettera dans l'entrelacement hideux de vos bras pestifĂ©rĂ©s, je m'incline humblement Ă  vis genoux, que je presse." Après avoir Ă©crit cette lettre coupable, Mervyn la porte Ă  la poste et revient se mettre au lit. Ne comptez pas y trouver son ange gardien. La queue de poisson ne volera que pendant trois jours, c'est vrai; mais hĂ©las, la poutre n'en sera pas moins brûlĂ©e; et une balle cylindro-conique percera la peau du rhinocĂ©ros, malgrĂ© la fille de neige et le mendiant! C'est que le fou couronnĂ© aura dit la vĂ©ritĂ© sur la fidĂ©litĂ© des quatorze poignards.


IV


Je me suis aperçu que je n'avais qu'un oeil au milieu du front! O miroirs d'argent, incrustĂ©s dans les panneaux des vestibules, combien de services ne m'avez-vous pas rendus par votre pouvoir rĂ©flecteur! Depuis le jour où un chat angora me rongea, pendant une heure, la bosse pariĂ©tale, comme un trĂ©pan qui perfore le crâne, en s'Ă©lançant brusquement sur mon dos, parce que j'avais fait bouillir ses petits dans une cuve remplie d'alcool, je n'ai pas cessĂ© de lancer contre moi-même la flèche des tourments. Aujourd'hui, sous l'impression des blessures que mon corps a reçues dans diverses circonstances, soit par la fatalitĂ© de ma naissance, soit par le fait de ma propre faute; accablĂ© par les consĂ©quences de ma chute morale (quelques-unes ont Ă©tĂ© accomplies; qui prĂ©voira les autres?); spectateur impassible des monstruositĂ©s acquises ou naturelles, qui dĂ©corent les aponĂ©vroses et l'intellect de celui qui parle, je jette un long regard de satisfaction sur la dualitĂ© qui me compose... et je me trouve beau! Beau comme le vice de conformation congĂ©nital des organes sexuels de l'homme, consistant dans la brièvetĂ© relative du canal de l'urètre et la division ou l'absence de sa paroi infĂ©rieure, de telle sorte que ce canal s'ouvre Ă  une distance variable du gland et au-dessous du pĂ©nis; ou encore, comme la caroncule charnue, de forme conique, sillonnĂ©e par des rides transversales assez profondes, qui s'Ă©lève sur la base du bec supĂ©rieur du dindon; ou plutĂ´t, comme la vĂ©ritĂ© qui suit: "Le système des gammes, des modes et de leur enchaĂ®nement harmonique ne repose pas sur des lois naturelles invariables, mais il est, au contraire, la consĂ©quence de principes esthĂ©tiques qui ont variĂ© avec le dĂ©veloppement progressif de l'humanitĂ©, et qui varieront encore;" et surtout, comme une corvette cuirassĂ©e Ă  tourelles! Oui, je maintiens l'exactitude de mon assertion. Je n'ai pas d'illusion prĂ©somptueuse, je m'en vante, et je ne trouverais aucun profit dans le mensonge; donc, ce que j'ai dit, vous ne devez mettre aucune hĂ©sitation Ă  le croire. Car, pourquoi m'inspirerais-je Ă  moi-même de l'horreur, devant les tĂ©moignages Ă©logieux qui partent de ma conscience? Je n'envie rien au CrĂ©ateur; mais, qu'il me laisse descendre le fleuve de ma destinĂ©e, Ă  travers une sĂ©rie croissante de crimes glorieux. Sinon, Ă©levant Ă  la hauteur de son front un regard irritĂ© de tout obstacle, je lui ferai comprendre qu'il n'est pas le seul maĂ®tre de l'univers; que plusieurs phĂ©nomènes qui relèvent directement d'une connaissance plus approfondie de la nature des choses, dĂ©posent en faveur de l'opinion contraire, et opposent un formel dĂ©menti Ă  la viabilitĂ© de l'unitĂ© de la puissance. C'est que nous sommes deux Ă  nous contempler les cils des paupières, vois-tu... et tu sais que plus d'une fois a retenti, dans ma bouche sans lèvres, le clairon de la victoire. Adieu, guerrier illustre; ton courage dans le malheur inspire de l'estime Ă  ton ennemi le plus acharnĂ©; mais Maldoror te retrouvera bientĂ´t pour te disputer la proie qui s'appelle Mervyn. Ainsi, sera rĂ©alisĂ©e la prophĂ©tie du coq, quand il entrevit l'avenir au fond du candĂ©labre. Plût au ciel que le crabe tourteau rejoigne Ă  temps la caravane des pèlerins, et leur apprenne en quelques mots la narration du chiffonnier de Clignancourt!


