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CNSAD : "Le songe d'une nuit d'été" et "Peer Gynt"
article [ ]
des hommes, des fées et des trolls

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by [triton ]

2015-10-01  | [This text should be read in francais]    | 



La reprise des représentations publiques au Conservatoire a démarré en fanfare, avec deux pièces que je n’aurais pas songé à rapprocher mais qui se répondent à distance en se faisant mutuellement écho : « Le songe d’une nuit d’été » de Shakespeare et « Peer Gynt », de Henrik Ibsen pour former une sorte de diptyque qu’on pourrait intituler « des hommes, des fées et des trolls ».

Les mises en scène des deux pièces étaient extrêmement ambitieuses, marquées par une volonté de faire exploser les limites de l’espace scénique en occupant tous les recoins du théâtre, jusque dans le vestibule, au plus proche des spectateurs… Cette prise de risque, qui crée avec les spectateurs une sensation de proximité que je n’ai éprouvée qu’à Avignon dans les pièces jouées en plein air, était parfaitement maîtrisée et a suscité un véritable plaisir, presque jubilatoire, pour les spectateurs qui étaient comme aspirés sur scène par l’entrain des acteurs, qui virevoltaient sur les marches du grand escalier au cours de deux longues scènes d’introduction, au début du « Songe » et à la reprise de « Peer Gynt » (dont la représentation fut donnée en 2 parties).

« Le songe » commence donc dans le vestibule du conservatoire, avec le banquet donné par Thésée (Jean-Baptiste Lafarge, qui est un roi très crédible par sa prestance et par l’élégance de sa diction) pour célébrer ses noces avec Hippolyte, reine des Amazones (Marie Sergeant, qui parvient aisément à imposer le sentiment d’une beauté froide et altière). Néanmoins, l’intrigue évolue rapidement pour emporter les spectateurs au cœur d’une forêt profonde, dont la pénombre a envahi toute la scène et l’ensemble des fauteuils d’orchestre du théâtre. Tous les spectateurs, après avoir quitté le vestibule à la suite des acteurs, se concentrent dans les galeries et les balcons (ce qui serait bien sûr impossible dans un théâtre privé, qui ne pourrait assumer de sacrifier ainsi plus de la moitié des places disponibles !) et assistent, comme vues du ciel, aux intrigues amoureuses des hommes et des fées, qui les manipulent à leur insu mais avec maladresse… L’intrigue repose sur un quadrilatère amoureux dont l’équation initiale est apparemment simple : Héléna, sœur d’Hermia, aime Démétrius qui ne l’aime pas car il aime Hermia qui ne l’aime pas car elle aime Lysandre. Mais ces convoitises amoureuses sont déjouées par la décision d’Egée, père d’Hermia et d’Héléna, de satisfaire Démétrius et de lui donner Hermia en mariage. Hermia ne l’entend pas ainsi et, malgré les menaces de mort, décide de fuir avec Lysandre qui lui donne un rendez-vous nocturne en pleine forêt. Démétrius, averti par Héléna qui n’a pas hésité à dénoncer sa sœur, les poursuit et se retrouve à son tour en pleine forêt, avec Héléna à ses basques qui le harcèle de sa passion inassouvie. Or cette forêt est magique et hantée par les fées et les elfes, qui mènent également leurs propres manigances amoureuses. Le roi des elfes (Obéron) possède une arme redoutable : ayant localisé le point de chute d’une flèche perdue de Cupidon dont la pointe avait transpercé une fleur, il a conçu une décoction qui, lorsqu’elle est appliquée sur les paupières d’un être endormi (homme ou fée), a le pouvoir de le rendre fou d’amour pour le premier être (homme ou bête) qu’il aperçoit au réveil. Malheureusement pour Obéron, il est secondé par Puck, un lutin empressé dont les initiatives vont semer le désordre dans la forêt où les couples ne cesseront, jusqu'à l'aube, de se poursuivre, de se former, de se désirer et de se déchirer sans jamais maîtriser leurs passions…

