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La ville des souvenirs
prose [ ]
"La cinquième saison"

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by [Madeleine_Davidsohn ]

2008-02-04  | [This text should be read in francais]    |  Submited by Nicole Pottier



5 août – le jour de la commémoration de maman. En ce jour, chaque année, je vais au cimetière. A l’exception bien sûr des périodes où je suis partie en vacances ou lorsque je suis tombée malade, comme ce fut le cas il y a deux ans maintenant. Mais aujourd’hui… aujourd’hui, je ne me sentais pas en état d’y aller. Dehors, la chaleur était insupportable, comme la radio l’avait annoncé, plus que d’habitude, et l’humidité, ici, au bord de la mer, la rendait encore plus insupportable. Pas même la nuit n’apportait le soulagement attendu.
J’ai branché la petite lampe portant le signe de la bougie qu’on allume en mémoire des morts et j’ai prié pour le salut de maman et de son frère jumeau, l’oncle Nathan, que je n’ai jamais connu. Il est mort pendant la guerre, quelque part en Russie, seul et inconnu, comme se lamentait toujours maman, les larmes aux yeux. Elle avait instauré un jour de commémoration en son honneur, où, invariablement, elle allumait une bougie et disait une prière pour le repos de son âme. Quand elle sentit sa fin approcher, maman me demanda de respecter la tradition. Et pour simplifier, puisque de toutes façons il n’existait pas de date précise, elle me proposa d’allumer la bougie pour tous les deux le même jour. « Ainsi, tu te souviendras de moi, et de la même manière, tu commémoreras aussi Nathan. Car nous étions jumeaux. Nous sommes nés ensemble et on dira aussi que nous sommes morts à la même date, exactement comme lorsque nous sommes venus au monde. J’ai donc fait comme maman me l’avait proposé, et en plus, j’ai ajouté sur la tombe de ma mère une petite plaque en bronze avec le nom de cet oncle inconnu.
La migraine avec laquelle je me suis réveillée a envahi ma tête toute entière, étendant ses tentacules de méduse. J’ai mis en marche l’air conditionné, j’ai avalé à la hâte deux antinévralgiques et je suis retournée me coucher dans le lit moite. Quand j’ai ouvert à nouveau les yeux, il était presque l’heure du déjeuner. Je me sentais mieux. J’ai regardé brûler la petite lampe en forme de bougie fixée sur le mur au-dessus du bureau massif du salon et je me suis sentis coupable. En faisant un petit effort, j’aurais peut-être pu aller au cimetière. Alors, prise d’ une sorte de remords, je décidai de nettoyer les incrustations du bureau, un beau meuble hérité de mes parents. Fabriquée à Vienne, ils avaient apporté cette pièce de Roumanie lors de leur arrivée dans le pays. Pour avoir obtenu son diplôme à la faculté de droit, papa l’avait reçu en cadeau de mon grand-père, pour son futur cabinet de jeune avocat. « En fait, ce fut l’ensemble complet, racontait ma mère, une bibliothèque, un canapé et des fauteuils assortis mais, au retour du camp en Transnistrie, la seule chose que nous retrouvâmes, fut le bureau. » Grâce à d’incroyables interventions, ils réussirent à le transporter en Israël. Pour moi, il représentait une relique de leur jeunesse, mais également de mon enfance. Et c’est pour ce motif, qu’après la mort de maman, je lui avais trouvé une place chez nous.
« Je vais le nettoyer avec de l’huile pour le mobilier, me dis-je, je réussirai peut-être ainsi à apaiser l’esprit de maman. » Consciencieusement, je me mis au travail. Je lustrai tout d’abord le plateau, je me penchai ensuite pour nettoyer les pieds lorsque je trouvai un morceau de carton sortant du dessous de la large tablette du bureau. Je la fis sortir avec précaution, et à ma grande surprise, je me retrouvai avec une photo dans la main, représentant une très jolie et très jeune fille . Elle était habillée à la mode des années 40, elle portait une robe cintrée à la taille, laissant découvrir un décolleté bordé d’un large col en fourrure. Un grand collier de perles ceignait son cou, et un petit chapeau à voilette cachait deux yeux de couleur foncée au regard profond. Mais le plus beau était le sourire, qui se reflétait dans ses yeux et les fossettes de ses joues. « C’est peut-être une artiste », me dis-je, me rappelant le temps quand j’étais élève où je collectionnais ce genre de photos. Des artistes célèbres de films qui venaient parfois aussi jusque dans notre petite ville de province au cinéma de la grande rue, remplissaient mon album : Gina Lollobrigida, Drujnicov ou Oleg Strijenov, la belle Alla Larionova du film « Ordinul Ana ». Je retournai le carton. A peine lisible, on pouvait déchiffrer « Sofia, 1942 ». Je cherchai dans ma mémoire et j’arrivai à la conclusion que je n’avais jamais entendu ce nom et que je n’avais jamais vu ce visage parmi nos photographies de famille. C’était un visage complètement inconnu.