V


Sur un banc du Palais-Royal, du cĂ´tĂ© gauche et non loin de la pièce d'eau, un individu, dĂ©bouchant de la rue de Rivoli, est venu s'asseoir. Il a les cheveux en dĂ©sordre, et ses habits dĂ©voilent l'action corrosive d'un dĂ©nuement prolongĂ©. Il a creusĂ© un trou dans le sol avec un morceau de bois pointu, et a rempli de terre le creux de sa main. Il a portĂ© cette nourriture Ă  sa bouche et l'a rejetĂ©e avec prĂ©cipitation. Il s'est relevĂ©, et, appliquant sa tête contre le banc, il a dirigĂ© ses jambes vers le haut. Mais, comme cette situation funambulesque est en dehors des lois de la pesanteur qui rĂ©gissent le centre de gravitĂ©, il est retombĂ© lourdement sur la planche, les bras pendants, la casquette lui cachant la moitiĂ© de la figure, et les jambes battant le gravier dans une situation d'Ă©quilibre instable, de moins en moins rassurante. Il reste longtemps dans cette position. Vers l'entrĂ©e mitoyenne du nord, Ă  cĂ´tĂ© de la rotonde qui contient une salle de cafĂ©, le bras de notre hĂ©ros est appuyĂ© contre la grille. Sa vue parcourt la superficie du rectangle, de manière Ă  ne laisser Ă©chapper aucune perspective. Ses yeux reviennent sur eux-mêmes, après l'achèvement de l'investigation, et il aperçoit, au milieu du jardin, un homme qui fait de la gymnastique titubante, avec un banc sur lequel il s'efforce de s'affermir, en accomplissant des miracles de force et d'adresse. Mais, que peut la meilleur intention, apportĂ©e au service d'une cause juste, contre les dĂ©règlements de l'aliĂ©nation mentale? Il s'est avancĂ© vers le fou, l'a aidĂ© avec bienveillance Ă  replacer sa dignitĂ© dans une position normale, lui a tendu la main, et s'est assis Ă  cĂ´tĂ© de lui. Il remarque que la folie n'est qu'intermittente; l'accès a disparu; son interlocuteur rĂ©pond logiquement Ă  toutes les questions. Est-il nĂ©cessaire de rapporter le sens de ses paroles? Pourquoi rouvrir, Ă  une page quelconque, avec un empressement blasphĂ©matoire, l'in-folio des misères humaines? Rien n'est d'un enseignement plus fĂ©cond. Quand même je n'aurais aucun Ă©vĂ©nement de vrai Ă  vous faire entendre, j'inventerais des rĂ©cits imaginaires pour les transvaser dans votre cerveau. Mais, le malade ne l'est pas devenu pour son propre plaisir; et la sincĂ©ritĂ© de ses rapports s'allie Ă  merveille avec la crĂ©dulitĂ© du lecteur. "Mon père Ă©tait un charpentier de la rue de la Verrerie... Que la mort des trois Marguerite retombe sur sa tête, et que le bec du canari lui ronge Ă©ternellement l'axe du bulbe oculaire! Il avait contractĂ© l'habitude de s'enivrer; dans ces moments-lĂ , quand il revenait Ă  la maison, après avoir couru les comptoirs des cabarets, sa stupeur devenait presque incommensurable, et il frappait indistinctement les objets qui se prĂ©sentaient Ă  sa vue. Mais, bientĂ´t, devant les reproches de ses amis, il se corrigea complètement et devint d'une humeur taciturne. Personne ne pouvait l'approcher, pas même notre mère. Il conservait un secret ressentiment contre l'idĂ©e du devoir qui l'empêchait de se conduire Ă  sa guise. J'avais achetĂ© un serin. Elles l'avaient enfermĂ© dans une cage, au-dessus de la porte, et les passants s'arrêtaient, chaque fois, pour Ă©couter les chants de l'oiseau, admirer sa grâce fugitive et Ă©tudier ses formes savantes. Plus d'une fois mon père avait donnĂ© l'ordre de faire disparaĂ®tre la cage et son contenu, car il se figurait que le serin se moquait de sa personne, en lui jetant le bouquet des cavatines aĂ©riennes de son talent de vocaliste. Il alla dĂ©tacher la cage du clou, et glissa de la chaise, aveuglĂ© par la colère. Une lĂ©gère excoriation au genou fut le trophĂ©e de son entreprise. Après être restĂ© quelques secondes Ă  presser la partie gonflĂ©e avec un copeau, il rabaissa son pantalon, les sourcils froncĂ©s, prit mieux ses prĂ©cautions, mit la cage sous son bras et se dirigea vers le fond de son atelier. LĂ , malgrĂ© les cris et les supplications de sa famille (nous tenions beaucoup Ă  cet oiseau, qui Ă©tait, pour nous, comme le gĂ©nie de la maison) il Ă©crasa de ses talons ferrĂ©s la boĂ®te d'osier, pendant qu'une varlope, tournoyant autour de sa tête, tenait Ă  distance les assistants. Le hasard fit que la bête ne mourut pas sur le coup; ce flocon de plumes vivait encore, malgrĂ© la maculation sanguine. Le charpentier s'Ă©loigna, et referma la porte avec bruit. Ma mère et moi, nous nous efforçâmes de retenir la vie de l'oiseau, prête Ă  s'Ă©chapper; il atteignait Ă  sa fin, et le mouvement de ses ailes ne s'offrait plus Ă  la vue, que comme le miroir de la suprême convulsion d'agonie. Pendant ce temps, les trois Marguerite, quand elles s'aperçurent que tout espoir allait être perdu, se prirent par la main, d'un commun accord, et la chaĂ®ne vivante alla s'accroupir, après avoir repoussĂ© Ă  quelques pas un baril de graisse, derrière l'escalier, Ă  cĂ´tĂ© du chenil de notre chienne. Ma mère ne discontinuait pas sa tâche, et tenait le serin entre ses doigts, pour le rĂ©chauffer de son haleine. Moi, je courais Ă©perdu par toutes les chambres, me cognant aux meubles et aux instruments. De temps Ă  autre, une de mes soeurs montrait