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La durée bergsonienne et le phénomène de la double présence
article [ Culture ]

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by [Clara-Emilia ]

2023-01-03  | [This text should be read in francais]    | 



La première partie

La durée est sans conteste l'idée majeure de la philosophie bergsonienne. Et, en philosophie en général, un concept incontournable, car malgré ce que dit Einstein dans le débat de 1922, Bergson n'a pas tendance à « psychologiser » les concepts physiques, sa durée ayant effectivement une portée ontologique. Et cela malgré le fait qu'il la définit en se référant exclusivement aux humains.
Ce qui est le propre de cette durée, que Bergson qualifie de pure, c’est qu’elle conserve le passé dans le présent et anticipe l’avenir. Ainsi, appuyé sur le passé et penché vers l’avenir, le présent n’est plus seulement l’instant qui sépare le passé de l’avenir, il a une épaisseur.
« [Le moi] n’a pas besoin, pour cela, de s’absorber tout entier dans la sensation ou l’idée qui passe, car alors, au contraire, il cesserait de durer. Il n’a pas besoin non plus d’oublier les états antérieurs : il suffit qu’en se rappelant ces états il ne les juxtapose pas à l’état actuel comme un point à un autre point, mais les organise avec lui, comme il arrive quand nous nous rappelons, fondues pour ainsi dire ensemble, les notes d’une mélodie. » (Bergson, 2013 : 36)
L’exemple du dormeur, bercé par les oscillations du balancier, qui ne doit le sommeil ni au dernier mouvement perçu, ni à la succession des mouvements du balancier mais bien à la composition de leur ensemble, prouve que chaque excitation s'organise avec les excitations précédentes. Cette synthèse, constitutive de la durée, explique aussi pourquoi une excitation faible mais continue devient à la longue insupportable ou, dans le cas d’une phrase musicale, pourquoi l’addition de quelque note nouvelle modifie la phrase dans sa totalité.
Durer, selon Bergson, c'est être conscient. A quoi il est important d’ajouter que c’est être conscient de quelque chose, étant donné que ce quelque chose éveille notre conscience une fois qu’il est présent pour nous. Puisque, d'autre part, tout ce qui est présent laisse une trace, on peut dire que durer, c'est être présent pour quelqu'un d'autre que soi-même, ce qui, comme nous le verrons, est différent d'être présent soi-même. La durée bergsonienne correspond au premier type de présence.
Dans la conception du philosophe, la distinction entre notre présent et notre passé est relative à l'étendue du champ que peut embrasser notre attention. « Le « présent » occupe juste autant de place que cet effort » (Bergson, 1969 : 93 ) En paraphrasant Bergson, je dirais que mon présent, en ce moment, est l’article que je suis occupé à écrire. Et il en est ainsi parce que j’élargis à mon article le champ de mon attention. En réalité, cette attention pourrait se restreindre à la phrase que je suis en train de formuler comme elle pourrait aller au-delà, pour embrasser le livre dans lequel j’envisage d’insérer l’article. Dès que cette attention lâche quelque chose de ce qu'elle tient sous son regard, ce qu'elle abandonne devient du passé. « En un mot, notre présent tombe dans le passé quand nous cessons de lui attribuer un intérêt actuel .» (Bergson, 1969 : 94)
Bergson se pose aussi la question de savoir si la durée a le moindre rapport avec l’espace. Cela l’amène à distinguer une durée pure de tout mélange et une autre où intervient l’espace. Pour rendre cette distinction claire, il s’imagine lui-même suivre du regard le mouvement de l’aiguille d’une horloge. Ce faisant il constate qu’en dehors de lui, sur le cadran, il y a à chaque fois une seule position de l’aiguille, ce qui rend impossible la mesure de la durée. Alors il fait intervenir la distance parcourue par l’aiguille ; il se met à compter ses positions passées. Il finit ainsi par exprimer la durée en étendue, par projeter le temps dans l’espace. Au-dedans de lui, par contre, il se représente les positions passées de l’aiguille en même temps qu’il perçoit sa position actuelle. Ce « processus d’organisation ou de pénétration mu¬tuelle des faits de conscience » qui se poursuit au-dedans de lui, il l’appelle la durée vraie.
Je conclurai ce bref aperçu sur la durée bergsonienne avec un exemple destiné à montrer l’importance, dans le problème qui nous préoccupe, du phénomène de la double présence.

Le fait de ne pas pouvoir être présent dans le temps sans faire sentir sa présence dans l'espace, autrement dit le fait de ne pas pouvoir être présent soi-même sans être en même temps présent pour un autre définit le phénomène de double présence.
Mon hypothèse est qu'une compréhension approfondie de ce phénomène permet un meilleur positionnement de la durée bergsonienne par rapport aux deux modalités d'hypostasier l'existence que sont le temps et l'espace.