Lorsque mon mari rentra, je la lui montrai aussi. Il fut d’accord qu’elle était très belle, mais quant à savoir de qui il pouvait s’agir, il ne réussit pas à me donner une quelconque indication.
« Je ne vois vraiment pas » me dit-il simplement, et c’est ainsi qu’il résolut le problème avec son style caractéristique. Cependant, je pensais à Sofia sans trouver la paix. Je mis la photo dans mon sac à main, en décidant de la montrer à Malvina, la sœur de papa et la doyenne en âge de la famille. Mais Malvina non plus ne se souvenait pas de l’avoir jamais vue. Les occupations journalières m’accaparèrent. Les fêtes d’automne s’approchaient, et avec elles, j’espérais que les températures allaient chuter.

*

Ce jour-là, mon mari rentra tout souriant, faisant danser sous mon nez deux billets d’avion.
- Nous partons en vacances. Pour Sucot* l’usine ferme, et toi aussi, tu es en congé.
J’étais professeur, et de cette manière, je bénéficiais des vacances entières, tout comme les élèves .
- Où donc ? me suis-je écriée, toute heureuse.
- Surprise ! quelque part où nous ne sommes jamais allés et je parie que tu ne devineras pas. Cent dollars que tu ne trouves pas. Tu relèves le pari ?
Cela valait la peine. Où peut-on aller pour une semaine ? J’ai commencé à calculer mentalement à toute allure. « je suis déjà allée en Grèce et dans les îles, ce ne doit pas être à Paris, à Londres non plus, en Italie sûrement pas, j’y suis allée. »
- Je sais, m’écriai-je tout à coup, enchantée : en Turquie.
Mais de la tête, mon mari fit un signe de dénégation:
- Trois essais ! Tu en as raté un, me dit-il implacable.
- En Tchéquie ! essayai-je à nouveau. A Prague ! mais je me trompai encore.
- Tu ne devineras jamais, m’assura t-il à nouveau.
Pendant quelques minutes je restai désemparée face à son assurance. « Ce doit être quelque chose pour le moins inattendu » ai-je pensé.
- Ah, je sais, je sais ! je bondis sur mes pieds, absolument convaincue d’avoir trouvé la solution cette fois-ci. En Roumanie ! Nous n’étions pas allés en Roumanie depuis vingt ans.
Son petit sourire familier, qui lui allongeait la lèvre vers la droite tout en la relevant légèrement, m’ôta tout espoir. Il me déposa alors victorieusement les billets dans la main.
- Odessa ! Une semaine à Odessa !
- Odessa ? ai-je répété comme si je n’avais pas bien entendu. Où as-tu trouvé cela ?
- A l’agence de voyage. Une semaine au bord de la mer Noire, en pension complète dans un hôtel « first class ». Idéal !
Odessa était la ville où maman avec son frère Nathan et mes grands-parents étaient restés pendant deux ans au temps de la guerre. Je ne connaissais pas les détails de cet exil. Elle n’avait jamais aimé parler de cette période.