sa tête devant le bas de l'escalier pour se renseigner avec tristesse. La chienne Ă©tait sortie de son chenil, et, comme si elle avait compris l'Ă©tendue de notre perte, elle lĂ©chait avec la langue de la stĂ©rile consolation la robe des trois Marguerite. Le serin n'avait plus que quelques instants Ă  vivre. Une de mes soeurs, Ă  son tour (c'Ă©tait la plus jeune) prĂ©senta sa tête dans la pĂ©nombre formĂ©e par la rarĂ©faction de lumière. Elle vit ma mère pâlir, et l'oiseau, après avoir, pendant un Ă©clair, relevĂ© le cou, par la dernière manifestation de son système nerveux, retomber entre ses doigts, inerte Ă  jamais. Elle annonça la nouvelle Ă  ses soeurs. Elles ne firent entendre le bruissement d'aucune plainte, d'aucun murmure. Le silence rĂ©gnait dans l'atelier. L'on ne distinguait que le craquement saccadĂ© des fragments de la cage qui, en vertu de l'Ă©lasticitĂ© du bois, reprenaient en partie la position primordiale de leur construction. Les trois Marguerite ne laissaient Ă©couler aucune larme, et leur visage ne perdait point sa fraĂ®cheur pourprĂ©e; non... elles restaient seulement immobiles. Elles se traĂ®nèrent jusqu'Ă  l'intĂ©rieur du chenil, et s'Ă©tendirent sur la paille, l'une Ă  cĂ´tĂ© de l'autre; pendant que la chienne, tĂ©moin passif de leur manoeuvre, les regardait faire avec Ă©tonnement. À plusieurs reprises, ma mère les appela; elles ne rendirent le son d'aucune rĂ©ponse. FatiguĂ©es par les Ă©motions prĂ©cĂ©dentes, elles dormaient, probablement! Elle fouilla tous les coins de la maison sans les apercevoir. Elle suivit la chienne, qui la tirait par la robe, vers le chenil. Cette femme s'abaissa et se plaça sa tête Ă  l'entrĂ©e Le spectacle dont elle eut la possibilitĂ© d'être tĂ©moin, mises Ă  part les exagĂ©rations malsaines de la peur maternelle, ne pouvait être que navrant, d'après les calculs de mon esprit. J'allumai une chandelle et la lui prĂ©sentai; de cette manière, aucun dĂ©tail ne lui Ă©chappa. Elle ramena sa tête, couverte de brins de paille, de la tombe prĂ©maturĂ©e, et me dit: "Les trois Marguerite sont mortes." Comme nous ne pouvions les sortir de cet endroit, car, retenez bien ceci, elles Ă©taient Ă©troitement entrelacĂ©es ensemble, j'allai chercher dans l'atelier un marteau, pour briser la demeure canine. Je me mis, sur le champ, Ă  l'oeuvre de dĂ©molition, et les passants purent croire, pour peu qu'ils eussent de l'imagination, que le travail ne chĂ´mait pas chez nous. Ma mère impatientĂ©e de ces retards, qui, cependant, Ă©taient indispensables, brisait ses ongles contre les planches. Enfin, l'opĂ©ration de la dĂ©livrance nĂ©gative se termina; le chenil fendu s'entr'ouvrit de tous les cĂ´tĂ©s; et nous retirâmes, des dĂ©combres, l'une après l'autre, après les avoir sĂ©parĂ©es difficilement, les filles du charpentier. Ma mère quitta le pays. Je n'ai plus revu mon père. Quand Ă  moi, l'on dit que je suis fou, et j'implore la charitĂ© publique. Ce que je sais, c'est que le canari ne chante plus." L'auditeur approuve dans son intĂ©rieur ce nouvel exemple apportĂ© Ă  l'appui de ses dĂ©goûtantes thĂ©ories. Comme si, Ă  cause d'un homme, jadis pris de vin, l'on Ă©tait en droit d'accuser l'entière humanitĂ©. Telle est du moins la rĂ©flexion paradoxale qu'il cherche Ă  introduire dans son esprit; mais elle ne peut en chasser les enseignements importants de la grave expĂ©rience. Il console le fou avec une compassion feinte, et essuie ses larmes avec son propre mouchoir. Il l'amène dans un restaurant; et ils mangent Ă  la même table. Ils s'en vont chez un tailleur de la fashion et le protĂ©gĂ© est habillĂ© comme un prince. Ils frappent chez le concierge d'une grande maison de la rue Saint-HonorĂ©, et le fou est installĂ© dans un riche appartement du troisième Ă©tage. Le bandit le force Ă  accepter sa bourse, et, prenant le vase de nuit au-dessous du lit, il le met sur la tête d'Aghone. "Je te couronne roi des intelligences, s'Ă©crie-t-il avec une emphase prĂ©mĂ©ditĂ©e; Ă  ton moindre appel j'accourrai; puise Ă  peines mains dans mes coffres; de corps et d'âme je t'appartiens. La nuit, tu rapporteras la couronne d'albâtre Ă  sa place ordinaire, avec la permission de t'en servir; mais, le jour, dès que l'aurore illuminera les citĂ©s, remets-la sur ton front, comme le symbole de ta puissance. Les trois Marguerite revivront en moi, sans compter que je serai ta mère." Alors le fou recula de quelques pas, comme s'il Ă©tait la proie d'un insultant cauchemar; les lignes du bonheur se peignirent sur son visage, ridĂ© par les chagrins; il s'agenouilla, plein d'humiliation, aux pieds de son protecteur. La reconnaissance Ă©tait entrĂ©e, comme un poison, dans le coeur du fou couronnĂ©! Il voulut parler, et sa langue s'arrêta. Il pencha son corps en avant, et il retomba sur le carreau. L'homme aux lèvres de bronze se retire. Quel Ă©tait son but. AcquĂ©rir un ami Ă  toute Ă©preuve, assez naïf pour obĂ©ir au moindre de ses commandements. Il ne pouvait mieux rencontrer et le hasard l'avait favorisĂ©. Celui qu'il a trouvĂ©, couchĂ© sur le banc, ne sait plus, depuis un Ă©vĂ©nement de sa jeunesse, reconnaĂ®tre le bien du mal. C'est Aghone même qu'il lui faut.