Le phénomène de la double présence

Il y a une différence entre être soi-même et être pour un autre. Un individu, humain ou non humain, que nous appellerons individu x, est lui-même présent lorsqu'il agit. Son action, qui consiste en une succession d'actes, déclenche simultanément des réactions chez un autre individu, humain ou non humain, que nous appellerons individu y. En raison de ces réactions, l'individu x est simultanément présent pour l'individu y.
Si l’on considère l’acte comme l’unité ultime de la manifestation de soi, qui est extérieure, et la réaction comme l’unité ultime de la donnée intérieure, qui est la manifestation de soi pour un autre, on pourra dire qu’à un certain nombre de manifestations extérieures correspond autant de données intérieures ou qu’on ne peut être présent soi-même sans être simultanément et nécessairement présent pour un autre.
Dans le sens des aiguilles d'une montre, et donc du présent vers le futur, une manifestation suit une autre. Cependant, la manifestation qui suit n'est pas engendrée par celle qui la précède. Dans le sens inverse des aiguilles d'une montre, et donc du présent vers le passé, une donnée se relie à une autre. Mais la donnée qui suit ne se relie pas directement à celle qui la précède Un exemple vient prouver ce qui a été dit.
Supposons qu'un individu x ait l'intention de se rendre à pied dans un village voisin. Supposons aussi que la route qu'il va emprunter soit longue et que le sol sur lequel il va marcher soit humide et en pente. En marchant, un premier pas sera suivi d'un second, qui sera suivi d'un troisième, et ainsi de suite. Mais les pas ne s’appellent pas l’un l’autre, car cela ne saurait expliquer ni pourquoi le premier pas n’est précédé par un autre ni pourquoi le dernier n’est suivi d’un autre. Le premier pas est en fait commandé par la volonté de l’individu x d’atteindre le village voisin. Quant au deuxième pas, il dépend en plus de la réaction de cet individu à la pression exercée sur son pied par le sol sur lequel il a fait le premier pas. Cette réaction l'a informé de son emprise sur le terrain et l'a aidé à ajuster son effort pour le deuxième pas. La réaction déclenchée par la pression du terrain lors du deuxième pas, l’aidera à contrôler le troisième pas, et ainsi de suite
Chaque réaction reconfigure les données de l’individu x et renforce ou affaiblit sa détermination à atteindre son but. Elle la renforce, si l’individu en question est un habitué des longs trajets à pied, car, dans ce cas, l’effort qu’il fournit, tout en augmentant avec chaque pas, reste faible en rapport avec sa détermination. Son dernier pas coïncidera ainsi avec la réalisation de son intention de départ. Dans le cas où l’individu x prend ce genre de route pour la première fois, au fur et à mesure qu’il avance, ses réactions seront plus faibles et ses pas moins sûrs. Peu à peu la fatigue aura raison de sa volonté et il ne réagira plus à la pression du terrain. Cette absence de réaction signera la non réalisation de son intention de départ.
Les variations en intensité de la puissance avec laquelle l'individu x veut réaliser son intention initiale, variations qui déterminent le succès ou l'échec de son action, s'expliquent par le fait que chaque nouvelle donnée est liée à ses données précédentes. Cependant, cette liaison ne s'établit pas d’elle-même, mais par la pression que le sol exerce sur son pied. De cette manière, la nouvelle donnée, celle qui détermine le pas suivant, est toujours liée à la fois à la pression du sol et aux données de l'individu x au moment où cette pression s'exerce.
Les données de l'individu x, celles du moment du départ ainsi que celles accumulées pendant son trajet à pied sont les moyens dont il dispose pour réaliser son intention initiale, intention qui donne l’unité à son action et permet de nous y référer comme à un tout. Bien entendu, l'action de l'individu x consiste en une multitude d’actes. Mais tous sont subordonnés à la même intention.
Et tout cela pour dire ceci : Dans le sens des aiguilles d’une montre, et donc du présent vers le futur, les manifestations se succèdent, et la manifestation qui suit est, à chaque fois, engendrée par une donnée interne . Dans le sens inverse des aiguilles d'une montre, et donc du présent vers le passé, les données se succèdent et, à chaque fois, la donnée qui suit entre en liaison avec celle qui la précède par le biais d'une manifestation extérieure.
Seules les manifestations, en tant que manifestations de soi, s’inscrivent dans le temps. Ces manifestations pour un autre sont autant de données qui occupent une place dans son espace intérieur. La place occupée dépend, à chaque fois, du moment où s'est produite la manifestation qui a déclenché sa formation. De cette façon, l'association entre un moment dans le temps et un lieu dans l'espace est unique pour chaque donnée et l'ordre de succession des données est unique pour chaque existant. Le degré d'intégration et, implicitement, de différenciation de chaque donnée dépend du nombre de manifestations qui ont contribué à sa formation. Quant à l'ordre de succession des données, il détermine la charge énergétique de la nouvelle donnée, celle qui va générer la nouvelle manifestation.
On voit donc que les « données immédiates de la conscience » confèrent à la durée bergsonienne une dimension ontologique. Résulatant de la conjugaison entre une manifestation temporelle et une donnée préexistante dans l'espace, elles expliquent pourquoi tout ce qui existe est unique. Implicitement, elles montrent comment s’établit la relation entre le temps et l'espace dans le processus d'hypostasie de l'existence. L'hypothèse d'une pure durée, qui n'entretient aucun rapport avec l'espace, est donc pure utopie. Une donnée est quelque chose qui se produit à un moment précis dans l'espace d'un récepteur humain ou non humain. Et si l'on peut parler d'« une profondeur » du présent, c'est précisément parce que le temps vécu, à la différence du temps mesurable, conjugue le temps et l'espace. Cette conjugaison rend originale la durée bergsonienne et fait de cette durée un concept privilégié dans l'explication du monde existant.