« Mais Odessa, ah, Odessa, c’était autre chose », il me semblait entendre maman. « De fait, Odessa fut notre salut » et les yeux de ma mère brillaient lorsqu’elle mentionnait ce nom. « Nous nous trouvions dans un camp à Moghilev, lorsqu’on demanda des typographes à Odessa pour une publication en langue roumaine. En ce temps-là, pendant la guerre, la ville était occupée par les roumains. Mon grand-père et papa, qui était typographe de métier, reçurent l’ordre de former une équipe d’ouvriers pour éditer un journal local. Ma grand-mère, Max le frère de ma grand-mère et Sara sa femme, Lică leur ami et nous les enfants, Nathan et moi, nous fîmes partie de l’équipe. Personne ne savait travailler. Papa travaillait pour tous du matin jusqu’au soir. Et c’est ainsi qu’il nous a tous sauvés, tous ceux qui sont rentrés. Autrement… » la phrase de maman restait toujours en suspens et moi, j’essayai d’imaginer l’enfer qu’ils avaient vécu. Maman reprenait son récit comme si elle devinait mes pensées. « Odessa était belle. Une grande ville. Là-bas, je suis allée à l’opéra pour la première fois de ma vie. Mon Dieu, quelle splendeur ! » le son de la voix de ma mère résonnait dans mes oreilles. « J’avais seize ans alors, et de toute ma vie je n’avais jamais vu ni opéra ni une telle salle. Un palais ! » et à chaque fois que maman parvenait à ce point, elle se mettait à pleurer. C’est ainsi que cette ville était devenue pour moi aussi une sorte de légende. Et voilà que maintenant, nous y partons en vacances. J’étais vraiment émue.
L’avion atterrit au matin, de bonne heure. Après nous être installés à l’hôtel, nous sortîmes pour nous promener un peu aux alentours. Des bâtiments imposants, des rues larges, des boulevards ombragés par des arbres vénérables, véritables dômes de verdure. Mais il pleuvait dehors. En Israël, les pluies sont rapides. Pluies et soleil qui inondent la rue, et au bout d’une heure, on peut à nouveau marcher sur l’asphalte sec. Ici, la pluie était dense, et recouvrait la ville d’un rideau gris, apportant des odeurs salées depuis la mer. Il ne faisait pas froid. Septembre est un joli mois en Europe, mais la pluie et le ciel de plomb invitaient au sommeil.
Le deuxième jour, il fit soleil. Nous nous promenâmes au bord de la mer, sur la falaise. D’un côté le golfe du port, des bateaux à vapeur, des voiliers ou des barques à moteur, des dizaines d’embarcations se détachaient sur le bleu intense de l’eau. De l’autre côté, des bâtiments modernes, les bâtiments du XX siècle, de luxueux hôtels, des restaurants, des cafés à ne plus compter. Nous marchâmes le long de la plage Arcadia, célèbre plage de la ville. Les vagues étaient hautes après la pluie de la veille, elles arrivaient jusqu’au bord chargées d’écume, absorbant ou rejetant le sable à nos pieds, entassant des millions de coquillages sur le rivage. Une mer différente de la nôtre, chez nous, une autre couleur, et même un autre goût, pensai-je, en me léchant les lèvres salées où avait atterri une goutte d’une vague rebelle.
Depuis la falaise, 360 marches, « l’escalier du Potemkine », montaient vers le parc de la ville, un splendide jardin avec de grands arbres anciens, avec des bancs et des allées qui se perdaient au loin. Les marches s’arrêtaient aux pieds de la statue de Richelieu.
Nous nous promenâmes ensuite dans la rue piétonnière, sur le boulevard Pouchkine, avec ses vieilles constructions, chacune figurant un palais. Mes jambes étaient de plomb lorsque nous rentrâmes à l’hôtel. J’étais vengée du jour précédent où, contrainte par la pluie, j’avais végété dans l’hôtel.
- Je voudrais également aller au cimetière, dis-je à mon mari. Je sais que cela semble absurde, mais Nathan le frère de maman est mort à Odessa. Qui sait… J’ai coupé court à ma phrase. En pratique, il est impossible de trouver une tombe sans indications, au bout de cinquante cinq ans, de plus, je n’étais même pas certaine qu’il soit mort là bas.
Mon mari comprit.
- Oui ! nous irons, peut-être demain. Nous avons suffisamment de temps. C’est bien de savoir si cette tombe existe ou non. Maintenant, le sujet est clos. Essaie de te reposer, ce soir, nous avons des billets pour Giselle. L’ensemble Kirov est en tournée à Odessa juste à cette période. C’est vraiment fabuleux. Tu vois, ajouta t-il en souriant, qu’il existe des miracles dans ce monde ? et même toi, pragmatique comme je te connais, tu dois être d’accord avec moi.