VI


Le Tout-Puissant avait envoyĂ© sur la terre un ses archanges, afin de sauver l'adolescent d'une mort certaine. Il sera forcĂ© de descendre lui-même! Mais, nous ne sommes point encore arrivĂ©s Ă  cette partie de notre rĂ©cit, et je me vois dans l'obligation de fermer ma bouche, parce que je ne puis pas tout dire Ă  la fois: chaque truc Ă  effet paraĂ®tra dans son lieu, lorsque la trame de cette fiction n'y verra point d'inconvĂ©nient. Pour ne pas être reconnu, l'archange avait pris la forme d'un crabe tourteau, grand comme une vigogne. Il se tenait sur la pointe d'un Ă©cueil, au milieu de la mer, et attendait le favorable moment de la marĂ©e, pour opĂ©rer sa descente sur le rivage. L'homme aux lèvres de jaspe, cachĂ© derrière une sinuositĂ© de la plage, Ă©piait l'animal, un bâton Ă  la main. Qui aurait dĂ©sirĂ© lire dans la pensĂ©e de ces deux êtres? Le premier ne se cachait pas qu'il avait une mission difficile Ă  accomplir: "Et comment rĂ©ussir, s'Ă©criait-il, pendant que les vagues grossissantes battaient son refuge temporaire, lĂ  où mon maĂ®tre a vu plus d'une fois Ă©chouer sa force et son courage? Moi, je ne suis qu'une substance limitĂ©e, tandis que l'autre, personne ne sait d'où il vient et quel est son but final. À son nom, les armĂ©es cĂ©lestes tremblent; et plus d'un raconte, dans les rĂ©gions que j'ai quittĂ©es, que Satan lui-même, Satan, l'incarnation du mal, n'est pas si redoutable." Le second faisait les rĂ©flexions suivantes; elles trouvèrent un Ă©cho, jusque dans la coupole azurĂ©e qu'elles souillèrent: "Il a l'air plein d'inexpĂ©rience; je lui rĂ©glerai son compte avec promptitude. Il vient sans doute d'en haut, envoyĂ© par celui qui craint tant de venir lui-même! Nous verrons, Ă  l'oeuvre, s'il est aussi impĂ©rieux qu'il en a l'air; ce n'est pas un habitant de l'abricot terrestre; il trahit son origine sĂ©raphique par ses yeux errants et indĂ©cis." Le crabe tourteau, qui, depuis quelque temps, promenait sa vue sur un espace dĂ©limitĂ© de la cĂ´te, aperçut notre hĂ©ros (celui-ci, alors, se releva de toute la hauteur de sa taille herculĂ©enne), et l'apostropha dans les termes qui vont suivre: "N'essaie pas la lutte et rends-toi. Je suis envoyĂ© par quelqu'un qui est supĂ©rieur Ă  nous deux, afin de te charger de chaĂ®nes, et mettre les deux membres complices de ta pensĂ©e dans l'impossibilitĂ© de remuer. Serrer des couteaux et des poignards entre tes doigts, il faut que dĂ©sormais cela te soit dĂ©fendu, crois m'en; aussi bien dans ton intĂ©rêt que dans celui des autres. Mort ou vif, je t'aurai; j'ai l'ordre de t'amener vivant. Ne me mets pas dans l'obligation de recourir au pouvoir qui m'a Ă©tĂ© prêtĂ©. Je me conduirai avec dĂ©licatesse; de ton cĂ´tĂ©, ne m'oppose aucune rĂ©sistance. C'est ainsi que je reconnaĂ®trai, avec empressement et allĂ©gresse, que tu auras fait un premier pas vers le repentir." Quand notre hĂ©ros entendit cette harangue, empreinte d'un sel si profondĂ©ment comique, il eut de la peine Ă  conserver le sĂ©rieux sur la rudesse de ses traits hâlĂ©s. Mais, enfin, chacun ne sera pas Ă©tonnĂ© si j'ajoute qu'il finit par Ă©clater de rire. C'Ă©tait plus fort que lui! Il n'y mettait pas de la mauvaise intention! Il ne voulait certes pas s'attirer les reproches du crabe tourteau! Que d'efforts ne fit-il pas pour chasser l'hilaritĂ©! Que de fois ne serra-t-il point ses lèvres l'une contre l'autre, afin de ne pas avoir l'air d'offenser son interlocuteur Ă©patĂ©! Malheureusement son caractère participait de la nature de l'humanitĂ©, et il riait ainsi que font les brebis! Enfin il s'arrêta! Il Ă©tait temps! Il avait failli s'Ă©touffer! Le vent porta cette rĂ©ponse Ă  l'archange de l'Ă©cueil: "Lorsque ton maĂ®tre ne m'enverra plus des escargots et des Ă©crevisses pour rĂ©gler ses affaires, et qu'il daignera parlementer personnellement avec moi, l'on trouvera, j'en suis sûr, le moyen de s'arranger, puisque je suis infĂ©rieur Ă  celui qui t'envoya, comme tu l'as dit avec tant de justesse. Jusque-lĂ , les idĂ©es de rĂ©conciliation m'apparaissent prĂ©maturĂ©es, et aptes Ă  produire seulement un chimĂ©rique rĂ©sultat. Je suis très loin de mĂ©connaĂ®tre ce qu'il y a de sensĂ© dans chacune de tes syllabes; et, comme nous pourrions fatiguer inutilement notre voix, afin de lui faire parcourir trois kilomètres de distance, il me semble que tu agirais avec sagesse, si tu descendais de ta forteresse inexpugnable, et gagnais la terre ferme Ă  la nage: nous discuterons plus commodĂ©ment les conditions d'une reddition qui, pour si lĂ©gitime qu'elle soit, n'en est pas moins finalement, pour moi, d'une perspective dĂ©sagrĂ©able." L'archange, qui ne s'attendait pas Ă  cette bonne volontĂ©, sortit des profondeurs de la crevasse sa tête d'un cran, et rĂ©pondit: " O Maldoror, est-il enfin arrivĂ© le jour où tes abominables instincts verront s'Ă©teindre le flambeau d'injustifiable orgueil qui les conduit Ă  l'Ă©ternelle damnation! Ce sera