La pièce est bien trop riche en rebondissements pour être exhaustivement résumée, d’autant qu’elle comporte de nombreuses digressions burlesques causées par des comédiens amateurs qui, pour tenter d’éblouir Thésée et Hippolyte durant leurs noces, ont décidé d’organiser une représentation théâtrale et ont choisi de répéter, en pleine nuit, dans la forêt, à l’écart des regards indiscrets… Je me contenterai donc de souligner le souffle de la mise en scène, l’une des plus complexes que j’ai jamais vues au Conservatoire, particulièrement mise en valeur par la magnificence des costumes (notamment ceux des fées). Elle est due à deux élèves, Simon Bourgade et Camille Bernon ; cette dernière joue également Hermia, jeune femme amoureuse touchante par sa volonté et sa fragilité, tour à tour désirée puis répudiée. Nacima Bekhtaoui lui offre un très beau contrechant en incarnant Héléna, jeune femme aux nerfs à vif qui préfère la haine de celui qu’elle aime à son indifférence, puis qui se retrouve malgré elle, par la faute de Puck, simultanément convoitée par Lysandre (Arthur Verret) et Démétrius (Harrisson Arevalo), éternels rivaux dont le jeu tonique est aussi une performance physique... Il est difficile d’évoquer tous les acteurs et actrices, tant ils sont nombreux dans cette pièce très complexe, mais on ne peut être qu’impressionné par la justesse de ton et la densité de leur présence sur scène, dans les moments comiques comme dans ceux plus graves, voire presque inquiétants (notamment dans les scènes où joue Makita Samba, qui compose un roi Obéron manipulateur et sûr de sa force). La mise en scène ose la (quasi) nudité sur scène lors des (quasi) viols d’Héléna, qui a déclenché la fureur de Démétrius à force de le harceler, et de Bottom (Antoine Joly, qui manifeste un vrai talent comique dans ses attitudes d’acteur aussi amateur que prétentieux), acteur égaré dans la forêt et qui devient le jouet des fées et de leur reine Titania, jouée simultanément par trois actrices… Le jeu d’Alyzée Souzet, qui incarne le lutin Puck, est le plus atypique, avec des mimiques, une volubilité et une expressivité faciale qui font songer souvent à un De Funès féminin qui maîtriserait toute la panoplie qui va du tragique à la farce… La mise en scène a choisi de souligner l’aspect ludique du jeu théâtral, par des costumes « athéniens » qui font de la Grèce antique un simple prétexte à nouer et dénouer des intrigues pour le plaisir du spectateur (c’est l’un des messages conclusifs de la pièce qui, après un final burlesque, enjoint les spectateurs à l’indulgence envers les acteurs) mais elle sait aussi composer des images fortes, tels ces tableaux oniriques quand les fées paraissent sur scène et donnent vie aux puissances occultes de la nuit. La pièce recèle de nombreuses allusions à la versatilité et à la fragilité des passions humaines et à l’inanité de la raison face à la folie du cœur, qui embrase le désir et submerge la sagesse en emportant les conventions sociales. Hermia, en ignorant les prudents conseils de Thésée et en désobéissant à son père par amour pour Lysandre, va provoquer un déchaînement de passions où la haine apparaît comme l’envers de l’amour, les hommes ne cessant d’osciller entre ces deux extrêmes inséparables comme des pièces jouées à pile ou face par des dieux facétieux… Dans ce flux tempétueux où l’homme ne maîtrise rien, la sagesse (incarnée par Thésée) recommande au final de se laisser simplement guider par la recherche du plaisir. Cette maxime est un peu la morale de la pièce, qui se finit bien : au petit jour, quand les souvenirs de la nuit ne paraissent plus être que les réminiscences d’un songe incompréhensible, les couples se sont formés pour le bonheur de tous ; la pièce s’achève sur les festivités de trois célébrations de mariage et la promesse des nuits de noces à venir…