En entrant dans le hall de l’opéra, j’étais si émue que mes jambes tremblaient. Mes parents avaient été ici. Tout me sembla merveilleux, bien plus qu’on ne peut le décrire, bien au-delà des mots et de leurs sens. Les gigantesques candélabres étincelaient comme si leurs franges de cristal étaient des diamants. Des escaliers de marbre, où je me figurais le passage de pieds royaux, des sièges dorés, tapissés de peluche. Les colonnes, les murs et le plafond accaparaient le regard. Architecture, sculpture, peinture, tout ensemble, m’étonnaient. Ainsi que les toilettes… comme si j’avais été invitée à un bal impérial. « comment pourrai-je suivre le spectacle ? » me demandai-je, alors que mon regard voltigeait sans arrêt de gauche à droite et inversement, essayant d’en surprendre toute la beauté.
Le rideau se leva et je me laissai porter par la magie de la musique et de la danse.
Tout à coup, ma respiration s’arrêta, et je restai sans aucun souffle sur mon siège. Incroyable ! Giselle n’était autre que la femme de la photographie. Je commençai à fouiller dans ma pochette. « Pourvu qu’elle ne soit pas restée à la maison », ai-je prié en silence. Mais la photo était là, entassée dans un coin du sac. Je la regardai à nouveau. La ressemblance était prodigieuse. Mon mari le remarqua lui aussi.
- Comment est-ce possible ? chuchotai-je, sans pouvoir me retenir. On entendit aussitôt le murmure de protestation de la part de ceux qui occupaient les places voisines. J’attendis avec impatience la fin du premier acte. Lorsque le rideau retomba, je bondis de mon siège.
- Je vais dans les coulisses. Je dois lui parler. Mon mari tenta de m’arrêter, mais il se rendit compte que c’était inutile. Il haussa les épaules et se tut.
Je courus dans les escaliers de marbre, franchissant deux marches à la fois, je passai derrière la scène, je dépassai les décors telle une tempête, et en une minute j’étais à côté de la loge de la belle Giselle. Brusquement toute cette situation me sembla absurde. Impuissante, je regardai la ballerine, ne sachant par où commencer. Finalement, dans un anglais hésitant également à cause de l’émotion, je réussis à sortir quelques mots. Je fouillai nerveusement dans ma pochette et je lui tendis la photographie. Elle l’effleura du regard, et en observant ses yeux, je constatai qu’ils s’étaient arrêtés sur le Maghen David (*l’étoile de David ) que je portai autour du cou et dont je me séparai jamais depuis mon arrivée dans le pays.
- Vous êtes d’Israël ?
- Oui, lui répondis-je, étonnée.
- Vous connaissez le yiddish ?
- Bien sûr, répondis-je, encore plus étonnée.
- Moi aussi je suis juive, mais je ne connais pas le yiddish. En anglais, par contre, je me débrouille bien.
Une Giselle juive. Je ne m’y attendais pas, même si ce n’était pas extraordinaire en soi. Surexcitée, je lui racontai brièvement pourquoi j’avais fait irruption dans sa loge et je lui montrai la photo. Elle me la prit de la main, la regarda une seconde et me dit de la voix la plus naturelle au monde :
- C’est maman !
- Votre mère ?
- Oui, ma mère ! mais d’où te vient cette photo ? elle retourna le carton usé, aux marges déchirées et lut « Sofia, 1942 ». C’est maman, mais je ne comprends toujours pas d’où tu l’as eue.
A ce moment-là, la clochette annonça la fin de la pause.
Giselle se mit debout.
Nous parlerons après le spectacle. Je vous attendrai dans ma loge, me dit-elle en se levant de son siège. Je revins dans la salle.
Le ballet fut exceptionnel, Giselle divine, mais… je ne réussis que difficilement à me dominer et à suivre le spectacle jusqu’au bout. En pensée, je tournai et retournai cette question « Quel peut être le lien ? ».
Enfin, le ballet se termina. Giselle nous attendait à la porte de la loge.
- J’ai parlé avec maman au téléphone. Elle nous attend ! dit-elle pour toute explication.
Mon mari se présenta, lui tendant la main, et ce fut alors que je me rendis compte que je ne connaissais même pas son nom. La jeune fille sourit. Elle avait un sourire chaleureux et des yeux noisette, cachés par de longs cils. Sans aucun doute, elle était plus belle que la femme de la photographie.
- Lisa ! se présenta t-elle à son tour. Je m’appelle Lisa et je suis originaire d’Odessa.