donc moi, qui, le premier, raconterai ce louable changement aux phalanges de chĂ©rubins, heureux de retrouver un des leurs. Tu sais toi-même et tu n'as pas oubliĂ© qu'une Ă©poque existait où tu avais la première place parmi nous. Ton nom volait de bouche en bouche; tu es actuellement le sujet de nos solitaires conversations. Viens donc... viens faire une paix durable avec ton ancien maĂ®tre; il te recevra comme un fils Ă©garĂ©, et ne s'apercevra point de l'Ă©norme quantitĂ© de culpabilitĂ© que tu as, comme une montagne de cornes d'Ă©lan Ă©levĂ©e par les Indiens, amoncelĂ©e sur ton coeur." Il dit, et il retire toutes les parties de son corps de l'ouverture obscure. Il se montre, radieux, sur la surface de l'Ă©cueil; ainsi un prêtre des religions quand il a la certitude de ramener une brebis Ă©garĂ©e. Il va faire un bond sur l'eau, pour se diriger Ă  la nage vers le pardonnĂ©. Mais, l'homme aux lèvres de saphir a calculĂ© longtemps Ă  l'avance un perfide coup. Son bâton est lancĂ© avec force; après maints ricochets sur les vagues, il va frapper Ă  la tête l'archange bienfaiteur. Le crabe, mortellement atteint, tombe dans l'eau. La marĂ©e porte sur le rivage l'Ă©pave flottante. Il attendait la marĂ©e pour opĂ©rer plus facilement sa descente. Eh bien, la marĂ©e est venue; elle l'a bercĂ© de ses chants, et l'a mollement dĂ©posĂ© sur la plage: le crabe n'est-il pas content? Que lui faut-il de plus. Et Maldoror, penchĂ© sur le sable des grèves, reçoit dans ses bras deux amis, insĂ©parablement rĂ©unis par les hasards de la lame: le cadavre du crabe tourteau et le bâton homicide! "Je n'ai pas encore perdu mon adresse, s'Ă©crie-t-il; elle ne demande qu'Ă  s'exercer; mon bras conserve sa force et mon oeil sa justesse." Il regarde l'animal inanimĂ©. Il craint qu'on ne lui demande compte du sang versĂ©. Où cachera-t-il l'archange? Et, en même temps, il se demande si la mort n'a pas Ă©tĂ© instantanĂ©e. Il a mis sur son dos une enclume et un cadavre; il s'achemine vers une vaste pièce d'eau, dont toutes les rives sont couvertes et comme murĂ©es par un inextricable fouillis de grands joncs. Il voulait d'abord prendre un marteau, mais c'est un instrument trop lĂ©ger, tandis qu'avec un objet plus lourd, si le cadavre donne signe de vie, il le posera sur le sol et le mettra en poussière Ă  coups d'enclume. Ce n'est pas la vigueur qui manque Ă  son bras, allez; c'est le moindre de ses embarras. ArrivĂ© en vue du lac, il le voit peuplĂ© de cygnes. Il se dit que c'est une retraite sûre pour lui; Ă  l'aide d'une mĂ©tamorphose, sans abandonner sa charge, il se mêle Ă  la bande des autres oiseaux. Remarquez la main de la Providence lĂ  où l'on Ă©tait tentĂ© de la trouver absente, et faites votre profit du miracle dont je vais vous parler. Noir comme l'aile d'un corbeau, trois fois il nagea parmi la troupe de palmipèdes, Ă  la blancheur Ă©clatante; trois fois, il conserva cette couleur distinctive qui l'assimilait Ă  un bloc de charbon. C'est que Dieu, dans sa justice, ne permit point que son astuce pût tromper même une bande de cygnes. De telle manière qu'il resta ostensiblement dans l'intĂ©rieur du lac; mais, chacun se tint Ă  l'Ă©cart, et aucun oiseau ne s'approcha de son plumage honteux, pour lui tenir compagnie. Et, alors, il circonscrivit ses plongeons dans une baie Ă©cartĂ©e, Ă  l'extrĂ©mitĂ© de la pièce d'eau, seul parmi les habitants de l'air, comme il l'Ă©tait parmi les hommes! C'est ainsi qu'il prĂ©ludait Ă  l'incroyable Ă©vĂ©nement de la place VendĂ´me!


VII


Le corsaire aux cheveux d'or, a reçu la rĂ©ponse de Mervyn. Il suit dans cette page singulière la trace des troubles intellectuels de celui qui l'Ă©crivit, abandonnĂ© aux faibles forces de sa propre suggestion. Celui-ci aurait beaucoup mieux fait de consulter ses parents, avant de rĂ©pondre Ă  l'amitiĂ© de l'inconnu. Aucun bĂ©nĂ©fice ne rĂ©sultera pour lui de se mêler, comme principal acteur, Ă  cette Ă©quivoque intrigue. Mais, enfin, il l'a voulu. À l'heure indiquĂ©e, Mervyn, de la porte de sa maison, est allĂ© droit devant lui, en suivant le boulevard SĂ©bastopol, jusqu'Ă  la fontaine Saint-Michel. Il prend le quai des Grands-Augustins et traverse le quai Conti; au moment où il passe sur le quai Malaquais, il voit marcher sur le quai du Louvre, parallèlement Ă  sa propre direction, un individu, porteur d'un sac sous le bras, et qui paraĂ®t l'examiner avec attention. Les vapeurs du matin se sont dissipĂ©es. Les deux passants dĂ©bouchent en même temps de chaque cĂ´tĂ© du pont du Carrousel. Quoiqu'ils ne se fussent jamais vus, ils se reconnurent! Vrai, c'Ă©tait touchant de voir ces deux êtres, sĂ©parĂ©s par l'âge, rapprocher leurs âmes par la grandeur des sentiments. Du moins, c'eût Ă©tĂ© l'opinion de ceux qui se seraient arrêtĂ©s devant ce spectacle, que plus d'un, même avec un esprit mathĂ©matique, aurait trouvĂ© Ă©mouvant. Mervyn, le visage en pleurs, rĂ©flĂ©chissait qu'il rencontrait, pour ainsi