« Peer Gynt » est une pièce tout aussi complexe mais son propos est plus explicite. Elle met en scène un jeune paysan norvégien, Peer Gynt, qui rêve de gloire et de grandes aventures. Abandonnant sa mère, prénommée Ase, veuve courageuse qui se désespère de son fils velléitaire qui ne cesse de raconter des histoires et de provoquer des esclandres, Peer Gynt (le rôle titre étant joué avec brio par Aurélien Gabrielli, dont le timbre de voix semble avoir conservé quelques fêlures d’adolescence) se réfugie dans la montagne après une nouvelle dispute avec les villageois dont il est la risée. Il y séduit la fille du roi des trolls (Elsa Guedj) qui lui promet un royaume mais, dégoûté par la laideur animale des trolls et surtout effrayé à l’idée de prendre une décision irréversible, il renonce au dernier moment à devenir à jamais un troll et provoque le courroux du roi (Guillaume Poitier, qui impose une présence physique). Seul et presque abandonné, mais heureux de vivre en forêt de la force de ses mains, il a la chance de recevoir la visite de Solvejg, jeune femme timide séduite par la liberté de Peer Gynt, qui a quitté ses parents pour le retrouver. Peer Gynt est profondément amoureux de cette femme (incarnée avec grâce par Lucie Boujenah) dont l’amour sincère et la beauté, à la fois fragile et douce, tranche avec la vulgarité et la violence des êtres frustres qu’il a jusqu’alors fréquentés. Hélas, leur bonheur est perturbé par l’irruption de la fille du roi des trolls, qui l’enjoint de la rejoindre car elle a enfanté un fils né de leur union. Ce fils, monstrueux et haineux, force Peer Gynt à fuir sans attendre en abandonnant Solvejg. Il retrouve alors sa mère, pour la scène à mes yeux la plus forte de la pièce : rejouant à l’envers les nuits d’enfance où sa mère lui contait des histoires, Peer Gynt accompagne les dernières heures d’Ase en la guidant, par des mots pleins de joie et d’entrain, vers le château féérique où Saint-Pierre attend de la recevoir. Il n’est jamais aisé de mourir sur scène : Clara Lama-Schmit (dans le rôle d’Ase) y parvient admirablement, en restituant toute la densité du drame qui se joue avec, dans la complicité installée entre elle et son fils, une intensité que j’ai rarement vue au théâtre (sauf la scène finale du Roi se meurt, quand la mort vient emporter Michel Bouquet dont seul le visage blafard flotte au-dessus de la scène puis se fige). Sans jamais verser dans un pathos larmoyant ou exagérer la douleur de l’agonie, Ase s’éteint lentement comme une flamme qui ne cesse de briller jusqu’à son évanescence…