La petite voiture dans laquelle nous montâmes à l’invitation de la jeune fille s’arrêta en face d’un grand bâtiment, à la façade richement ornée, comme d’ailleurs bien d’autres maisons que nous avions admirées lors de nos promenades à travers la ville. A l’entrée, une lumière borgne découvrait quelques marches usées donnant dans un hall sombre. L’intérieur du bâtiment était bien moins impressionnant.
- Faites attention en montant l’escalier, les marches sont glissantes.
Au quatrième étage, nous nous arrêtâmes en face d’une épaisse porte de bois. Lisa sonna.
Une femme à la taille rebondie, au visage doux et serein, aux cheveux blancs ramassés en natte à l’arrière nous reçut les bras grands ouverts. Elle s’adressa à nous directement en yiddish, comme si nous étions de vieilles connaissances. Certainement, la fille lui avait parlé du sujet. Elle ne perdait pas des yeux Lisa, toute heureuse de l’avoir à la maison. Le sourire fleurissant sur le visage de la vieille femme me rappela la photo. Le même sourire. Mais au lieu des deux fossettes, deux plis de part et d’autre de la bouche. L’âge avait laissé son empreinte douloureuse. Des plis menus autour des orbites et sur le front, des lunettes aux gros verres et à l’armature métallique rendaient presque impossible la ressemblance avec l’image de la photographie. Un grand châle à franges recouvraient ses épaules voûtées, bien qu’il ne fît pas froid dehors.
- Mon rhumatisme, dit-elle comme pour s’excuser. Quand bien même il ferait chaud, ces vieux murs gardent l’humidité. Prenez place, je vous en prie, le thé refroidit.
- Mais nous ne sommes pas venus… je tentai une excuse pour l’heure tardive. L’hôtesse ne me laissa pas continuer.
- Je ne veux rien entendre de ceci ! dit-elle d’une voix chaude, jeune, étonnante dans ce corps usé. Ce n’est pas grand chose, et j’ai préparé quelque chose de spécial comme vous n’en avez sûrement jamais mangé.
Devant son ton catégorique, il n’y avait pas de place pour un refus. Une théière ventrue et une assiette de biscuits faits maison, comme je n’en avais plus mangés depuis maman, attendaient paresseusement au milieu de la table. Notre hôtesse s’en alla dans la cuisine et revint avec un plateau chargé de raviolis farcis aux griottes.
- Lisa, pourquoi restes-tu sans m’aider? sermonna t-elle sa fille en russe. Je compris ses paroles à la rapidité avec laquelle sa fille sortit pour revenir ensuite dans le petit salon avec de petites assiettes de crème et de sucre. Sofia en mit en abondance sur les raviolis brûlants. Même si j’avais voulu, je n’aurais pas eu la force de résister à la tentation. Sofia emplit les verres d’un thé russe, fort, et soupira heureuse.
- Bien, maintenant, nous pouvons parler. Lisa m’a dit que vous avez une photo de moi. Puis-je la voir ?
Je la lui tendis sans un mot. J’observais son visage avec attention, j’essayais de déchiffrer son expression, de deviner ses pensées.
- Elle date du lycée, quand j’avais seize ans, dit-elle sans ciller. Ses yeux glissèrent du carton usé quelque part dans le passé, dans un autre temps, dans un autre lieu. Brusquement, elle revint. Elle secoua la tête, ramassa le châle autour de son menton et croisa les bras. Je vous prie de m’excuser, sourit-elle de manière embarrassée, les souvenirs ! … C’est curieux comme cette photo est arrivée entre vos mains. Je l’avais donnée autrefois, il y a longtemps, très longtemps, à une bonne amie à moi. C’est une histoire longue et douloureuse, comme toutes les histoires de la guerre. Mon Dieu, comme cette époque fut terrible. L’occupation est une chose affreuse. On ne peut pas comprendre si on ne l’a pas vécue. Les récits, les livres, les films ne sont rien par rapport à ce que nous vécûmes alors. On a peur même de son ombre. Tu n’es plus chez toi dans ta maison, tu n’es plus chez toi dans ton pays. Sans cesse la peur au ventre tu attends qu’il se passe quelque chose. Si ce n’est pas le jour même, alors le lendemain. Chaque jour, chaque heure, chaque minute peut être la dernière.