dire Ă  l'entrĂ©e de la vie, un soutien prĂ©cieux dans les futures adversitĂ©s. Soyez persuadĂ© que l'autre ne disait rien. Voici ce qu'il fit: il dĂ©plia le sac qu'il portait, dĂ©gagea l'ouverture, et, saisissant l'adolescent par la tête, il fit passer le corps entier dans l'enveloppe de toile. Il noua, avec son mouchoir, l'extrĂ©mitĂ© qui servait d'introduction. Comme Mervyn poussait des cris aigus, il enleva le sac, ainsi qu'un paquet de linges, et en frappa, Ă  plusieurs reprises, le parapet du pont. Alors, le patient, s'Ă©tant aperçu du craquement de ses os, se tut. Scène unique, qu'aucun romancier ne retrouvera! Un boucher passait, assis sur la viande de sa charrette. Un individu court Ă  lui, l'engage Ă  s'arrêter, et lui dit: "Voici un chien, enfermĂ© dans ce sac; il a la gale: abattez-le au plus vite." L'interpellĂ© se montre complaisant. L'interrupteur, en s'Ă©loignant, aperçoit une jeune fille en haillons qui lui tend la main. Jusqu'où va donc le comble de l'audace et de l'impiĂ©tĂ©? Il lui donne l'aumĂ´ne! Dites-moi si vous voulez que je vous introduise, quelques heures plus tard, Ă  la porte d'un abattoir reculĂ©. Le boucher est revenu, et a dit Ă  ses camarades, en jetant Ă  terre un fardeau: "DĂ©pêchons-nous de tuer ce chien galeux." Ils sont quatre, et chacun saisit le marteau accoutumĂ©. Et, cependant, ils hĂ©sitaient, parce que le sac remuait avec force. "Quelle Ă©motion s'empare de moi?" cria l'un d'eux en abaissant lentement son bras. "Ce chien pousse, comme un enfant, des gĂ©missements de douleur, dit un autre; on dirait qu'il comprend le sort qui l'attend." "C'est leur habitude, rĂ©pondit un troisième; même quand ils ne sont pas malades, comme c'est le cas ici, il suffit que leur maĂ®tre reste quelques jours absent du logis, pour qu'ils se mettent Ă  faire entendre des hurlements qui, vĂ©ritablement, sont pĂ©nibles Ă  supporter." "Arrêtez!... Arrêtez!... cria le quatrième, avant que tous les bras se fussent levĂ©s en cadence pour frapper rĂ©solument, cette fois, sur le sac. Arrêtez, vous dis-je; il y a ici un fait qui nous Ă©chappe. Qui vous dit que cette toile renferme un chien? Je veux m'en assurer." Alors, malgrĂ© les railleries de ses compagnons, il dĂ©noua le paquet, et en retira l'un après l'autre les membres de Mervyn! Il Ă©tait presque Ă©touffĂ© par la gêne de cette position. Il s'Ă©vanouit en revoyant la lumière. Quelques moments après, il donna des signes indubitables d'existence. Le sauveur dit: "Apprenez, une autre fois, Ă  mettre de la prudence jusque dans votre mĂ©tier. Vous avez failli remarquer, par vous-mêmes, qu'il ne sert de rien de pratiquer l'inobservance de cette loi." Les bouchers s'enfuirent. Mervyn, le coeur serrĂ© et plein de pressentiments funestes, rentre chez soi et s'enferme dans sa chambre. Ai-je besoin d'insister sur cette strophe? Eh! qui n'en dĂ©plorera les Ă©vĂ©nements consommĂ©s! Attendons la fin pour porter un jugement encore plus sĂ©vère. Le dĂ©nouement va se prĂ©cipiter; et, dans ces sortes de rĂ©cits, où une passion, de quelque genre qu'elle soit, Ă©tant donnĂ©e, celle-ci ne craint aucun obstacle pour se frayer un passage, il n'y a pas lieu de dĂ©layer dans un godet la gomme laque de quatre cents pages banales. Ce qui peut-être dit dans une demi-douzaine de strophes, il faut le dire, et puis se taire.


VIII


Pour construire mĂ©caniquement la cervelle d'un conte somnifère, il ne suffit pas de dissĂ©quer des bêtises et abrutir puissamment Ă  doses renouvelĂ©es l'intelligence du lecteur, de manière Ă  rendre ses facultĂ©s paralytiques pour le reste de sa vie, par la loi infaillible de la fatigue; il faut, en outre, avec du bon fluide magnĂ©tique, le mettre ingĂ©nieusement dans l'impossibilitĂ© somnambulique de se mouvoir, en le forçant Ă  obscurcir ses yeux contre son naturel par la fixitĂ© des vĂ´tres. Je veux dire, afin de ne pas me faire mieux comprendre, mais seulement pour dĂ©velopper ma pensĂ©e qui intĂ©resse et agace en même temps par une harmonie des plus pĂ©nĂ©trantes, que je ne crois pas qu'il soit nĂ©cessaire, pour arriver au but qu'on se propose, d'inventer une poĂ©sie tout Ă  fait en dehors de la marche ordinaire de la nature, et dont le souffle pernicieux semble bouleverser même les vĂ©ritĂ©s absolues; mais, amener un pareil rĂ©sultat (conforme, du reste, aux règles de l'esthĂ©tique, si l'on y rĂ©flĂ©chit bien), cela n'est pas aussi facile qu'on le pense: voilĂ  ce que je voulais dire. C'est pourquoi je ferai tous mes efforts pour y parvenir! Si la mort arrête la maigreur fantastique des deux bras longs de mes Ă©paules, employĂ©es Ă  l'Ă©crasement lugubre de mon gypse littĂ©raire, je veux au moins que le lecteur en deuil puisse se dire: "Il faut lui rendre justice. Il m'a beaucoup crĂ©tinisĂ©. Que n'aurait-il pas fait, s'il eût pu vivre davantage! c'est le meilleur professeur d'hypnotisme que je connaisse!" On gravera ces quelques mots sur le marbre de ma tombe, et mes mânes