Le temps vécu et le temps mesurable

Le philosophe français se trompe cependant lorsqu'il réduit le temps au temps vécu. Le temps mesurable, que nous appellerons einsteinien, n'est plus vraiment un sujet de controverse. D'un artiste on peut dire, par exemple, qu'il est présent dans son acte de création. On peut aussi dire qu'il est présent dans sa création. Mais dans l'acte de création, il est présent lui-même, alors que dans sa création il est présent pour un autre. Cet autre peut être l'artiste lui-même, dans l’hypostase de récepteur, ou tout autre récepteur, contemporain ou non de l'artiste. Pour preuve, à travers son œuvre , l’artiste peut être présent, même si lui-même n’est plus. D’où l’on voit que seule la présence de l'artiste dans son acte de création est inscrite dans le temps. Son œuvre, comme un objet parmi d'autres, s'inscrit dans l'espace d'un récepteur non humain, une chambre par exemple. En tant q’objet proprement artistique, elle s’inscrit dans l'espace d'un récepteur humain.
Pour mesurer le temps, on prend comme référence le temps de rotation de la Terre autour de son axe et autour du Soleil. Et à juste titre, étant donné que la vie sur Terre, humaine et non humaine, dépend de la vie de la Terre, dont la vie dépend de la vie du Système solaire, qui dépend de la vie de la Voie lactée, etc. A une autre échelle, la vie de nos propres organes, la vie de notre foie par exemple, dépend de la durée de vie de chacun de nous, la vie d'une cellule du foie dépend de la durée de vie du foie, etc.
Si on peut parler d'échelle dans la mesure du temps, c'est parce que le temps n'existe pas en soi, il est dans les choses qui sont en mouvement les unes par rapport aux autres. L'espace n'existe pas non plus en soi, il est dans les choses qui occupent une place les unes par rapport aux autres. Une cellule hépatique, aussi petite soit-elle, occupe une place dans le foie, qui occupe une place dans notre corps, qui occupe une place sur Terre, qui occupe une place dans le Système Solaire, etc.
Bien sûr, la durée de vie d'un organe interne, comme le foie, dépend de notre durée de vie, mais le fonctionnement de cet organe, à son tour, peut raccourcir ou prolonger notre vie. Il en est de même de la relation entre le foie et une cellule de celui-ci, de la relation entre la Terre et chacun de ses habitants, de la relation entre la Voie lactée et le Système Solaire, etc. La Terre, le Système solaire, la Voie lactée, les habitants de la Terre, leurs organes internes, les cellules qui composent les organes sont autant d'entités ou de systèmes référentiels. Le temps mesurable et quantifiable d'une entité x est le temps de l'entité immédiatement supérieure, le temps vécu, qualitatif, par contre, dépend de la conjugaison entre les manifestations en temps mesurable et les données internes de l'entité x, données qui sont autant d'entités inférieures. Ainsi, le temps que la Terre va continuer à tourner autour de son propre axe et autour du soleil est mesurable dans le temps qu'il met, qui est la durée de vie du Système solaire. Le temps « vécu » de la Terre dépend, d'autre part, des manifestations en temps mesurable, celui du Système Solaire et des données internes de la Terre, y compris ses habitants.
Le malentendu entre Bergson et Einstein ne peut être attribué qu'à Bergson. En fait, Einstein aborde le temps du point de vue de l'individu, humain ou non humain, dans l’hypostase d’agent, tandis que Bergson considère le temps, vu par le même individu, dans l'hypostase de récepteur. Cependant, plus non déclaré que déclaré, tous deux récupèrent dans leur approche le point de vue opposé. Lorsqu'Einstein parle d'un continuum espace-temps, il entre sur le territoire de la durée bergsonienne, tout comme Bergson ne peut éviter le temps mesurable lorsqu'il se réfère à l'effort musculaire durant l'attention.

Bibliographie

BERGSON, Henri, 1889, Essai sur les données immédiates de la conscience, bibliotheque uqac uquebec ca
BERGSON, Henri, 1969, La Pensée et le Mouvant, Essais et conférences, Paris, Les Presses universitaires de France.
FRADET, Pierre-Alexandre, La durée bergsonienne et le temps d’Einstein: consiliation et insubordination, La durée bergsonienne et le temps d'Einstein : conciliation et insubordination | Pierre-Alexandre Fradet - Academia.edu

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