Dans la ville se trouvaient des allemands et des roumains. Je ne sais pas quelle était la différence. Pour nous les juifs, il n’y en avait aucune. Nous craignions tout autant les uns que les autres. Les rumeurs sur les camps de la mort, les pogroms, les représailles étaient les seules discussions. J’avais dix-sept ans. Nous nous efforcions de rester le plus dans l’ombre, nous essayions de faire sentir notre présence le moins possible. Papa travaillait dans un village, où nous avions de la famille. C’est de là qu’il rapportait le peu d’aliments. Sa chance, en fait la nôtre, fut sa poliomyélite du temps où il était enfant. Une de ses mains était restée paralysée. Sinon, il aurait été mobilisé sur le front. En Russie, lorsque la guerre éclata, on prit tous les hommes valides. Notre maison était très petite. Nous avions deux chambres. Dans l’une dormaient les parents, dans l’autre moi et Sioma, mon frère plus petit. Il mourut un peu plus tard du typhus. Nous avions aussi une petite entrée et une cuisine. C’était toute la maison. Un jour, l’après midi, l’officier d’état civil entra chez nous, le régisseur du quartier comme l’appelaient mes parents. Il y avait avec lui, un homme, une femme et leurs deux enfants, une fille et un garçon à peu près de mon âge. Je me souviens bien de l’homme encore maintenant. Il était grand et fort. Un bel homme. Il avait de grandes mains, aux doigts épais et carrés, et lorsqu’il me serra la main, cela me fit mal. Mais lui, il rit. « Avec de tels doigts, je peux tuer une personne » me dit-il une fois. En fait, il était bon comme du pain chaud. » « Patience ! nous nous échapperons d’ici ! Personne n’est encore venu à bout de nous. » Je l’appréciai sur le champ. C’était un homme enjoué, confiant. Son rire sain était un tonique pour tout le monde. Dès le premier instant où je le connus, il me fit signe de l’œil, comme si nous étions de bons amis.
- Eux, et il désigna les étrangers qui l’accompagnaient, ils vont habiter chez vous, dit l’officier.
« Comment cela chez nous ? où les mettre ? » aurait voulu demander ma mère. « Où les coucher ? » mais elle n’osa pas. La peur l’arrêta. Elle hocha seulement la tête. Elle pensait que les autorités allaient nous laisser en paix. On les hébergea chez nous. Une famille de juifs de Roumanie qu’on avait amenée ici depuis un camp pour éditer un journal en roumain. L’homme était typographe de métier, son épouse, une femme maigre et menue, ne se différenciait pas trop de ses enfants. On la trouvait toujours là où était son mari. Elle le suivait comme son ombre. On voyait dans son regard combien elle l’aimait. Je me rappelle combien je fus étonnée qu’une telle femme menue et maigre ait pu donner naissance à des jumeaux, le garçon et la fille qui les accompagnaient.
« C’est bien qu’on ne les ait pas séparés » pensai-je alors en regardant cette famille. Ils étaient heureux du simple fait d’être ensemble. Cela leur suffisait.
- Cette famille avait été déportée de Roumanie dans le camp de Moghilev. C’est pourquoi ils considéraient Odessa comme leur salut.
Sofia s’arrêta. Elle respira profondément et retira ses lunettes. Sans ces verres épais, elle parut tout à coup plus jeune.
Je n’ai plus jamais entendu parler d’eux après la guerre. Je ne crois pas qu’ils s’en soient sortis vivants. Je me liai d’amitié avec leur fille. C’était impossible autrement. Nous avions le même âge. Pendant deux ans, nous dormîmes sur le même matelas. Nous faisions des projets, nous rêvions du temps où la paix reviendrait, nous nous racontions de petits secrets. Je me souviens d’une fois où Mira (on l’appelait ainsi) alla à l’Opéra. C’était la première fois de sa vie, et elle m’en parla toute la nuit. Le frère de Mira, Nathan, même s’ils étaient jumeaux , me semblaient plus âgé, plus mature. Peut-être aussi parce qu’il était plus grand. Il travaillait au journal avec son père jusque tard dans la nuit. Je ne le rencontrais pour ainsi dire pas. L’année 1944 était arrivée, la guerre s’approchait de la fin. Mais plus la défaite de l’Allemagne était proche et certaine, plus la haine des allemands grandissait. Ils rasaient et tuaient tout sur leur chemin. Je me souviens de cette nuit d’hiver comme si c’était maintenant. On parlait de