seront satisfaits! - Je continue! Il avait une botte de poisson qui remuait au fond d'un trou, Ă  cĂ´tĂ© d'une botte Ă©culĂ©e. Il n'Ă©tait pas naturel de se demander: "Où est le poisson? Je ne vois que la queue qui remue." Car, puisque, prĂ©cisĂ©ment, l'on avouait implicitement ne pas apercevoir le poisson, c'est qu'en rĂ©alitĂ© il n'y Ă©tait pas. La pluie avait laissĂ© quelques gouttes d'eau au fond de cet entonnoir, creusĂ© dans le sable. Quant Ă  la botte Ă©culĂ©e, quelques-uns ont pensĂ© depuis qu'elle provenait de quelque abandon volontaire. Le crabe tourteau, par la puissance divine, devait renaĂ®tre de ses atomes rĂ©solus. Il retira du puits la queue de poisson et lui promit de la rattacher Ă  son corps perdu, si elle annonçait au CrĂ©ateur l'impuissance de son mandataire Ă  dominer les vagues en fureur de la mer maldororienne. Il lui prêta deux ailes d'albatros, et la queue de poisson prit son essor. Mais elle s'envola vers la demeure du renĂ©gat, pour lui raconter ce qui se passait et trahir le crabe tourteau. Celui-ci devina le projet de l'espion, et, avant que le troisième jour fût parvenu Ă  sa fin, il perça la queue de poisson d'une flèche envenimĂ©e. Le gosier de l'espion poussa une faible exclamation, qui rendit le dernier soupir avant de toucher la terre. Alors, une poutre sĂ©culaire, placĂ©e sur le comble d'un château, se releva de toute sa hauteur, en bondissant sur elle-même, et demanda vengeance Ă  grands cris. Mais le Tout-Puissant, changĂ© en rhinocĂ©ros, lui apprit que cette mort Ă©tait mĂ©ritĂ©e. La poutre s'apaisa, alla se placer au fond du manoir, reprit sa position horizontale, et rappela les araignĂ©es effarouchĂ©es, afin qu'elles continuassent, comme par le passĂ©, Ă  tisser leur toile Ă  ses coins. L'homme aux lèvres de soufre apprit la faiblesse de son alliĂ©e; c'est pourquoi, il commanda au fou couronnĂ© de brûler la poutre et de la rĂ©duire en cendres. Aghone exĂ©cuta cet ordre sĂ©vère. "Puisque, d'après vous, le moment est venu, s'Ă©cria-t-il, j'ai Ă©tĂ© reprendre l'anneau que j'avais enterrĂ© sous la pierre, et je l'ai attachĂ© Ă  un des bouts du câble. Voici le paquet." Et il prĂ©senta une corde Ă©paisse, enroulĂ©e sur elle-même, de soixante mètres de longueur. Son maĂ®tre lui demanda ce que faisaient les quatorze poignards. Il rĂ©pondit qu'ils restaient fidèles et se tenaient prêts Ă  tout Ă©vĂ©nement, si c'Ă©tait nĂ©cessaire. Le forçat inclina sa tête en signe de satisfaction. Il montra de la surprise, et même de l'inquiĂ©tude, quand Aghone ajouta qu'il avait vu un coq fendre avec son bec un candĂ©labre en deux, plonger tout Ă  tour le regard dans chacune des parties, et s'Ă©crier, en battant des ailes d'un mouvement frĂ©nĂ©tique: "Il n'y a pas si loin qu'on le pense depuis la rue de la Paix jusqu'Ă  la place du PanthĂ©on. BientĂ´t, on en verra la preuve lamentable!" Le crabe tourteau, montĂ© sur un cheval fougueux, courait Ă  toute bride vers la direction de l'Ă©cueil, le tĂ©moin du lancement du bâton par un bras tatouĂ©, l'asile du premier jour de sa descente sur la terre. Une caravane de pèlerins Ă©tait en marche pour visiter cet endroit, dĂ©sormais consacrĂ© par une mort auguste. Il espĂ©rait l'atteindre, pour lui demander des secours pressants contre la trame qui se prĂ©parait, et dont il avait eu connaissance. Vous verrez quelques lignes plus loin, Ă  l'aide de mon silence glacial, qu'il n'arriva pas Ă  temps, pour leur raconter ce que lui avait rapportĂ© un chiffonnier, cachĂ© derrière l'Ă©chafaudage voisin d'une maison en construction, le jour où le pont du Carrousel, encore empreint de l'humide rosĂ©e de la nuit, aperçut avec horreur l'horizon de sa pensĂ©e s'Ă©largir confusĂ©ment en cercles concentriques, Ă  l'apparition matinale du rythmique pĂ©trissage d'un sac isocaèdre, contre son parapet calcaire! Avant qu'il stimule leur compassion, par le souvenir de cet Ă©pisode, ils feront bien de dĂ©truire en eux la semence de l'espoir... pour rompre votre paresse, mettez en usage les ressources d'une bonne volontĂ©, marchez Ă  cĂ´tĂ© de moi et ne perdez pas de vue ce fou, la tête surmontĂ©e d'un vase de nuit, qui pousse, devant lui, la main armĂ©e d'un bâton, celui que vous auriez de la peine Ă  reconnaĂ®tre, si je ne prenais soin de vous avertir, et de rappeler Ă  votre oreille le mot qui se prononce Mervyn. Comme il est changĂ©! Les mains liĂ©es derrière le dos, il marche devant lui, comme s'il allait Ă  l'Ă©chafaud, et, cependant, il n'est coupable d'aucun forfait. Ils sont arrivĂ©s dans l'enceinte circulaire de la place VendĂ´me. Sur l'entablement de la colonne massive, appuyĂ© contre la balustrade carrĂ©e, Ă  plus de cinquante mètres de hauteur du sol, un homme a lancĂ© et dĂ©roulĂ© un câble, qui tombe jusqu'Ă  terre, Ă  quelques pas d'Aghone. Avec de l'habitude, on fait vite une chose; mais, je puis dire que celui-ci n'employa pas beaucoup de temps pour attacher les pieds de Mervyn Ă  l'extrĂ©mitĂ© de