Peer Gynt vagabonde dans le monde et fait fortune dans le commerce d’esclaves en s’installant aux Etats-Unis, parmi les armateurs de la côte Est. On le retrouve, riche et nanti, sur un navire où il expose avec grandiloquence sa philosophie de la vie (être le maître absolu de soi-même et vivre en empereur) à quelques interlocuteurs fascinés par sa verve, sa richesse et sa liberté d’esprit. Cet intermède, joué dans le vestibule décoré en salle de banquet, permet à l'auteur de tourner en ridicule le matérialisme anglo-saxon, la philosophie allemande (par des sentences boursouflées et fumeuses énoncées avec une grande éloquence comique par Félix Kysyl) et la versatilité française. Abandonné en Turquie (où il souhaitait agrandir sa fortune en profitant de la révolte des Grecs contre les Turcs ottomans) par ses anciens amis qui se sont emparés du navire, Peer Gynt invective Dieu, qui lui donne satisfaction en déclenchant une tempête fatale. S’enchaînent ensuite de nombreuses péripéties, sur un rythme élevé souligné par la variété des décors et des effets (la tempête est ainsi projetée sur les murs comme un vieux film de Meliès). Peer Gynt est contraint de vivre avec des singes puis devient prédicateur et faux prophète, avec pour seul souci (comme un épigone avant l’heure de Raël) de profiter de la situation pour assouvir ses désirs, mais il se fait plumer par la femme qu’il convoite… Finalement, il est repéré par un chef de secte (admirable Grégoire Lagrange, au regard enfiévré et au ton plein de ferveur), qui lui déclare qu’il n’attendait que lui pour régner sur le peuple des êtres libres qui sont devenus totalement eux-mêmes. En fait, Peer Gynt se retrouve dans un asile d’aliénés où chacun est enfermé dans son propre monde (figuré par un grand sac en papier qui recouvre leur visage, transformant chaque homme en une sorte de golem) et dans son propre délire, qu’il expose avec une grandiloquence fébrile et grotesque… Peer Gynt parvient finalement à s’échapper et à reprendre la mer pour rentrer en Norvège, où il fait une première rencontre avec la Mort lors d’une effroyable tempête dont la violence est rendue sur scène par un ingénieux système de toiles bleues qui, manœuvrées par des poulies, figurent des vagues immenses et forcent les acteurs à s’accrocher au bastingage pour ne pas passer par-dessus bord. Peer en réchappe néanmoins, en se jouant des membres d’équipage (« chacun pour soi ») dont il jalouse la simplicité naïve et la famille aimante qui les attend au foyer… Pour ma part, en tant que marin, j’ai apprécié la justesse du juron de Peer Gynt qui maudit la vie en mer parce qu'elle empêche les gens de se suffire à eux-mêmes en les plaçant tous dans le même bateau et donc en leur imposant d'être (théoriquement…) solidaires par nécessité ! Retrouvant sa terre natale, Peer Gynt découvre qu’il n’est qu’un souvenir dans la mémoire de ceux qui l’ont connu et ne le reconnaissent pas ; en fait, seul l’attend, à un carrefour, l’homme à la cuillère, qui se présente comme « le fondeur de bouton » chargé de récupérer les âmes ratées ou fourvoyées pour les refondre ; il a reçu mandat de refondre celle de Peer Gynt. Peer Gynt, offensé qu’on puisse dire qu’il n’a pas accompli son destin alors qu’il n’a cessé d’être lui-même, admet aisément qu’il a pêché et ne mérite pas le Paradis mais estime, en âme forte et pleinement réalisée, qu’il mérite l’Enfer (sous réserve toutefois qu'on lui accorde l'espoir d'en réchapper) et non la sanction mesquine d’une refonte. Le « fondeur » accepte de lui accorder un délai pour rassembler la preuve de ses fautes. Peer Gynt tente de rallier à sa cause le roi des trolls, qui mendie en fauteuil roulant car les gens ne croient plus dans les fées et les trolls, mais celui-ci refuse d’admettre que Peer l’a jadis abusé car Peer a en fait suivi toute sa vie la maxime des trolls « suffis toi à toi-même ». En désespoir de cause, Peer Gynt plaide directement auprès du diable (qui s’avère être une femme, dont le sabot est une chaussure à haut talon, qui se promène sur terre avec un appareil photographique pour prendre des clichés négatifs de la noirceur des âmes) mais celui-ci, après avoir regretté les temps anciens, se moque de ses pêchés véniels et banals, caractéristiques d’une époque médiocre… Finalement, Peer Gynt erre jusqu’à son ancienne cabane, où il découvre que Solvejg l’attend toujours. Il prend alors conscience de son pêché véritable et, à genoux, presse Solvejg de clamer tout haut le mal qu’il a commis, mais celle-ci ne cesse de lui répéter des mots d’amour, faisant comprendre à Peer Gynt qu’il avait le bonheur dans ses mains et qu’il a gâché sa vie à chercher la fortune et la grandeur…

Cette pièce d’Henrik Ibsen, dont je n’avais jusqu’à présent que lu « Maison de poupées », confirme le génie de cet auteur, qui tourne ici en dérision l'individualisme forcené des "self made man" et les prétentions des théories philosophiques qui fleurissaient à la fin du 19ème en promettant l’avènement d’un type d’homme supérieur, émancipé des conventions sociales et seul maître de lui-même (le surhomme de Nietzsche, le « culte du moi » de Barrès, etc.). Outre sa profondeur, la pièce alterne avec bonheur les épisodes comiques et les moments dramatiques, voire tragiques, comme la mort d’Ase ou la lente déchéance de Peer Gynt, qui réalise peu à peu avec amertume l’inanité de sa vie d’errance… L’omniprésence des trolls, la personnification sur scène des puissances de la Mort et l’idée que l’amour véritable éclot et croît dans la forêt, qui est un symbole de rupture avec la société, font écho aux thèmes du « Songe d’une nuit d’été », et l’amour sincère de Solvejg, douce et volontaire, peut faire songer à celui d’Hermia. Néanmoins, contrairement à la pièce de Shakespeare qui s’achève dans la joie, la fin est ici douce-amère car, même si l’amour apparaît comme capable de transfigurer la vie et de faire atteindre au bonheur, la pureté de sa flamme trop faible semble éclipsée par les mille lueurs des promesses chatoyantes de la société et l'éclat flamboyant des rêves de grandeur, qui attirent au loin les hommes et les égarent…

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