pogrom, d’évacuations forcées, de transports dans les camps d’extermination. Maman et papa décidèrent que nous irions nous cacher au village, chez nos parents. Le journal roumain cessa. Mira et ses parents décidèrent de passer la frontière. Des milliers de gens évacuaient, cherchaient à s’échapper en ces jours dramatiques. Beaucoup fuirent dans les catacombes. Il y avait là les partisans. Ces galeries furent construites dès l’époque des tsars, où l’on extrayait des minerais, des pierres de construction, du sel. Elles servirent ensuite de refuge aux fugitifs et les personnes recherchées par la justice. Les allemands connaissaient l’existence des ces refuges, mais il ne s’aventurèrent jamais dans les entrailles de la terre. Mon frère était malade, maman craignit qu’il ne mourût dans les catacombes à cause du froid. Mais, puisqu’il devait mourir, rien n’eût pu le sauver. Le typhus le terrassa. Nous restâmes donc cachés quelques jours, dans une cave, chez nos cousins au village. Nous revînmes ensuite à la maison. Je ne sais pas combien de temps s’était écoulé depuis notre arrivée, peut-être une heure, peut-être deux, quand, brusquement, nous entendîmes des bruits dans le débarras. Il faisait noir comme dans un four. Papa prit la hache et sortit pour voir qui était là. Mais, dans le débarras, il tomba sur Nathan, le frère jumeau de Mira. Alors qu’ils tentaient de passer la frontière, nous raconta le garçon, une patrouille les repéra et tira. Lui, il était parti devant, en reconnaissance, et les autres s’étaient cachés dans un bosquet à la lisière du chemin. Quand il reçut la balle, il s’évanouit. Il se réveilla sous un amas de cadavres. Il faisait nuit. Il avait croupi là sans connaissance toute la journée. Il n’avait pas revu les siens. Personne de ceux qui avaient alors tenté de passer la frontière ne s’était échappé vivant . Il se traîna vers le petit bosquet à proximité, mais il tomba dans un trou et, de douleur, il perdit à nouveau connaissance. En fait, il tomba dans une galerie, de celles creusées dans la colline d’Odessa. Son pied gangrena et il décida donc d’essayer de revenir à la maison, chez nous, la seule adresse qu’il connaissait. Sa chance fut que nous étions rentrés cette nuit-là. Sinon, il n’en serait pas sorti vivant.
Sofia se tut. Peut-être fatiguée, peut-être accablée par le poids des souvenirs. Elle continua ensuite à voix basse.
- Depuis un an, je suis veuve. Je me suis mariée avec Nathan juste après la guerre. Il est mort l’été dernier. Cela a fait un an le 5 août.
Je tressaillis et je sentis mon cœur se serrer. Le 5 août, le jour où maman est morte.
- Cependant je ne comprends pas, dis-je en interrompant le silence. Comment se fait-il que Nathan n’ait pas essayé d’apprendre si sa famille s’était perdue réellement à ce moment-là près de la frontière.
Nathan est resté longtemps gravement malade. Il a été amputé d’une jambe, ensuite, il a contracté le typhus et sa vue a diminué. Il pensait qu’ils étaient morts avec tous les autres. Peut-être avait-il peur d’apprendre la vérité. Mais, peut-être, s’il s’était imaginé qu’ils vivaient, n’a t-il pas voulu qu’ils sachent qu’il était invalide et presque aveugle. Il n’en a jamais parlé, mais après que Lisa, notre fille, soit entrée à l’Institut, et ensuite admise comme ballerine au Kirov, nous avons craint d’exhumer le passé. Des parents à l’étranger, une origine malsaine… nous ne pouvions risquer son avenir. C’est la meilleure Giselle qui soit au monde.
J’approuvai.
- Bien sûr, c’est la meilleure, et la plus jolie.
- Elle me ressemble un peu, lorsque j’étais jeune, fit remarquer Sofia.
- Vous vous ressemblez tout à fait. Comme deux gouttes d’eau.
Son visage s’éclaira en même temps que le sourire de la photographie apparut au coin des lèvres.
- Toi, tu me rappelles Nathan. Les mêmes cheveux ondulés, rebelles. Et le sourire…. Exactement son sourire.
- Au revoir, lui dis-je. Nous nous reverrons, cela ne fait aucun doute. Odessa est belle… exactement comme le racontait maman.
- Au printemps, Odessa est la ville des acacias.
- …et également la ville des souvenirs, ajoutai-je doucement.



(Traduction et version française : Clava Ghirca, Nicole Pottier.)


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