la cloche. Le rhinocĂ©ros avait appris ce qui allait arriver. Couvert de sueur, il apparut haletant, au coin de la rue Castiglione. Il n'eut même pas la satisfaction d'entreprendre le combat. L'individu, qui examinait les alentours du haut de la colonne, arma son rĂ©volver, visa avec soin et pressa la dĂ©tente. Le commodore qui mendiait par les rues depuis le jour où avait commencĂ© ce qu'il croyait être la folie de son fils et la mère, qu'on avait appelĂ©e la fille de neige, Ă  cause de son extrême pâleur, portèrent en avant leur poitrine pour protĂ©ger le rhinocĂ©ros. Inutile soin. La balle troua sa peau, comme une vrille; l'on aurait pu croire, avec une apparence de logique, que la mort devait infailliblement apparaĂ®tre. Mais nous savions que, dans ce pachyderme, s'Ă©tait introduite la substance du Seigneur. Il se retira avec chagrin. S'il n'Ă©tait pas bien prouvĂ© qu'il ne fût trop bon pour une de ses crĂ©atures, je plaindrais l'homme de la colonne! celui-ci, d'un coup sec de poignet, ramène Ă  soi la corde ainsi lestĂ©e. PlacĂ©e hors de la normale, ses oscillations balancent Mervyn, dont la tête regarde le bas. Il saisit vivement, avec ses mains, une longue guirlande d'immortelles, qui rĂ©unit deux angles consĂ©cutifs de la base, contre laquelle il cogne son front. Il emporte avec lui, dans les airs, ce qui n'Ă©tait pas un point fixe. Après avoir amoncelĂ© Ă  ses pieds, sous forme d'ellipses superposĂ©es, une grande partie du câble, de manière que Mervyn reste suspendu Ă  moitiĂ© hauteur de l'obĂ©lisque de bronze, le forçat Ă©vadĂ© fait prendre, de la main droite, Ă  l'adolescent, un mouvement accĂ©lĂ©rĂ© de rotation uniforme, dans un plan parallèle Ă  l'axe de la colonne, et ramasse, de la main gauche, les enroulements serpentins du cordage, qui gisent Ă  ses pieds. La fronde siffle dans l'espace; le corps de Mervyn la suit partout, toujours Ă©loignĂ© du centre par la force centrifuge, toujours gardant sa position mobile et Ă©quidistante, dans une circonfĂ©rence aĂ©rienne, indĂ©pendante de la matière. Le sauvage civilisĂ© lâche peu Ă  peu, jusqu'Ă  l'autre bout, qu'il retient avec une mĂ©tacarpe ferme, ce qui ressemble Ă  tort Ă  une barre d'acier. Il se met Ă  courir autour de la balustrade, en se tenant Ă  la rampe par une main. Cette manoeuvre a pour effet de changer le plan primitif de la rĂ©volution du câble, et d'augmenter sa force de tension, dĂ©jĂ  si majestueusement dans un plan horizontal, par une marche insensible Ă  travers plusieurs plans obliques. L'angle droit formĂ© par la colonne et le fil vĂ©gĂ©tal a ses cĂ´tĂ©s Ă©gaux! Le bras du renĂ©gat et l'instrument meurtrier sont confondus dans l'unitĂ© linĂ©aire, comme les Ă©lĂ©ments atomistiques d'un rayon de lumière pĂ©nĂ©trant dans la chambre noire. Les thĂ©orèmes de la mĂ©canique me permettent de parler ainsi; hĂ©las! on sait qu'une force, ajoutĂ©e Ă  une autre force, engendrent une rĂ©sultante composĂ©e des deux forces primitives! Qui oserait prĂ©tendre que le cordage linĂ©aire ne se serait dĂ©jĂ  rompu, sans la vigueur de l'athlète, sans la bonne qualitĂ© du chanvre? Le corsaire aux cheveux d'or, brusquement et en même temps, arrête sa vitesse acquise, ouvre la main et lâche le câble. Le contre-coup de cette opĂ©ration, si contraire aux prĂ©cĂ©dentes, fait craquer la balustrade dans ses joints. Mervyn, suivi de la corde, ressemble Ă  une comète traĂ®nant après elle sa queue flamboyante. L'anneau de fer du noeud coulant, miroitant aux rayons du soleil, engage Ă  complĂ©ter soi-même l'illusion. Dans le parcours de sa parabole, le condamnĂ© Ă  mort fend l'atmosphère jusqu'Ă  la rive gauche, la dĂ©passe en vertu de la force d'impulsion que je suppose infinie, et son corps va frapper le dĂ´me du PanthĂ©on, tandis que la corde Ă©treint, en partie, de ses replis, la paroi supĂ©rieure de l'immense coupole. C'est sur sa surface sphĂ©rique et convexe, qui ne ressemble Ă  une orange que pour la forme, qu'on voit, Ă  toute heure du jour, un squelette dessĂ©chĂ©, restĂ© suspendu. Quand le vent le balance, l'on raconte que les Ă©tudiants du quartier Latin, dans la crainte d'un pareil sort, font une courte prière: ce sont des bruits insignifiants auxquels on n'est point tenu de croire, et propres seulement Ă  faire peur aux petits enfants. Il tient entre ses mains crispĂ©es, comme un grand ruban de vieilles fleurs jaunes. Il faut tenir compte de la distance, et nul ne peut affirmer, malgrĂ© l'attestation de sa bonne vue, que ce soient lĂ , rĂ©ellement, ces immortelles dont je vous ai parlĂ©, et qu'une lutte inĂ©gale, engagĂ©e près du nouvel OpĂ©ra, vit dĂ©tacher d'un piĂ©destal grandiose. Il n'en est pas moins vrai que les draperies en forme de croissant de lune n'y reçoivent plus l'expression de leur symĂ©trie dĂ©finitive dans le nombre quaternaire: allez-y voir vous-même, si vous ne voulez pas me croire.



Fin du sixième chant

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